De l'hypermarché à l'Amap...

Article publié le 6 mai 2008

Récit d’une initiative citoyenne. Ou comment par une remise en question de nos modes de consommation, on peut essayer de changer le monde. L’exemple est à méditer ...

Il y a encore 18 mois, je faisais mes courses à l’hypermarché près de chez moi, en remplissant un caddie à ras bord une fois par semaine. Grand choix de produits (même si j’achetais toujours les mêmes), bas prix… j’étais comblée. En un an et demi, je suis passée de prise de conscience en prise de conscience, j’ai réalisé les enjeux qui se cachent derrière le simple acte de faire ses courses et de choisir son alimentation. Je propose ici mon témoignage sur le cheminement qui m’a mené à créer aujourd’hui une nouvelle Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) dans mon département.

Avant toute prise de conscience des enjeux liés à l’agriculture, ma première approche des produits bio s’était faite sur le plan gustatif : manger des tomates avec un vrai goût de tomates, des carottes avec un vrai goût de carottes… s’est avéré étonnant. Et cet étonnement paraissait soudainement étonnant en soi…

J’ai appris ensuite que les pesticides laissent des résidus chimiques dans environ la moitié des fruits et des légumes qu’on consomme ; il y a de quoi s’interroger au sujet des incidences sur la santé. Des études ont démontré que la population la plus exposée aux pesticides, celle des agriculteurs, a des problèmes de santé de façon bien plus élevée que la normale, et on ne peut pas nier l’impressionnante escalade des cancers qui sévit depuis quelques décennies, notamment chez les plus jeunes.

Au-delà de ces inquiétudes, on peut affirmer que les pesticides appauvrissent le sol et privent de ce fait la terre d’éléments nutritifs, ce qui engendre des produits avec un goût insipide et aucun intérêt nutritionnel, cas poussé à l’extrême par la méthode productiviste qui consiste à gorger les fruits et les légumes d’eau… Un reportage à la télévision m’a fait découvrir que dans le Sud de l’Espagne, d’où viennent bon nombre de fruits et de légumes qui se retrouvent dans nos supermarchés, ceux-ci sont cultivés hors sol, dans des sacs comportant de la laine de roche où sont injectés des engrais de synthèse. Face à ces images, je me suis dit "si je mange ça, je deviens ça : totalement déconnectée de la terre, sous perfusion de substances chimiques !".

Ces quelques considérations sur l’enjeu au niveau sanitaire m’ont amené à m’intéresser de plus près à l’agriculture intensive et à ses enjeux au niveau environnemental.

La pauvreté de l’apport nutritionnel n’est pas la seule conséquence de l’appauvrissement des sols et des cultures, l’érosion des sols en est une emblématique du traitement à laquelle nous soumettons notre Terre, comme si elle était jetable… Une étude américaine a récemment démontré que l’agriculture conventionnelle dégrade les sols beaucoup plus vite qu’elle ne les reconstitue : il faut 10 ans pour reconstituer l’érosion engendrée en un an d’agriculture intensive.

Les pesticides provoquent également une importante perte de biodiversité, éliminant des microorganismes bénéfiques, des insectes pas forcément nocifs, ainsi que des herbes pas forcément "mauvaises". L’agriculture intensive a donné lieu à une logique de monoculture : une seule variété d’une seule espèce se voit ainsi cultivée sur des milliers d’hectares… Notons par exemple que durant le 20e siècle, plus de 90% des variétés de maïs ont été totalement perdues et qu’aujourd’hui, trois espèces de plantes assurent la moitié de la production agricole mondiale : le maïs, le riz et le soja.

Je ne m’étendrai pas ici sur la menace des OGM qui n’est pas uniquement hypothétique ; elle l’est plus ou moins en ce qui concerne les risques pour la santé et pour l’environnement, mais elle est incontestable en ce qui concerne les aspects éthiques et économiques du brevetage du vivant. Peu de gens prennent la mesure de cette menace-là et c’est actuellement que l’avenir de l’agriculture française, de notre liberté de consommer et de produire sans OGM, se joue avec le projet de loi qui autoriserait la culture d’OGM en plein champ et légaliserait de fait la contamination. Une telle loi serait (et probablement sera) votée en négation du principe de précaution : la culture d’OGM en plein champ est une expérimentation dont nous, ainsi que les générations futures, sommes tous les cobayes. Il faut savoir qu’en France, l’obligation d’étiquetage des produits contenant des OGM ne concerne pas la viande, le lait, les œufs et autres produits issus d’animaux nourris aux OGM.

