3 - Lettre Troisième

Lettre Troisième

À l’attention de Edward Thorns

De la part de Jezabel Charlotte Smith

Mon cher ami,

« Cela est ainsi. – […] – J’ai cherché longtemps à me faire illusion ; j’ai donné un nom différent au sentiment que j’éprouvais, je l’ai vêtu de l’habit d’une amitié pure et désintéressée ; j’ai cru que cela n’était que l’admiration que j’ai pour toutes les belles personnes et les belles choses ; je me suis promené plusieurs jours dans les sentiers perfides et riants qui errent autour de toute passion naissante ; mais je reconnais maintenant dans quelle profonde et terrible voie je me suis engagé. Il n’y a pas à se le cacher : je me suis bien examiné, j’ai pesé froidement toutes les circonstances ; je me suis rendu raison du plus mince détail ; j’ai fouillé mon âme dans tous les sens avec cette sûreté que donne l’habitude d’étudier sur soi-même ; je rougis d’y penser et de l’écrire ; mais la chose, hélas ! n’est que trop certaine, j’aime […], non d’amitié, mais d’amour ; – oui, d’amour. »

Non, mon cher Edward, ce n’est pas de moi, bien que j’aurais pu l’écrire, si seulement je m’exprimais avec ce sublime style, comme le font les poètes ou certains conteurs ; mais je suis tombée presque par hasard sur une vieille édition de l’ouvrage de Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, et c’est le début du Chapitre 9.

Ainsi Amour inconstamment me mène

Et, quand je pense avoir plus de douleur,

Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,

Et être en haut de mon désiré heur,

Il me remet en mon premier malheur.[1]

Comme tu avais raison, à force de ne pouvoir choisir, ou bien c’est tout simplement ce Destin auquel je me refuse de croire, je les ai perdu tous deux.

J’ai perdu l’un pour une cause supérieure, je le reconnais maintenant, et je l’accepte, oui, je l’accepte avec joie, voire sérénité ! Ce n’est pas lui qui me privait de liberté, mais bien moi qui l’enchaînais à une existence qui ne lui correspondait pas, j’étais un voile et un obstacle entre lui et ce à quoi il était fait pour, son accomplissement ultime, sa grandeur, sa destinée… et il a su partir sans m’accuser ni de mes erreurs passées ni de mes aveuglements… noble cœur qu’est le sien ! Et je prie Yahvé que le tranchant de sa lame soit sans faille aucune et qu’il surpasse tous les guerriers des temps passés et ceux des avenirs aussi. Car il sera, il est, ce Guerrier Ultime ! Et nul n’a le droit de se mettre à travers cette route qui n’est que pour lui, nul n’a le droit de l’en détourner, et moi encore moins. Que cette liberté mutuelle soit gage d’amour alors !

Et, ironie suprême, c’est pour garder sa liberté, par peur de s’attacher à moi – pardon, de s’enchaîner, au point de devoir, qui sait, marcher sur mon cadavre pour atteindre son rêve – que V.V. m’offrait son sourire le plus doux et le plus triste que ne lui avais jamais vu. Je ne veux pas te sacrifier à mon rêve, me disait-il, alors que j’étais prête à lui offrir volontairement ce sacrifice, comme une sorte d’ultime présent. Mais il refusait. Car c’est lui qui me faisait présent de son affection. Je n’aurais jamais cru avant ce moment, avant cette nuit, que mes sentiments, allez, j’ose le mot – mon affection, mon amour – étaient partagés à ce point ! Nous sommes tellement semblables sur certains points ! Nous avons tous deux ces rigoles, que dis-je, ces rivières de sang sur les mains, qui irriguent les chemins vers nos rêves et les racines des arbres de nos clairières. Au point que nos veines ne charrient plus que la douleur et la souffrance. Depuis toujours je m’étais sentie proche de lui, au point de m’en entrelacer dans une sorte d’empathie des déchirures, ressentant comme mienne chacune de ses souffrances, et lui me comprenait par delà les mots. Au point d’entrelacer nos lignées, nos enfants, nos rêves …

Baudelaire à écrit un Hymne à la Beauté, remplace le mot « beauté » par un de nos deux noms, ou les deux à la fois, les vers s’appliquent toujours :

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,

Ô beauté ? Ton regard, infernal et divin,

Verse confusément le bienfait et le crime,

Et l'on peut pour cela te comparer au vin.

Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore ;

Tu répands des parfums comme un soir orageux ;

Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore

Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.

……………

Tu marches sur des morts, beauté, dont tu te moques ;

De tes bijoux l'horreur n'est pas le moins charmant,

Et le meurtre, parmi tes plus chères breloques,

Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.[2]

Sont-ce ces meurtres, ces cadavres, ou encore le fait qu’on a failli s’entretuer tellement de fois, qui font que maintenant nous ne voulons plus prendre le risque de s’enliser dans une situation qui demanderait d’ôter la vie l’un de l’autre ?… Je l’ai déjà vu mourir, alors que je le tenais dans mes bras, et maintenant, alors que je l’ai retrouvé, quelquefois je préfère quitter cette vie avant lui, par lâcheté sûrement, pour ne pas avoir à revivre cette douleur, donc, finalement, par lâcheté et par faiblesse.

