3 - La Rivière des Etoiles

Une petite étoile est capable de guider le marin dans la mer, une seule étincelle peut toujours allumer un incendie gigantesque.

[Ivan Vazov, Les Feux qu’on éteint pas]

Un rêve sans étoiles est un rêve oublié.

[Paul Eluard]

Les étoiles n’ont leur vrai reflet qu’à travers les larmes.

[Vladimir Nabokov]

Vous savez à quoi ressemble une Etoile ? Sauriez-vous la reconnaître si vous la rencontriez au détour d’un chemin ? Mais vous restez sceptique quant à possibilité d’une telle rencontre. Car que ferait une Etoile ici-bas, alors que sa place est dans le Ciel des Ténèbres de la Nuit ?

Savez-vous seulement que parfois les Etoiles descendent du Ciel et se mêlent aux habitants de ce Monde ? Ce que je vais vous conter est la vie d’une de ces Etoiles descendue parmi nous. Ou, plus précisément, quelques instants de sa vie, car nul récit ne peut englober la plénitude d’une Etoile et nulle âme ne peut embrasser la splendeur de sa beauté.

C’est par simple curiosité que l’Etoile est descendue du Ciel. C’était une bien jeune Etoile, et bien naïve, pour laisser dans son cœur l’attachement vers ce Monde et ses habitants fleurir plus que ne l’autorisaient les lois immuables du grand Dharma, et commettre telle imprudence que de s’incarner dans un corps fragile et éphémère car non éternel. Mais son amour pour le Monde lui semblait plus grand encore que la peur de la finitude.

Et l’Etoile se mêla aux bêtes des forets et des cavernes, aux oiseaux merveilleux et majestueux, aux fleurs des plaines et aux arbres antiques, aux dieux et déesses des clairières, aux hommes des petits villages et ceux des grandes cités… Elle arpenta les grandes routes des empires et des sentiers sinueux des âmes. Elle rit avec le soleil au zénith et pleura avec la lune décroissante. Elle chanta la joie des aurores et la mélancolie des crépuscules. Elle était accueillie partout comme chez elle, en vertu de la généreuse Hospitalité, et pourtant jamais reconnue pour ce qu’elle était véritablement, ou bien grâce à cela… Et partout elle apportait le réconfort aux cœurs blessés et l’apaisement aux âmes tourmentées.

Mais un jour elle attira l’attention des anciennes forces, aveugles et cruelles, qui s’emparèrent des cœurs des hommes envieux et torves et les lâchèrent sur les traces de l’Etoile. Et ils la traquèrent dans tout lieu. Et elle n’eut plus de repos ni abris, car la méfiance, l’hostilité, la peur des représailles, s’insinuaient dans les cœurs tels le venin annonçant l’avènement d’Eris. Et l’Etoile, fatiguée de fuir, lasse des persécutions, s’abandonna aux mains dépourvues de compassion de ses poursuivants, et fut prise et enfermée dans une cage aux barreaux tellement sombres et serrés qu’aucune lumière ne pouvait passer. Et le seul être qui lui rendait visite était son Geôlier, et la fixait pendant des heures de ses yeux froids où aucune émotion ne pouvait se refléter. Et toujours le Geôlier devenait Tortionnaire et faisait claquer le fouet aux pointes acérées de diamant sur l’âme meurtrie de l’Etoile…

Et un jour, le Geôlier devint le Bourreau : il la sortit de sa cage et mena sur l’échafaud. Et lorsque sa Hache s’abattit sur l’Etoile…

Vous savez comment meurent les Etoiles ?

Il y eut un éclat, une explosion de lumière pure de toutes les couleurs du spectre de son cœur, de son âme…

Telle l’apothéose d’une supernova dans son dernier cri d’espoir avant l’agonie. Telle une auréole de sainteté sur les icônes enluminées lorsqu’elles sont brûlées en autodafés. Telle une dernière larme avant que les yeux ne se ferment à jamais…

Et le coeur de l’Etoile, ce cœur empli d’affection illimitée pour ce Monde, éclata en mille gouttelettes. Et ils tombèrent comme la rosée en Aurores Boréales sur ce Monde et l’illuminèrent de sa Présence…

Et certains éclats se nichèrent dans des poitrines de certains êtres, tels des fleurs de lumière, des roses à l’éclat et la pureté originelle des Etoiles Calibanes. C’est ainsi que certaines étincelles portent en elles cette marque bien particulière, de l’affection de la Présence de ce Monde et de la tendresse des Etoiles du ciel.

Et les Etoiles pleurèrent le non-retour de l’une des leurs et son affection sans bornes pour ce Monde, et leurs larmes, étincelantes comme des diamants, douces et amères comme seule une tristesse sincère peut l’être, coulèrent le long des courants interstellaires invisibles et formèrent la Rivière des Etoiles (Tingilya Celusindi).

L’on raconte, sur les Hauts Plateaux Féeriques, que lorsque les Aurores Boréales enflamment les pics des montagnes enneigées et brûlent les eaux pales des lacs éternellement glacés, la Rivière des Etoiles brille d’un éclat particulièrement doux et mélancolique, car les Etoiles pleurent…