2 - L'Elfe, la Chatelaine et le Chat

Le soleil ne se lève que pour celui qui va à sa rencontre.

[Henri Le Saux]

On ne devrait jamais sortir indemne d'une rencontre, quelle qu'elle soit, ou du moins en sortir inchangé.

[Sylvie Germain, Extrait de Eclats de sel]

Il y a des instants qu'on voudrait voir durer la vie entière. Cela tient à une secrète plénitude, à un mystérieux apaisement en nous de l'inquiétude, cette autre forme du désir.

[ Jean-Paul Pinsonneault, Extrait de Les Abîmes de l'aube]

« Il était une fois un pays lointain, où coulaient des fleuves de lait et de miel, où le soleil riait son espérance et la lune ne connaissait pas encore les larmes, où les différents peuples vivaient en paix, car il en est ainsi à l’aube d’un monde… », la Châtelaine tourna doucement la page…

Le feu crépitait doucement dans la cheminée, et sa lumière rougeoyante baignait la pièce dans des tons d’un conte antique. Ne trouvant pas le sommeil, et se sentant seule, dans cette demeure devenue immense en l’espace de cette nuit, la Châtelaine trouva refuge dans ce salon, aux armoiries anciennes, aux tapisseries sur les murs, desquelles la regardaient des licornes, des phénix, des lions ressemblant à des chats et des chiens qui tenaient plus des loups de la foret…

Elle s’enroula dans le vieux plaid écossais sur le cuir chaud du fauteuil. Sur le dossier somnolait déjà son Chat, telle une divinité romaine du foyer, plissant les yeux vert émeraude sur les flammeroles dansantes de la cheminée…Et puis elle dénicha ce livre. Certes, elle a depuis longtemps dépassé l’age de lire des contes de fées. Mais qu’importe, puisque personne ne la regardait. Et un chat, ça ne comptait pas… Elle passa la main sur sa fourrure soyeuse d’or noir. Le Chat ronronnait. Sa présence était rassurante et tellement confortable…

Dehors, l’orage de printemps déversait les eaux du ciel et jouait aux feux d’artifices avec les éclairs à travers les nuages épais et sombres, mais le vent ployait les rares arbres de la lande, et les éclairs les manquaient invariablement.

* * *

« Satanée tempête ! Décidément, les dieux n’ont aucune pitié des voyageurs, aucun soucis pour leur bien être … », pestant ainsi à voix basse, le voyageur, dont la cape d’un blanc ruisselant de boue dès la hauteur des genoux paraissait de plus en plus fantomatique à chaque éclair dans cette lande désolée, dirigeait énergiquement ses pas vers les murailles protectrices de la demeure juchée comme un dragon assoupi sur la falaise.

Deux grands chiens-loups en marbre ou granit, difficilement identifiables dans l’éclat irrégulier et saccadé de la tempête, encadraient l’entrée. Une main fine, gantée de velours blanc, trouva à tâtons l’anneau sur la porte…

Quand on frappa à la porte, la Châtelaine sursauta, pensant que c’est la foudre qui s’abattait trop près de la demeure. Mais l’on insista. Le Chat ouvrit un oeil, puis le second, puis se leva et de fort mauvaise grâce accompagna la Châtelaine vers la porte.

« J’implore votre hospitalité et permettez-moi de me réfugier dans la chaleur de votre foyer jusqu’à l’aube », la silhouette blanche, ruisselante l’eau, la boue, la fraîcheur du printemps et des senteurs d’herbes et de fleurs humides, s’inclina dans une profonde révérence. Et lorsqu’elle se releva, la Châtelaine recula légèrement de surprise, découvrant un visage jeune, presque adolescent, aux yeux clairs obliques, aux longues boucles d’un blanc laiteux, desquelles pointaient les bouts d’oreilles plus fines encore que ceux d’un chat.

Le Chat fit le tour de l’être, renifla les parfums étranges émanant de ses mains, et finalement frotta une bajoue, puis l’autre, sur les doigts fins, recevant les caresses comme son dû.

* * *

« Je suis un Elfe », dit le voyageur à la Châtelaine, d’un ton doux d’excuse de lui avoir causé l’embarras, tandis les yeux d’un bleu de crépuscule de celle-ci s’élargissaient encore plus de surprise. Mais l’instinct de l’hospitalité prit le dessus – on ne laisse tout de même pas un voyageur trempé et visiblement affamé et fatigué, aussi elfe soit-il – et elle l’invita, tout simplement.

Et le Chat les suivit dans le salon et reprit sa place face à la cheminée.

L’Elfe était jeune, encore un enfant. Il n’avait lui même non plus encore jamais vu d’humains. Du moins il ne s’en rappelait pas. Il ne s’était encore jamais aventuré aussi loin de chez lui, et il s’était perdu. En fait, c’était la première fois qu’il était parti de chez lui, et cela faisait des jours et des jours qu’il marchait. En fait, il ne se rappelait plus du chemin, il ne se rappelait plus des terres qui l’ont vu naître. Et pourtant il cherchait obstinément sa route…

La Châtelaine, elle non plus, n’avait encore jamais vu d’elfes, ou du moins elle ne s’en rappelait pas. Apres tout, les elfes ne sont pas vraiment sensés exister. Sauf peut-être dans de très vieilles légendes ou dans des contes pour enfants. Du moins pas dans la vie réelle. Et puis zut ! Qu’importe, puisque personne ne la regardait discuter avec un elfe.

