Amap, un chapitre de "solutions locales pour un désordre global"

Laurent Marbot est maraîcher bio à l'AMAP de Vanves, dont il est l'initiateur. En 1996, après des études commerciales, il opère une reconversion vers les métiers de l'agriculture, en obtenant un BTS agricole. A l'issue de cette formation, initié à l'agriculture bio par un réseau de connaissances qu 'il s'est constitué à l'école, il décide de s'installer en association (informelle) sur quelques hectares avec un collègue céréalier (150 hectares, non bio), lui aussi désireux d'aller vers le bio.

Aidés et formés par Freddy Letissier, fondateur des Jardins enchantés, les deux associés opèrent petit à-petit la transition vers le maraîchage biologique, le temps que son activité lui assure une autonomie financière complète, Laurent Marbot a exercé à mi-temps le métier d'inspecteur phytosanitaire de l'aéroport de Roissy. Expérience qui le renforce dans ses engagements pour une agriculture biologique, car elle lui donne l'occasion de découvrir l'absurdité de la politique française en matière de gestion des marchandises vivantes importées pour la consommation domestique, c'est-à-dire essentiellement des fruits et légumes : chimie à outrance, produits à peine mûrs, gaspillages, etc. C'est avec le lancement de l'AMAP de Vanves qu 'ilpeut se consacrer entièrement au bio, et même aller plus loin dans son désir de promouvoir une autre agriculture, puisqu 'ilparticipe à la création, en 2009, en coopération avec Freddy Letissier et le réseau d'AMAP-SDP, d'une couveuse d'activités agricoles et rurales, l'association Le Champ des possibles. Face au déficit chronique d'installations agricoles en Ile-de-France, à travers le réseau francilien des AMAP, l'association a décidé d'agir de façon concrète parle biais de la formation pratique et de l'accompagnement des porteurs de projets en agriculture biologique sur la région. Fruit du partenariat dynamique entre producteurs et consommateurs, le projet de ferme couveuse entend participer au redéploiement d'une agriculture nourricière de proximité, créatrice d'emplois et de liens économiques et sociaux à l'échelon local.

Laurent Marbot travaille aujourd'hui sur 6 hectares et produit 75 paniers. Il a déjà pu accueillir ou faire accueillir 3 personnes en formation.

• AMAP veut dire Association pour le maintien d'une agriculture paysanne. Le principe en est né au Japon. Comme c'est une île, il y a des problèmes de pesticides : toutes les importations doivent être traitées avec des produits chi­miques pour tuer l'intégralité des insectes qui pourraient s'introduire. Et après la guerre tout était importé, car les Japonais ont développé l'industrie au détriment de l'agriculture. Les aliments étaient cultivés avec des produits chimiques, et en plus retraités pour l'importation. Les AMAP sont parties du fait que des mères de famille ont voulu assurer leur autonomie alimentaire et une alimentation saine. Elles sont allées voir les derniers paysans qui res­taient en leur disant: Arrêtez de produire n'importe comment, développez-vous et donnez à vos enfants l'envie d'être agriculteurs. Le principe, c'est d'acheter la récolte à l'avance au prix de production (et non plus du marché), et donc de financer le revenu et les frais du paysan afin qu'il ne coure plus de .risque au niveau économique et qu'il puisse passer à l'agriculture biologique. Les consommateurs se sont mis en commun pour financer des produits sains, parce que les politiques du Japon à l'époque n'étaient pas en faveur d'une agriculture biologique. C'est le mouvement des AMAP (qui s'appelle Teîkei là-bas) qui a introduit l'agriculture biologique au Japon. Maintenant, il s'est développé, émancipé et a colonisé les magasins dans les grandes villes.

Le principe s'est répandu du Japon aux Etats-Unis, puis en Angleterre et en Allemagne. En France, cela a pris en 2001 dans le Sud. On a toujours été un peu en retard au niveau du bio. Il y a très peu de temps qu'on se préoccupe de la qualité des légumes, de leur coût écologique et de la toxicité des produits. C'est un agriculteur conventionnel d'Aubagne, qui cherchait une alternative au système du marché, des grossistes et de la grande pro­duction, qui a introduit les AMAP.