Et pourtant le choix est fait, il l’a été dès le lendemain, en fait, lorsque je décidais de rester dans ce Macrocosme, coûte que coûte, qu’il survive, et alors survivre avec lui, ou qu’il périsse, et alors disparaître comme un de ses débris. Mais je n’avais pas voulu voir ce que ce choix impliquait réellement.

C’est drôle et même paradoxal : je vous ai parlé du 3ème chemin, je l’ai montré à quelques uns, et pourtant moi-même je ne l’ai pas trouvé, ou plutôt, il n’est pas aussi universel que je me le prétendais, (ou peut-être que pour moi il n’y pas de 3eme chemin, mais seulement le chemin de la souffrance ?) ou peut-être que dans certaines situations il ne peut y avoir de 3eme solution, mais juste un choix à faire entre deux uniques et exclusives possibilités. Et c’est de ce choix que je parle.

J’étais à Avalon, le peu qu’il en reste, et j’ai choisi la souffrance plutôt qu’un chemin de sortie. Echec, me dirais tu peut-être, et c’est ce sentiment qui m’a poussé à recommencer. Et là, face à ma propre déchirure, face à moi-même, je n’ai pu choisir, je n’ai pu me résigner à nommer ce et celui qui doit vivre, et donc par élimination, celui qui pourrait mourir et préférais retourner la lame du loup contre moi-même, la trempant ainsi une seconde fois dans le sang (et, comble du hasard, dans le sang de loup !).

Et pourtant ce choix avait déjà été fait… et lorsque je le réalisais, plus aucune porte de sortie, plus aucune victoire, plus aucun prix ni trophée ne m’attendait, je me sentais juste vider de mon sang, qui coulait le long de l’écorce, sur les racines de mon Arbre de la Sincérité, et je le suppliais de le boire, de s’en gorger, afin que leurs sangs à eux ne soit pas versé, je lui offrais ma vie, afin que les leurs soient épargnées… mais l’Arbre, ou quelque chose, n’a pas voulu, et c’est là qu’est venue cette évidence que ce 3ème chemin n’existe peut-être pas pour tout, et n’existe sûrement pas tout court lorsque le choix a déjà été fait.

Tête-à-tête sombre et limpide

Qu'un coeur devenu son miroir !

Puits de Vérité, clair et noir,

Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal,

Flambeau des grâces sataniques,

Soulagement et gloire uniques

- La conscience dans le Mal ![3]

Puissent-ils, tous deux, me pardonner ce choix, à défaut de comprendre… Est-ce que seulement moi-même je le comprends ? Comment j’ai seulement pu choisir l’un au détriment de l’autre, alors que je les aime tous deux, différemment, mais je les aime de mon étincelle, de mon cœur, de mon âme ! Comme si c’était moi le court chemin, le 3ème chemin entre eux…

Quelle prétention, n’est-ce pas ? Tout comme cette folie que de croire que je suis liée à la Grande Connivence au point d’être une part d’elle, qu’un même sang coule dans nos veines, que je suis Première Gardienne non pas de nos Forets, non pas des Jardins, mais de ce Macrocosme tout entier et c’est à lui que je me dois …

Pourquoi ce sentiment de liberté, d’ivresse et de solitude infinies, mon Jardin maintenant serait-ce ce Macrocosme tout entier, et la lisière les milliers d’interstices que je veux arpenter ?… N’avoir point d’attache, ni de territoire et pourtant chercher désespérément sa Terre Promise, sa Caverne ; n’être chez soi nul part et donc partout à la fois : est-ce cela être Passeur ? Parfois je ressens les routes, les traverses, les Veines colorées, comme les veines de mon corps, et les caravanes de voyageurs, de marchands, de colons, coulent, fluides, comme mon propre sang dans mes veines ; comme si j’étais modelée à partir des routes ; comme si les chemins m’enlaçaient, me traversaient, me transperçaient, me nourrissaient et se nourrissaient de moi.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;

Va te purifier dans l'air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins

Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,

Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse

S'élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,

Vers les cieux le matin prennent un libre essor,

- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort

Le langage des fleurs et des choses muettes ![4]

Non, cher Edward, je ne pense pas être atteinte de la vertu de l’Aigle. Seulement ivre de liberté et soule de solitude. Je devrais sûrement suivre tes conseils et, enfin, vivre pour moi même, chose que je n’ai jamais faite jusqu’ici, vivre par et pour moi-même. J’en perds la tête et, en dépit de tout le coyotisme dont je suis imbibée, m’abandonne à des envolées lyriques, qui, j’espère, ne t’ennuient point et ne mettent pas ta patience à trop rude épreuve. Merci de m’avoir tendu ta main, cher ami, cher confident, merci de partager tes propres réflexions avec moi, merci pour tout ça et tant encore.

Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert

Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert

L'empire familier des ténèbres futures.[5]

Avec toute mon amitié,

Jezabel Charlotte

[1] Louise Labé, Huitième Sonnet, extrait

[2] Ch. Baudelaire, XXI. Hymne à la Beauté, extrait

[3] Ch. Baudelaire, L'irrémédiable II, extrait

[4] Ch. Baudelaire, III. Élévation, extrait

[5] Ch. Baudelaire, XIII. Bohémiens en Voyage, extrait