L’Elfe qui lui parlait, à elle et à son Chat (Yaulë) – mais un chat, ça ne comptait pas ! – des nymphes qui dansent à l’aube dans les forets cachées par les brumes, des fleurs qui se racontent mille rumeurs en se balançant au vent, des étoiles filantes qui se baignent par nuits claires dans les lacs miroitants des montagnes, des arbres majestueux qui étaient les chemins entre le ciel et la terre, et d’autres choses encore...

* * *

L’Elfe se sentait revivre. La douce chaleur du feu de la cheminée, la gentillesse attentionnée de la Châtelaine, l’éclat émerveillé de ses yeux bleu saphir, le vin chaud sentant le miel et la cannelle qui montait doucement à la tête… Est-ce à cela qui ressemblait le chez-lui ?…

Dehors, l’orage s’était calmé, et le ciel limpide et dégagé commençait à pâlir. La Châtelaine s’était assoupie sur le fauteuil…

« Il est l’heure de repartir », dit le Chat, s’étira minutieusement, et fixa l’Elfe de ses prunelles émeraude. L’Elfe soupira. Alors le chez-lui ne se trouvait pas ici… « J’aimerais revenir ici. Un jour. J’aimerais revenir et lui raconter d’autres histoires, et qu’elle me raconte ses histoires à elle… », il se leva et borda doucement la Châtelaine, « Je reviendrai … », il lui chuchota doucement à l’oreille.

« Il est l’heure, tu dois partir », répéta le Chat, se frottant avec insistance sur les genoux de l’Elfe, « et, peut-être, un jour, tu reviendras… »

L’Elfe s’inclina cérémonieusement devant la Châtelaine endormie, puis devant le Chat. Et s’avança vers le balcon baigné des premiers rayons du soleil, et sa frêle silhouette s’estompa peu à peu dans les teintes pastel dans l’aube naissante…

* * *

Le Châtelaine s’étira. Elle avait le soleil dans les yeux, ce qui la réveilla définitivement. Le Chat dormait, paisible, roulé en boule, à ses cotés. Le livre, elle l’avait encore entre ses mains. Elle a dû s’endormir en lisant… Pourtant le rêve de cette nuit semblait si réel…

* * *

L’après-midi touchait à sa fin et le soleil d’été était comme un vitrail de vieil or sur un ciel bleu des cathédrales. Les pas de l’Elfe soulevaient gaiement la poussière de la route sinueuse à travers la lande. Il avait tenu sa promesse, il était de retour.

Entre-temps, il avait voyagé, à travers mille contrées, à travers mille royaumes… Il n’avait pas retrouvé le chez-lui, et au fil des voyages, les souvenirs de ce lieu s’estompaient peu à peu et ses cachaient au fond de son cœur, si profondément qu’il n’en était même plus certain. Mais il n’avait pas oublié cette promesse. Il venait lui raconter ces errances, et les splendeurs de ce qu’il a vu et côtoyé. Et aussi lui parler de la beauté de ces Hautes Montagnes, où il pensait s’installer et où il souhaitait l’inviter, elle et le Chat…

L’Elfe avait grandi, mais comme le temps ne s’écoule point de la même façon pour tout le monde, il n’était qu’au printemps de sa vie.

L’Elfe marchait joyeusement. Dans le silence pesant de la lande, que ne troublait nul chant d’oiseau, nulle brise de vent, nul chuchotement des vagues contre la falaise toute proche. Et le Château se dressait au loin, tout aussi silencieux…

Devant la demeure, sur l’un des chien-loups aussi immobiles que les pierres, une silhouette féminine lui parut familière. Pourtant ce n’est pas par joie que l’Elfe accéléra le pas, mais par un pressentiment autre…

« Te voilà de retour, comme tu l’avais promis… », la silhouette s’inclina devant l’Elfe et fit voler les soieries d’or noir de sa robe. « Elle n’est plus ici. Elle n’est plus… », la silhouette leva les yeux d’un vert émeraude et les vrilla sur ceux de l’Elfe, « D’ailleurs, il n’y a plus personne ici. Et moi-même je vais partir. Parle-moi des contrées que tu as vues. Y en a-t-il qui me plairaient ? »

Et l’Elfe s’assit auprès d’elle et elle vit dans ses yeux clairs des paysages inconnus et merveilleux, et des chemins entrelacés comme les fils dans une pelote de laine…

« Merci, l’Elfe »

Et l’Elfe vit dans ses prunelles d’émeraude l’espérance d’une nouvelle aube…

« Merci, Yaulë (Chat) »

Et leurs silhouettes, l’une sombre et l’autre claire, réchauffées par les rayons obliques du soleil couchant, s’estompaient peu à peu dans les teintes sanglantes du crépuscule…