Le principe de base consiste à se dire: Les politiques nationales et interna­tionales ne vont pas dans un sens qui me semble bon, donc je vais mettre mon argent là où j'en ai envie, et je financerai un paysan en lui demandant en contrepartie d'arrêter les produits chimiques.

Quand la récolte est bonne, j'ai beaucoup de légumes pour l'argent que j'ai donné et, quand cela se passe mal, j'en ai moins. Mais dans tous les cas j'assure le revenu du paysan qui sera là l'année prochaine et la suivante, et dont j'espère que les enfants continueront sa ferme après lui. Le fonctionnement, c'est de présenter un bilan chiffré. Par exemple moi, en tant qu'agriculteur, j'ai besoin de 70000 euros à l'année pour faire fonctionner mon entreprise. Mettons que 70 personnes en face s'unissent pour payer cette somme. J'apporte alors l'intégralité de ma récolte chaque semaine et je divise par 70 le poids de chaque produit pour avoir la quantité que chacun aura dans son panier.

On oublie complètement le prix du marché. Les amapiens, en gros, font fructifier leur capital sous forme de légumes. Ce système répond à tous les soucis qu'on avait par rapport à la commercialisation. On faisait de bons produits, tout le monde en voulait, mais il fallait quand même les vendre. Avec les AMAP, je ne perds plus de temps en commercialisation, je n'ai plus de frais. Un maraîcher qui travaille pour Rungis dépense entre 1/5 et 1/6 de son chiffre d'affaires dans l'emballage de ses produits, les frais de commercialisation, le stand au marché, le coût de la camionnette, etc. Là, ces frais sont réduits à néant. En une livraison par semaine, l'intégralité de ma production est vendue. En plus, elle a été payée par avance. Car le principe de l'agriculture, c'est justement qu'on investit avant de commencer à faire des récoltes — on achète des graines, du matériel. A la fin de l'année, on n'a quasiment plus que son propre salaire à payer. Les amapiens paient donc la plus grosse partie au début de l'année, et après ils font un chèque tous les trois mois, d'un montant inférieur. Mais ce système nécessite une prise de conscience des paysans. On ne peut plus se dire: Quand il y aura une bonne année, je gagnerai plus et quand il y aura une mauvaise année, je gagnerai moins. On se dit : Quelle que soit l'année, ma sécurité financière est assurée.

Cela revient un peu au système des échanges. Il y a coproduction. Je n'amène pas mes légumes pour les vendre, j'amène des légumes qu'on a produits ensemble. Si j'étais sur un marché, j'aurais passé trois heures de plus à laver mes légumes, à bien les présenter, à enlever la moindre feuille jaune pour donner aux gens envie de les acheter. Là, il n'y a plus ce côté-là. Les légumes sont à nous, qu'ils aient une feuille jaune ou pas. Chacun enlèvera lui-même sa feuille jaune ou nettoiera la terre sur ses pommes de terre.

Dans l'AMAP, on me donne aussi des coups de main. Il y a 75 familles, donc plein de gens différents qui ont des compétences différentes. Certains peu­vent m'aider pour la comptabilité, d'autres au jardin {la semaine dernière, 10  personnes m'ont aidé à ramasser les salsifis), d'autres en mécanique, d'autres en informatique. Je ne suis pas le producteur et eux les amapiens. Je suis un amapien et on s'apporte chacun quelque chose. Ma spécialité c'est les légumes, donc je fournis des légumes. Un autre paysan nous fournit du pain, un autre des pommes. Imaginez tous les services qu'on peut mettre en commun ! Ça recrée une communauté de gens qui ont des intérêts com­muns et qui font avancer les choses en n'étant pas chacun dans son coin. Pour moi l'AMAP, c'est une révolution !

J'ai l'impression que mon rôle, c'est de créer une alternative, de dire aux gens : Je critique le système, les supermarchés, mais j'ai autre chose qui marche à vous proposer. Je vous propose un système de mutualisation qui permette de se passer de ce qu'on dénonce dans la production industrielle. C'est le seul moyen d'y arriver: sortir de l'agriculture spécialisée et intensive_pour revenir à un système complet, global, du genre de la biodynamie, où sur une ferme il y a des animaux, du maraîchage, des grandes cultures, du compost. Tout marche en circuit fermé au lieu de marcher en flux tendu, avec des produits qui arrivent de l'autre bout du monde.

