Faut il révéler un secret de famille?

Viol, un demi-frère caché, un papa qui n’est pas le père biologique… Des secrets peuvent peser sur les enfants de ceux qui les portent. Comment en parler ?

Entretien avec un psychiatre.

Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, est notamment l’auteur de Les secrets de famille (PUF) et de La résilience (PUF). Son dernier ouvrage paru est Mort de honte(Albin Michel).

Vous considérez que « ce n’est pas le secret qui se transmet, mais la création de secrets ». Est-ce pour rompre ce cycle de génération en génération qu’il faut révéler un secret de famille ?

Tout d’abord, entendons-nous bien. Il ne faut jamais perdre de vue que les secrets sont une excellente chose. Ils protègent à la fois notre vie intérieure et notre vie sociale. D’ailleurs, les démocraties reconnaissent le droit au secret alors que les dictatures l’interdisent. Je ne parle ici que des secrets pathogènes.

En pratique, ce sont le plus souvent des secrets liés à des traumatismes mal élaborés. Ce qui est toxique pour nos enfants, ce n’est pas que nous ayons souffert, c’est d’essayer de faire comme si cela n’avait pas eu lieu. En effet, des enfants qui grandissent en étant confrontés au silence d’un parent sur une souffrance présente ou passée ont tendance à s’en sentir responsables. Ils éprouvent alors de la honte et de la culpabilité, et ils essayent de deviner ce qu’ils pressentent qu’on leur cache. Mais bien évidemment, ils gardent aussi le secret sur ce qu’ils imaginent, et ils intériorisent souvent l’idée que, être grand, c’est être capable d’opposer aux autres des secrets. Ils deviennent alors sournois, cachottiers, au risque de devenir plus tard des parents à secrets…

C’est pourquoi, en effet, il faut rompre ce cercle vicieux en évitant de laisser s’installer de telles situations. […]

Mieux vaut-il toujours révéler un secret ou certains feraient-ils mieux de rester enfouis ?

Quand nous souffrons, nos enfants sont les premiers à s’en rendre compte. Si nous ne leur disons pas qu’ils n’y sont pour rien, ils risquent de penser que c’est leur faute et de grandir avec une culpabilité et une honte indicibles. Il est donc essentiel de reconnaître auprès d’eux que nous souffrons, et leur dire qu’ils n’y sont pour rien, et attendre leurs questions. Si l’âge de l’enfant le permet, il est également possible d’évoquer une situation semblable qu’il a pu vivre.

La révélation d’un secret peut créer un séisme dans une famille, comment y faire face au moment de l’annonce ?

Ce que nous confions sera d’autant mieux accepté que nous saurons trouver les mots, les intonations et derrière elles, les émotions justes. Et pour cela, il est évident qu’il aura fallu parler d’abord de notre secret à quelqu’un qui n’y est pas impliqué, comme un ami ou un psychothérapeute. En parlant du secret qui nous préoccupe, nous apprendrons petit à petit à gérer l’ensemble des émotions qui l’accompagnent et nous parviendrons à en parler d’une façon qui ne soit pas agressive pour ceux qui nous écoutent. Ensuite, avant de parler devant plusieurs membres de la famille réunis, il est important de nous faire des alliés.

Et pour cela, il faut évidemment commencer à parler à ceux et celles qui nous semblent le mieux à même de le comprendre. Sans obliger jamais personne ni à écouter, ni à parler.

Tout le monde est-il prêt à recevoir ce secret ? Chacun est-il armé de la même façon ? Certains membres de la famille ne le réenterrent-ils pas?

Quand il existe un secret dans une famille, ceux qui le connaissent et ceux qui le pressentent organisent leur vie de façon à en tenir compte. Ils y développent des habitudes, autant mentales que relationnelles, et chacun sait que les habitudes sont tenaces !

C’est pourquoi lever un secret ne change les choses que pour ceux qui ont envie de réenvisager leur vie à la lumière de ce qu’ils ont appris. Autrement dit, la confidence d’un secret ne libère personne des chaînes que ce secret a créées pour lui, mais permet à ceux qui veulent s’en libérer d’entreprendre ce travail, en interrogeant leur vie et leurs choix à la lumière de ce qu’ils ont appris.

En quoi la reconstruction après la révélation est-elle finalement plus importante ?

Le mot de « révélation » induit en erreur. N’oublions pas que, quand il existe un secret, chacun, un jour ou un autre, l’a pressenti.

Il s’agit donc moins d’une révélation que d’une confirmation. Ceux qui rompent le secret n’apprendront probablement rien à personne : ils se contenteront de confirmer les inquiétudes, les doutes, où les espoirs de ceux qui n’avaient pas renoncé à garder vivantes en eux les questions restées jusque-là sans réponse.

Quelles sont les étapes de la reconstruction ? Sont-elles proches de celles du deuil ?

Dans le deuil, on distingue plusieurs phases : d’abord le déni (« ce n’est pas possible »), puis la colère, suivie par la douleur et finalement l’acceptation, car il est difficile de continuer à croire qu’un mort est toujours vivant. C’est différent avec les secrets de famille. Chacun peut décider de croire ce qu’il veut, quelles que soient les preuves que vous lui donnez. Du coup, le déni peut s’installer durablement. Et d’autres fois, c’est la colère persistante contre celui qui a dérangé vos croyances en levant un secret.

Avez-vous des conseils pour aider ceux qui ont été chamboulés par un secret de famille ?

Bien sûr. Ne jamais croire sur parole ce qui a été dit. Dans mes ouvrages, j’ai donné des exemples de secrets soi-disant « révélés » qui étaient en réalité de vrais mensonges ! Et ne jamais confondre non plus ce que l’on croit comprendre avec la réalité. Il est en effet toujours très difficile de savoir ce qui s’est objectivement passé, et plus encore les intentions des acteurs d’un événement. C’est pourquoi le conseil que je donne, c’est de toujours parler à nos enfants des secrets familiaux que nous avons compris en leur disant : « Voilà ce que je crois avoir compris de l’histoire de notre famille, mais peut-être que toi, un jour, tu auras l’occasion d’en savoir plus. Parle à tes enfants de ce que tu as compris, mais laisse-leur la possibilité d’en savoir peut-être plus un jour. »

Propos recueillis par Marie TOUMIT

Ouest-France, éd St-Nazaire 01/05/2020