Le sort que réserve l’agriculture intensive aux animaux d’élevage est affligeant… Lorsqu’on réalise comment sont traités les animaux qui arrivent dans nos assiettes, il y a de quoi avoir la nausée. Au nom du rendement maximal, on les prive de place et de lumière, on les mutile, on les nourrit avec n’importe quoi, on raccourcit leur vie au minimum et on les abat de façon ignoble. L’appétit en prend un sacré coup !

Pour finir avec les questions environnementales – sans du tout prétendre en avoir fait le tour – il faut aussi aborder celle qui concerne la gestion de l’eau, cette ressource précieuse et largement sous-estimée. L’agriculture représente 70% des quantités globales d’eau douce utilisée dans le monde, mais environ un quart des eaux d’irrigation sont gaspillées, par ruissellement ou évaporation. C’est aussi la source d’une importante pollution des nappes phréatiques, notamment due aux pesticides.

Lorsqu’on sort son nez de son caddie, on ouvre les yeux aussi sur l’enjeu social, l’impact du système actuel sur les agriculteurs, aussi bien dans les pays du Nord que du Sud. Simple raisonnement mathématique : lorsqu’on apprend que le "commerce équitable" représente environ 1% du commerce mondial, on en déduit que le reste, soit environ 99% du commerce mondial, est "inéquitable" !

En 40 ans, 80% de la paysannerie a disparu dans l’hémisphère nord ; en Ile-de-France, 70% des maraîchers ont disparu en moins de 20 ans sous la pression de l’urbanisation. La logique économique pousse de plus en plus les producteurs à réaliser des gains de productivité qu’ils obtiennent par la mécanisation, l’augmentation des rendements à tout prix, la baisse des niveaux de salaires… le tout soutenu par des subventions gouvernementales. C’est tout cela qui a entraîné une baisse des prix agricoles et ces prix représentent une menace trop insoupçonnée pour la sécurité alimentaire dans le monde et plus particulièrement pour le droit des pays du Sud à la souveraineté alimentaire. Précisons de quoi il s’agit : la "sécurité alimentaire" consiste à disposer de nourriture en quantités suffisantes et à permettre aux populations d’y avoir accès ; la "souveraineté alimentaire" consiste à donner aux États le droit d’accéder à la sécurité alimentaire, en leur permettant de définir les politiques agricoles les mieux adaptées à leurs populations, sans que cet accès ne soit néfaste sur le plan social et environnemental. Pour ce faire, il faut que les États puissent donner priorité à la production agricole locale pour nourrir leurs populations, en limitant les effets désastreux des importations et des exportations. Or, les règles actuelles de l’OMC empêchent les États pauvres de bénéficier de ces droits.

Les paysans du Sud n’ont pas les moyens d’entrer en concurrence avec les producteurs "agro-industriels" du Nord. 4 agriculteurs du Sud sur 5, soit un milliard de paysans, travaillent uniquement avec des outils manuels et ne bénéficient que très peu voire pas du tout de soutien politique dans leur pays. La logique de l’OMC pousse les pays du Nord à délocaliser leurs productions vers des pays moins regardants sur les conditions de travail, le niveau de rémunérations et les droits de l’homme. Tous les domaines de production sont évidemment touchés. En ce qui concerne l’agriculture, lorsque les travailleurs du Nord ne perdent pas ainsi leur emploi, ils voient leur niveau de salaire baisser (40% des agriculteurs en France gagnent un salaire inférieur au SMIC), et en ce qui concerne les paysans du Sud, la plupart souffrent de faim et travaillent prioritairement pour les consommateurs du Nord !

Pour donner un exemple frappant de l’effet dévastateur de l’importation, je reprends les propos de Jean Ziegler (rapporteur auprès de l’ONU sur le droit à l’alimentation) qui explique dans le documentaire We Feed the World qu’en un an, les pays du Nord ont subventionné à hauteur de 349 milliards de $ la production et l’export de leur agriculture (ce qui équivaut environ à 1 milliard de $ par jour) et c’est de cette façon qu’ils provoquent le dumping de l’agriculture des pays du Sud. Leurs surplus de production se retrouvent dans les marchés de ces pays à un tiers du prix de la production locale et par conséquence, les paysans locaux perdent leur travail et émigrent vers le Nord. C’est souvent ceux-là mêmes qui fournissent la main d’œuvre dans nos exploitations subventionnées (notamment dans le Sud de l’Espagne) pour un salaire de misère et dans des conditions terriblement précaires.

Ce même documentaire donne également un exemple de l’effet néfaste de l’exportation, en parlant des pays où des millions de personnes souffrent de malnutrition et qui exportent pourtant la majeure partie de leurs céréales (c’est le cas du blé en Inde et du soja au Brésil).