Je commence à croire qu'on aura bientôt une famine en France. Quand on parle de ça aux politiques, en off, ils en sont conscients, mais ils ne veulent pas soulever le problème parce que, sinon, ce serait la panique totale. Mais en Ile-de-France on est 11,5 millions d'habitants et on est à 3-4 jours d'autonomie alimentaire. On fonctionne avec un flux tendu de camions qui viennent du Sud de l'Espagne, du Maroc, avec des avions qui arrivent à Roissy.

Donc voilà, la situation fait un peu peur. Moi j'ai des collègues qui sont partis s'isoler dans des endroits bien perdus dans le Sud, parce qu'on se demande ce qui arrivera demain, quoi. S'il y a une famine demain, on va avoir une masse de criquets qui vont arriver chez nous, des Parisiens qui chercheront à manger, qui vont tout nous arracher. On est 12 millions d'habitants en région parisienne, il y a cinq ans il y avait encore 350-400 maraîchers autour de Paris, aujourd'hui il n'en reste plus que 150, qui ont pour la plupart 55 ans et qui vont s'arrêter dans les cinq ans... Ça fait un peu peur...

Le bio, ce n'est pas toujours une alternative juste parce que 50 %.de ce qu'on peut acheter à Paris ne vient pas de France. Le bon bio, c'est le bio local.

L'Etat doit installer des agriculteurs bio et une agriculture vivrière capable de nourrir les gens sur place. Mais ce qui leur déplaît, c'est le côté collectif. Ce qu'ils voudraient, c'est installer trois maraîchers à un endroit, un éle­veur à un autre, un céréalier à un autre. Nous, on refuse, car c'est ce sys­tème de spécialisation qui a abouti à la situation actuelle où il n'y a plus de fermes valables.

Le gros problème, c'est qu'il n'y a plus assez de producteurs par rapport à la demande. Sur Vanves, on a créé le groupe il y a trois ans. La première année, j'ai demandé à 50 personnes de se mettre avec moi pour tester le système. La deuxième année, on est passé à 60 personnes, avec 50 personnes sur liste d'attente. On a créé une deuxième AMAP avec un autre producteur. Maintenant, on est en renouvellement de contrat. On a 75 adhérents, et 90 sur liste d'attente. On a arrêté de remplir les listes d'attente parce qu'on sait qu'on ne pourra pas satisfaire la demande.

Il y a une vraie demande des consommateurs, les citoyens commencent à prendre conscience.

Mais pour l'instant la production ne suit pas. Et ce n'est pas près de changer. On a détruit des savoir-faire. Les jeunes se disent: Tu pourras tout faire à l'école d'agriculture sauf agriculteur, t'es pas fils d'agriculteur, t'as pas d'ar­gent de côté, tu pourras pas t'acheter une ferme de 400 hectares. Et, pour vivre aujourd'hui de l'agriculture, il faut une ferme de 400 hectares, ou alors être très spécialisé. Il faut avoir 15 salariés qu'on prend au Maroc ou en Pologne parce qu'ils sont moins chers. Honnêtement, si c'est dans le sys­tème actuel, je ne conseille pas à un jeune de s'installer.

Il y a un vrai décalage entre la réalité et l'image que les citadins peuvent avoir de la culture bio. Bio, ça ne veut pas dire 100 % naturel. Les gens me parlent de permaculture, de BRF (bois raméal fragmenté), de traction ani­male. Mais on n'en est pas à un stade où on puisse se permettre ces choses-là. Ces belles idées ne sont pas viables dans la compétition actuelle. On est quand même obligé d'avoir des tracteurs, de dépenser du gazole, d'acheter des tuyaux en plastique.

La pénurie du pétrole va peut-être rendre les autres méthodes possibles. Mais, tant que le système est comme ça, on ne peut pas lancer des jeunes en leur disant qu'ils n'auront pas besoin de tracteur ou de gazole. Il y a quand même une réalité.

Quand j'ai commencé, j'ai compris que, si je voulais vivre de mon métier de maraîcher, il fallait que je devienne "agriculteur", que je me formate un minimum. Je ne suis pas en Ardèche, planté sur une montagne à faire une petite production pour ma famille. Il faut quand même sortir une certaine quantité de légumes. On est toujours mis en compétition avec le système traditionnel super-productiviste. On ne peut pas se permettre de sortir 1 kilo de fraises à 30 euros, ce qui serait peut-être logique si on se fondait sur les coûts, mais n'est pas adapté au marché.

