ELIZABETH GEORGE : LADY AMÉRICAINE
Article de Lionel Germain parue dans Sud-Ouest Dimanche
Quand on découvre Elizabeth George, on éprouve une vraie surprise. Silhouette racée qui déboule dans les allées paisibles d’une grande librairie bordelaise, elle suscite l’admiration des vendeuses pourtant blasées par le spectacle des vedettes littéraires. Rien chez elle ne confirme la caricature de la star américaine exubérante et capricieuse. Son sourire et sa simplicité ne sont pas destinés au racolage des nouveaux lecteurs qui, en France même, sont de plus en plus nombreux à s’intéresser à son oeuvre.
Mais franchement: américaine, Elizabeth George? Depuis Enquête dans le brouillard, son premier roman publié aux Presses de la Cité en 1990, elle a disséqué en 10 livres les travers et les malfaçons du flegme britannique incarnés par deux personnages hors du communs, l’aristocrate Linley et Barbara Havers, la fille du peuple. Deux flics aux origines sociales tellement opposées que leur collaboration aurait pu paraître improbable et qui grâce au savoir-faire de l’auteur sont devenus les protagonistes principaux des derniers épisodes.
Comment une jeune fille née dans l’Ohio a-t-elle pu devenir l’une des meilleures chroniqueuses des paradoxes et de la singularité anglaise? "C’est en grande partie une affaire d’éducation. J’ai été davantage au contact de la littérature anglaise qu’américaine. Quand j’étais adolescente, la culture populaire était britannique. C’était les Beatles, Mary Quant, la mode des années soixante et le cinéma britannique. Ma sensiblité a été très influencée par cette culture."
Cette passion pour l’Angleterre la conduira à enseigner l’anglais et à pénétrer l’univers d’Agatha Christie ou de Dorothy Sayers. Mais contrairement à ses premiers modèles qui privilégient les jongleries déductives d’un héros assigné à résidence dans un décor théatral, Elizabeth George explore les zones d’ombre d’une société bien pensante et policée.
Le crime n’est plus un exercice de style destiné à mettre en valeur le génie du détective, c’est une faille qui s’ouvre et qui exhale la puanteur des secrets inavouables. Inceste, pédophilie, homosexualité, prostitution, ce qui se joue dans la résolution d’un crime, ce n’est pas le triomphe de la vérité mais l’intégrité presque physique des enquêteurs dont le ressort compassionnel est tendu à l’extrême. Et du coup, l’Angleterre d’Elizabeth George révèle les tensions provoquées par ce souci de "l’attitude" et l’insondable abime de perversité sur lequel il repose.
Si elle se défend avec raison de toute volonté d’analyse sociale on peut dire qu’elle a fouillé sous l’ordre apparent d’un monde complexe et codifié à l’extrême pour en révéler finalement l’universalité des pulsions qui l’animent. Tous les romans défont le mythe de respectabilité qui entoure les institutions les plus prestigieuses: Public-school, théâtre, université, politique.
"Je n’ai quand même jamais cherché à écrire un type particulier de livres. Je pense qu’écrire est une chose difficile. Avoir écrit un roman est un acte mystérieux. Quand je me mets au travail, je ne me dis pas que je vais contribuer à l’histoire de la littérature. Et je crois que c’est l’attitude de tous les écrivains, même classiques."
Dans ces univers prisés du roman à énigme, on ne meurt pas pour défier la logique mais parce que les passions s’exacerbent. Elizabeth George n’apprécie que modérément les querelles qui visent à enfermer son oeuvre dans un genre défini. Roman à énigme, suspense ou roman noir, elle s’est vite aperçu que seul le travail sur ses personnages violemment contrastés lui permettait d’échapper au questionnement un peu vain des critiques.
"Je n’ai pas commencé à écrire pour être publiée mais pour mon plaisir personnel. J’ai donc créé des personnages pour satisfaire ce plaisir dans la mesure ou l’écriture est une activité solitaire. Il y avait des personnages que j’avais envie de voir apparaître sur la page. C’était ça mon intention initiale. Le premier personnage que j’ai créé était le médecin légiste Saint-James et j’avais l’intention d’en faire mon personnage principal. Mais j’avais aussi besoin d’un personnage de policier sur le terrain qui puisse résoudre les affaires. J’ai donc créé Linley à ce moment là et j’ai écrit deux romans avec Linley et Saint-James avant que Linley ne résolve une affaire lui-même. Ce fut Enquête dans le brouillard, le premier livre publié. (...) Ma première intention était d’écrire sur ces personnages et de leur faire résoudre une affaire criminelle. Je pensais ne pas avoir à suivre les règles du roman policier en vigueur à l’époque. J’ai simplement utilisé le crime et l’enquête comme une structure."
Dans Le meurtre de la falaise, elle auscultait le malaise communautaire des Pakistanais dans une station balnéaire de l’Essex. Tandis que Linley, enfin marié, partait en voyage de noces, Barbara Havers cherchait à démasquer l’assassin d’un jeune Pakistanais. L’occasion pour l’auteur de sonder les rites et les contradictions de ces immigrés soucieux de préserver l’apparence d’une intégration réussie. De mettre aussi une nouvelle fois le "couple" à l’épreuve après l’acte d’indiscipline de Barbara qui lui permettait pourtant de sauver une fillette de la mort. Linley le légaliste ne supporte pas l’insubordination, et si Une patience d’ange épluche les rapports entre un ancien flic et sa fille retrouvée assassinée, c’est également un roman clé dans la compréhension de ces deux personnages. Décidée à reconquérir son statut dans la brigade criminelle, Barbara occupe le terrain de l’enquête par tous les moyens.
Laide, indifférente à son look calamiteux mais tenace et débordante d’humanité, elle force la sympathie du lecteur et se pare soudain d’une grâce étrange. Femme ordinaire capable de renverser les montagnes, elle est l’héroïne idéale et sans doute l’invention la plus redoutable d’Elizabeth George. Ce qui la rend attirante en dépit des difficultés qu’elle affronte, c’est qu’elle est capable de rire d’elle-même. Elle envisage la vie d’une manière positive. Elle est très différente de ce qu’elle était dix livres plus tôt.
Et avec un petit sourire énigmatique, l’auteur avoue qu’elle nous prépare d’autres surprises dans son prochain roman.
Lionel Germain