Héritiers contre Généalogistes et Notaires?

Date de publication : Jun 22, 2014 7:23:45 AM

« La moitié de notre part a été siphonnée par les honoraires de la société Courtot-Roehrig », se désole l'épouse de Lucien. | ALBERTO PIZZOLI/AFPEn juillet 2006, Jeanne Sipp, veuve Chayron, décède à Ribeauvillé (Haut-Rhin), laissant derrière elle un héritage d'environ 600 000 euros… Mais aucun descendant. L'un de ses cousins, Raymond Sipp, apprend sa disparition en lisant le carnet du journal L'Alsace et se rend à son enterrement. Il y rencontre une cousine de la branche maternelle, Angèle, ainsi que l'ancien tuteur de Jeanne, qui leur conseille de se manifester auprès du notaire chargé de la succession.

Le 12 septembre 2006, ils sont convoqués par Me Jean-Paul Zobler, qui leur demande de lui désigner les héritiers de la défunte. « De notre côté, il n'y a eu aucun problème, car Angèle lui a donné les noms, prénoms, dates de naissance et adresses des cinq héritiers », indique l'un des descendants de la branche maternelle. Une fois que l'Etat aura prélevé 60 % de la succession, ils toucheront donc sans difficultés les 175 000 euros qu'il leur reste, soit quelque 35 000 euros chacun.

Que s'est-il passé du côté paternel ? Selon le notaire, Raymond ne donne qu'une feuille volante avec une liste de prénoms, suivis d'une croix si les personnes sont décédées, et laissant apparaître quatre héritiers vivants : lui-même, ses deux frères, Lucien et Paul, avec lesquels il est brouillé, et une cousine, Jacqueline.

Raymond, lui, affirme qu'il lui remet une étude intitulée « Les Familles Sipp », réalisée en 1991 par le président de la fédération généalogique de Haute-Alsace. Les prénoms qu'il inscrit sur la feuille volante se comprennent par référence aux noms de l'étude.

COURTOT-ROEHRIG PERD EN APPEL

En outre, Raymond assure avoir, après coup, donné les noms manquants, ce que le notaire conteste. Quoi qu'il en soit, ceux de ses deux frères étaient aisés à déduire, car identiques au sien…

Néanmoins, deux jours plus tard, soit le 14 septembre, le notaire donne mandat à la société de généalogie Coutot-Roehrig de rechercher les héritiers de la branche paternelle. « Je ne pouvais pas me contenter d'un bout de papier avec quatre prénoms sans adresses ! », nous explique Me Zobler. « Qu'aurait-on dit si un héritier s'était manifesté par la suite ? », ajoute-t-il, argument qu'il n'a pas soulevé pour la branche maternelle.

Très vite, Courtot-Roehrig identifie les quatre personnes désignées par Raymond Sipp. Elle les contacte pour les informer qu'elles peuvent toucher un héritage, à condition de signer un contrat de révélation de succession. Lucien et Paul acceptent, mais le regrettent ensuite : « La moitié de notre part a été siphonnée par les honoraires de la société Courtot-Roehrig », se désole l'épouse de Lucien.

Raymond et Jacqueline, ou plutôt le tuteur de celle-ci, Stéphane Lendeberg, refusent de signer. La société Courtot-Roehrig obtient du notaire la mise sous séquestre de la moitié de leur part d'héritage et les poursuit en justice. Face à Raymond, la société soutient qu'elle a dû mener des « recherches longues et difficiles » pour trouver les héritiers de la branche paternelle.

Néanmoins, elle perd en première instance, puis en appel, faute de démontrer l'utilité de son travail pour l'héritier, comme l'impose le code civil en l'absence de contrat de révélation. Raymond connaissait effectivement sa qualité d'héritier bien avant qu'elle ne la lui apprenne.

LES JURIDICTIONS ONT COMMIS UNE FAUTE

Courtot-Roehrig attaque aussi Stéphane Lendeberg, fils et tuteur de Jacqueline. Elle lui réclame quelque 24 000 euros sur sa part d'héritage, qui en représente 58 000. Les tribunaux de première instance et d'appel lui donnent partiellement raison : ils jugent qu'avant son intervention Jacqueline ne savait pas qu'elle pouvait hériter. Ils diminuent toutefois le montant de ses honoraires, qu'ils fixent à 6 000 euros, au lieu de 24 000.

M. Lendeberg vient de contester ces arrêts auprès de la Cour de cassation. Son avocat, Me Jean-Pierre Ghestin, estime que les juridictions ont commis une faute en ne cherchant pas à savoir, comme il le leur demandait, si le notaire avait respecté ses obligations.

Il rappelle que ce professionnel doit établir la filiation des héritiers jusqu'au sixième degré. S'il n'obtient pas des familles les éléments nécessaires, il est tenu de réaliser des recherches élémentaires de filiation. Il ne doit recourir au généalogiste qu'après avoir effectué lui-même ces investigations, comme le précisent plusieurs réponses ministérielles à des parlementaires.

« NOTAIRES INDÉLICATS »

Me Zobler aurait dû convoquer l'ensemble des cousins et cousines ou – au moins – contacter les quatre héritiers identifiés par Raymond Sipp. « Comme nous sommes tous dans l'annuaire, ça lui aurait prix dix minutes », assure Stéphane Lendeberg. Il soupçonne le notaire d'avoir mandaté la société Courtot-Roehrig afin de toucher une commission, mais ses plaintes à son encontre ont toutes été rejetées.

Indigné par cette affaire, André Chassaigne, président du groupe Gauche démocrate et républicaine à l'Assemblée nationale, vient de demander à Christiane Taubira, la ministre de la justice, de lui préciser « les conditions de délégation de recherche généalogique ».

Dénonçant les « notaires indélicats » et les « généalogistes qui facturent des services fictifs » consistant à « fournir leur propre état civil aux héritiers », il l'interroge sur « les droits du généalogiste à faire rémunérer ses recherches directement par un héritier, alors que la prestation a été sollicitée par le notaire », dans le but de remplir ses propres « obligations professionnelles ».

source: lemonde.fr 08/05/2014