On est en train de créer un groupe qui va démarcher des paysans pour qu'ils se mettent dans le réseau. Les bio sont tous surchargés. On cherche donc maintenant des conventionnels qui veuillent bien passer en bio. Mais il y a de moins en moins de maraîchers. Quant aux jeunes, on les met souvent en relation avec un groupe avant même qu'ils ne soient installés. Certaines associations comme Terre fertile essaient de mettre en place une autre solu­tion. Elles démarchent auprès des municipalités pour voir s'il y a des terres agricoles. Elles réunissent alors des consommateurs qui achètent chacun une parcelle 100 euros, sur laquelle ils font ensuite venir un producteur. Mais, pour un jeune qui s'installe, une AMAP est quasiment ce qu'il y a de plus dur à faire. En effet, il faut une production échelonnée toutes les semaines, assez régulée, pour que les amapiens aient à manger toute l'année. Même chez les maraîchers expérimentés, c'est un savoir-faire qui s'est un peu perdu

Pour commencer, les jeunes peuvent faire par exemple des contrats de six mois. L'année d'après, ils rajoutent deux mois, et l'année d'après encore deux mois. C'est quasiment incontournable. Mais il faut trouver des gens vraiment motivés, qui aient une pensée à long terme et ne se disent pas qu'ils vont rentabiliser leur investissement en une seule année.

Pour moi, ça a été plus facile parce que j'étais déjà maraîcher, déjà en bio et que je cherchais à avoir une boutique toute l'année. Malgré ça, c'est notre troisième année, et c'est la première année où on fait la boucle complète, où on a des légumes chaque semaine pendant cinquante-deux semaines. Chacun a pris l'initiative de créer une AMAP dans son coin, et on a main­tenant un réseau qui essaie de structurer tout ça. On va commencer à mutualiser les espérances des différentes AMAP, à faire des journées profes­sionnelles entre producteurs, à aller apprendre aux jeunes à produire des légumes. Dans mon AMAP, les gens viennent me rendre service, donc j'arrive à dégager un peu de temps pour aller visiter un collègue plus jeune qui a moins d'expérience et lui donner des conseils. On organise aussi des ren­contres pour discuter comment on gère le rapport entre le paysan qui est tout seul et les amapiens. Que ça devienne vraiment un groupe et non pas seulement un rapport clients-consommateurs.

En Ile-de-France, on a voté le principe que, pour faire partie d'une AMAP, le producteur ait deux ans pour arrêter les produits chimiques. En se disant que, la première année, le maraîcher teste la relation AMAP, voit s'il peut avoir confiance dans les gens qui se mettent en partenariat avec lui. Que, la deuxième année, il se pose les questions pour aller vers le bio, qu'il com­mence à acheter des outils qui lui permettent de le faire, qu'il finisse d'écou­ler ses graines et son terreau non bio, Et que, la troisième année, il n'utilise plus de produits chimiques. Ça peut se discuter, mais on essaie de remplacer la certification bio par un lien de confiance. Pour passer du conventionnel au biologique, ça demande un apprentissage. C'est le même métier à la base, mais on utilise les choses différemment et, surtout, on gère les risques diffé­remment. Forcément, les premières années, il peut y avoir des problèmes d'ajustement. Maïs, le principe des AMAP c'est de dire : On va vous aider à arrêter de prendre des produits chimiques en vous finançant. C'est bénéfique pour vous autant que pour nous, donc on partage les risques. Il faut réussir à créer le bon lien pour que le producteur ait confiance et qu'il n'ait pas peur que, s'il y a des pucerons dans ses salades, les gens les lui refusent. Parce que c'est ça qui pousse à mettre des produits dans les légumes. Ce n'est pas pour le plaisir, c'est parce qu'on nous demande un produit nickel qui est refusé s'il y a une feuille jaune ou un insecte.

Avec l'AMAP, la production locale retrouve un attrait. On renoue un-dialogue avec les consommateurs. On a un retour sur les produits. C'est la saveur des aliments qui tisse la relation entre le consommateur et le producteur.