1 - Lettre Première

Lettre Première

À l’attention de Harald Smith

De la part de Jezabel Charlotte Smith

Mon cher ami, mon cher amour,

J’espère de tout cœur que tu accepteras de lire cette lettre et qu’elle ne me sera pas retournée non décachetée.

Sois heureuse et libre, disais-tu, seulement est-ce compatible, car j’ai tellement l’impression de revenir plus de douze ans en arrière, avec l’âge en plus.

Notre couple, notre foyer, était la seule stabilité que je n’ai jamais eue, la meilleure chose qui me soit arrivée, et nous les avons construits tous deux, comblant ce manque, cette déchirure, cette solitude d’avoir été privé de foyer dans notre enfance ou notre jeunesse. Et je ne voulais y apporter que le meilleur de moi-même, que mes forces et jamais ni mes faiblesses ni mes cotés minables, car, et je te le répète, t’avoir rencontré et avoir vécu à tes cotés, avoir construit un foyer ensemble est la meilleure chose au monde que j’ai jamais vécu; c’était ça, mon bonheur.

Je ne voulais pas le gâcher avec mes doutes, des souffrances, je ne voulais bâtir ce socle, qui a maintenant volé aux éclats, uniquement avec ce que j’avais de plus fort, de meilleur en moi. Je ne voulais pas te faire honte, ou plutôt, je voulais que tu sois fier de moi, toi, la personne la plus entière, intègre, la plus droite, noble cœur altruiste, qui m’a été donné de rencontrer. Sûrement je me berçais d’illusions de pouvoir être à ta hauteur et agissais, au moins dans ce que tu pouvais connaître, de manière à ne point te décevoir. Combien de fois es-tu venu me secourir lorsque je m’embourbais dans quelque projet hasardeux ….

En fait, tu étais et tu es non seulement le meilleur de moi, si j’ose m’exprimer ainsi, mais également la part la meilleure et la plus noble du Néhorin tout entier, cette terre que nous avons construite, pierre par pierre, ensemble, et qui est maintenant comme un enfant devenu grand et n’a plus tellement besoin de nous.

Et nos enfants ? Privés de leur mère, toujours absente, toujours au dehors, et maintenant ils sont aussi privés de leur père. N’est-ce pas reproduire notre vécu à nous ? En tout cas, mon vécu à moi… non, je ne veux pas t’accuser ni te blâmer. Ta décision t’appartient et je la respecte, ne serait-ce parce que c’est la liberté du Loup…

Ce que je veux dire, c’est que peut-être, si l’on regarde en arrière, j’ai rarement, voire jamais, été capable de t’offrir cette exclusivité que tu chérissait tant, et maintenant je m’aperçois des sacrifices et des concessions que tu faisais à mon égard, dans ma priorisation désastreuse de notre foyer, notre organisation – la Rose Adamante, – les terres du Néhorin, le travail, et le travail, toujours les quêtes, politique, intrigues, combats, et le nombre de fois où je risquais ma vie pour renforcer ou agrandir notre organisation, sans réfléchir au préalable aux conséquences que cela pourrait avoir sur toi et notre foyer, et niant par la suite tout sentiment de peur ou culpabilité qui venait « et si jamais ça tournait mal »… car je voulais être forte pour nos terres, pour nous, pour toi.

Et si peu de personnes étaient au courant des mes doutes, confidents bilatéraux de nos déchirures…

Est-ce en voulant offrir des forces et jamais mes déchirures que j’ai fragilisé ce socle ? Peut-être aussi, agir ainsi a été mon plus grand mensonge envers toi…

Then hate me when thou wilt; if ever, now;

Now, while the world is bent my deeds to cross,

Join with the spite of fortune, make me bow,

And do not drop in for an after-loss:

Ah! do not, when my heart hath 'scaped this sorrow,

Come in the rearward of a conquered woe;

Give not a windy night a rainy morrow,

To linger out a purposed overthrow.

If thou wilt leave me, do not leave me last,

When other petty griefs have done their spite,

But in the onset come: so shall I taste

At first the very worst of fortune's might;

And other strains of woe, which now seem woe,

Compared with loss of thee, will not seem so.[1]

Plus je combattais mes déchirures, plus elles s’enracinaient; croyant les vaincre et les éradiquer je les faisais taire, mais c’est dans ce silence qu’elles grandissaient. Peu à peu je ressentais les souffrances de certains êtres, de certains lieux, avec parfois une étrange communion dans la souffrance. Et cette tendance allait en s’accentuant. Et l’affinité devenait affection…

Je te demande pardon de n’avoir pas pu t’en parler, de n’avoir pas pu ni voulu trouver les mots nécessaires avant. Avant maintenant.

Tu me demandais sur quoi je proposais de bâtir, de re-bâtir. Je ne veux pas t’offrir ma souffrance, je ne veux pas t’offrir le pire de ce que j’ai et de ce que je suis ; décemment, je ne peux pas le faire. Je ne veux pas te blesser. Et pourtant je l’ai fait…

J’ai besoin de temps. Pour avoir la tête et les idées plus claires. Tout est si chaotique en ce moment…

Puissent le calme et le silence du Monastère t’apporter l’apaisement et la perfection que tu recherches.

Si tu le permets, et seulement si tu le souhaites, j’aimerais tellement pouvoir venir te voir quelquefois, et si tu acceptes, je respecterai toutes tes conditions.

Avec tout mon amour,

Jezabel Charlotte

[1] Shakespeare's Sonnet 90: Translation to modern English

So hate me whenever it pleases you, but if you are going to, do it now - now while the world is determined to frustrate all my actions. Join with the spitefulness of Fortune, make me bow under the burden, but don't come and bite me from behind just when I've got over this particular blow. Don't be a rainy morning after a stormy night, drawing out the defeat that you're determined to impose on me. If you're going to go, don't leave it to the end, when other small sorrows have done their worst but do it at the beginning so that I'll experience the very worst misfortune first. Then other painful things that are hurting now won't seem so bad compared with the loss of you.