La torture

La torture. Il y a quelque chose d'insoutenable et de vertigineux, la destruction de l'homme à l'état pur.

[Vladimir Volkoff, Extrait d'un Entretien avec Jean-Maurice de Montremy - Octobre 1990]

Lorsqu’un idéaliste a les mains tachées de sang, c’est celui des fanatiques pour sa cause, son idéal. Lorsqu’un tortionnaire a les mains tachées de sang, c’est celui de la souffrance de ses victimes.

Pourquoi dans un cas l’on parle du sang versé « noblement », pour une « noble cause » et dans l’autre cas l’on détourne pudiquement les yeux et la conversation ?

Un idéaliste peut-il devenir tortionnaire ?

Je me rappelle encore de cet épisode lors du règne du Multicolore sur la Féerie. J’étais avec un jeune mage, pas encore un maestro mais déjà à la réputation sulfureuse mêlant sagesse et hubris dans diverses proportions. Et, naturellement, nous étions du coté des rebelles ; probablement par idéal de la liberté et l’aversion de la tyrannie et de la répression pour lui ; probablement par amour de la liberté, du jeu de la chasse et forcement des intérêts entrecroisés pour moi.

Notre petit navire volant de l’euros avait essuyé une embuscade, et nous avions un prisonnier, forcement détenteur d’informations. Et c’est là que l’idéaliste a voulu jouer au tortionnaire. Seulement ce n’etait pas un jeu. Seulement le prisonnier a préféré se jeter dans le vide que de subir ce que les promesses de mille tourments lui faisaient miroiter.

Parce qu’il n’y a jamais eu de « passage à l’acte » proprement dit. Juste des menaces, des « suggestions »… Je ne vais pas cacher mon rôle tout aussi actif dans la prolifération de ces « suggestions », j’aurais pu continuer plus en profondeur, sans fausse pudeur, puisque à cette époque l’un de mes menus plaisirs consistait à expédier à l’Empereur Multicolore ses Champions et autres dignitaires en colis de sapin en un ou plusieurs morceaux. Et que les paroles sont déjà une torture en soi. Ça, je le savais. Le Mage ne le savait sûrement pas. L’Idéaliste se regardait les mains, comme si le sang de celui dont le corps gisait écrasé plusieurs dizaines de mètres plus bas les avait éclaboussé physiquement et non seulement métaphysiquement.

Le sang, lui, était réel. La culpabilité, elle, un pur produit de la morale. Or l’Idéaliste était profondément moral, mariné dans ses préceptes absolus et abstraits de bien et de mal comme une griotte dans l’eau de vie. Je me rappelle encore comme cela l’avait marqué. Et je ressentais sa haine tangible envers l’Empereur-Tyran, et que ce sang versé renforçait encore… cette haine qui le torturait…