On entend souvent – et notamment de la part d’hommes politiques – que le vrai danger à la sécurité alimentaire dans le monde est lié à la croissance démographique galopante : En 2050, nous serons 9 milliards de bouches à nourrir, comment allons nous faire ?! Cette idée, qui pousse à un rendement quantitatif au détriment du qualitatif, est totalement fausse. Il faut savoir, d’une part, que la production alimentaire mondiale augmente plus vite que la population, et d’autre part, que 13% de la population mondiale souffre de malnutrition tandis que 15% souffre de suralimentation ! Et est-ce logique que parmi les 850 millions de gens qui souffrent de faim dans le monde, la majorité sont des paysans ? Jean Ziegler avance des chiffres de la FAO en affirmant que d’ores et déjà, l’agriculture mondiale pourrait nourrir 12 milliards d’individus. Il ajoute que toutes les 5 minutes, un enfant meurt de faim, et conclut que puisque ce n’est qu’une question de répartition des richesses qui n’est autre que le résultat de volontés politiques et économiques, chaque enfant mort de faim est un enfant assassiné.

On entend souvent également que la répartition des richesses n’est qu’une question politique, mais en réalité c’est avant tout économique, car les règles du commerce mondial décrétées par l’OMC tendent à rendre le pouvoir politique impuissant. Prenons la mesure de cette gravité, car qui dit pouvoir politique impuissant, dit anéantissement de la démocratie, n’est-ce pas ?

La plus effarante des "dictatures économiques" en France, est sans doute celle de la grande distribution. Je recommande le livre de Christian Jacquiau, Les Coulisses de la grande distribution, et l’écoute sur internet de sa conférence sur le sujet. Jacquiau explique qu’en France, 5 centrales d’achat gèrent 90% des produits de consommation courante, ce qui en fait un client incontournable pour une large majorité de producteurs. Il explique le fonctionnement du système et n’hésite pas à parler de "racket" des fournisseurs. Ceux-ci sont poussés sans répit à tirer les prix vers le bas, ce qui encourage l’agriculture productiviste et affecte le monde de l’entreprise et l’emploi puisque les producteurs se voient contraints d’opter pour la mécanisation, la délocalisation et les coupes sombres dans la masse salariale pour produire toujours moins cher. Le comble, c’est que ces enseignes communiquent sur leur combat pour notre pouvoir d’achat, mais en réalité, "la grande distribution surfe sur la pauvreté qu’elle a générée" explique Jacquiau. Il détaille l’impact de ce système intransigeant, aussi bien au niveau social (disparition des petits commerces dans les villes, impact sur le monde agricole, lien avec la malbouffe…) qu’environnemental (suremballages, transports…), dont la plupart des "pousseurs de caddie" n’ont pas conscience.

Quand on sait tout ça, l’acte d’acheter devient un bulletin de vote : j’achète = je vote pour, ou du moins, je cautionne. Nous consommateurs, nous sommes les clients de la distribution, et de ce fait, nos choix de consommation orientent les choix des magasins. Pour contenter leur clientèle ceux-ci vont orienter leurs propres choix qui vont se répercuter sur ceux des grossistes, des producteurs et des importateurs. Cette "adaptation à la demande en chaîne" entraîne forcément au bout du compte les choix politiques de financement. Parfois, je m’amuse à rêver qu’un jour prochain, les 98% des Français qui achètent leur alimentation en grande surface décideront d’acheter uniquement des produits bio, dans les Biocoop, les marchés ou en circuit court…

Attention aux dérives qui teintent certains produits bio d’un déplorable marketing vert ! Il ne faut jamais lâcher la vision d’ensemble, car le bilan socio-écologique peut s’avérer désastreux, comme par exemple : importation de produits bio cultivés en Chine (dans des conditions sociales peu "équitables") par avion (car le bio se conserve moins longtemps) et vendus en grande surface… ou encore : des fruits et des légumes d’été bio cultivés en plein hiver en Espagne dans des serres surchauffées et transportés en camion…

Le véritable état d’esprit "bio" va de pair avec un choix de société : préserver l’environnement (consommer local et de saison), préserver la paysannerie, arrêter l’exploitation des pays du Sud, recréer un lien direct entre agriculteurs et consommateurs et rompre avec l’emprise du monde industriel et des multinationales sur le secteur alimentaire (le plus juteux des marchés).

Voilà comment j’en suis arrivée à vouloir créer une Amap, un système d’achat direct et solidaire avec des agriculteurs bio locaux. La prise de conscience doit être suivie d’actes, d’une implication citoyenne, d’un engagement pour un monde meilleur, plus sain, plus juste et tout bonnement géré de façon soutenable. La devise "penser global, agir local" prend ici tout son sens.

Mikhal