La Commission des Cadrans Solaires du Québec (CCSQ)


Le bâton de Jacob

Tout l’espoir de l’Europe…dans un bout de bois

par Michel Marchand


Le sextant, pas encore inventé, l’octant non plus, le chronomètre, encore moins puis l’astrolabe marin, manipulation difficile voir impraticable même par mer faible et il faut tout de même partir car la race humaine, sa détermination, cette rage de découvrir des vastes terres, semblable à la charge de l’orignal, ne connaît aucune limite, rien ne peut l’arrêter; elles sont inscrites dans son code génétique. Dans cette quête des grands espaces pour découvrir de nouvelles contrées, par les grandes mers, il faut tout de même s’orienter rapidement, à tout prix et ce prix, c’est la vie des passagers, les bêtes et équipements que les notables du Bas-Canada attendent avec impatience, depuis des mois, au bout du monde. Toute la confiance des Associés des Compagnies, des Souverains, se portera sur les épaules des navigateurs et de leurs hommes de mer et… du bâton de Jacob qui principalement, pour une certaine période du 17 ème siècle, permettra aux équipages de mener à bien cette tâche. Mais qu’en est-il vraiment de cet appareil? Un instrument de mesure qui sur la terre vous donnera la hauteur d’un bâtiment, d’un arbre et vous fera faire n’importe quel travail de mesure de triangulation plus ou moins valable mais pour la navigation on peut le décrire en comparaison aux appareils modernes comme un instrument passablement imprécis; vous vous trompez d’un degré et demi de latitude direction Nord ou vous hésitez dans votre lecture d’un autre degré et demi, cette fois, de par le Sud et vous vous retrouvez avec une erreur possible de plus de 300 kilomètres. Que de pleurs…de hargnes…de pertes mais d’avancement pour l’humanité il en découlera ? Juin 2003, une première présentation à mon auditoire du bâton de Jacob, car je fais à l’occasion des animations sur les cadrans solaires et quand le soleil manque, ces instruments anciens me dépannent grandement. Intérêt certain de la curiosité, me direz-vous… mais non… allons-y d’un mot lourd de sens Stupéfaction. Le groupe s’agglutine autour de moi, on me bouscule, on veut l’essayer, le toucher, le comprendre, les gens se l’arrachent, certains en viennent aux poings... ! Bon…on dirait que j’ai un tout petit peu exagéré mes propos, j’ai le sens de la dramatique, veuillez m’en excuser. A vrai dire, très peu de gens connaissent cet instrument et ceux qui le connaissent ne savent pas trop comment s’en servir. On l’a déjà vu dans les livres, les gravures, sur Internet mais on ne sait trop à quoi il sert. Pour l’occasion, j’avais fabriqué une quinzaine de bâtons de Jacob en belle Épinette du Canada et j’avais passé encore une nuit blanche à faire les calculs mathématiques pour trouver les repères que j’avais ensuite placé sur un bout de bois qui allait devenir la règle étalon des centaines de bâtons de Jacob que j’aurais à graver ultérieurement. Donc, chaque personne du groupe avait entre les mains son bâton de Jacob et impatient de l’essayer, je ne manquai pas, au surplus, de leur mentionner que leurs ancêtres lors de la traversée de l’Atlantique avaient certainement vu cet appareil dans les mains du navigateur. Peut-être même, grâce à la générosité de ce dernier, l’avaient-t-ils manipulé, sait-on jamais.

Donc, dans un déploiement extraordinaire en vue d’une simulation, je place les gens sur une même ligne et je leur enseigne le maniement du bâton. De longs moments de silence, les curieux regardent, s’étirent le cou à examiner les navigateurs en herbes. Ces derniers s’exécutent, le plus souvent de façon maladroite mais je les rappelle à l’ordre sur la manière de tenir le bâton, je le leur place quelquefois correctement dans les mains, je les guide avec la plus grande délicatesse. Pendant qu’ils s’affairent à leur bâton, je vais répondre, lecteurs, lectrices, à certaines de vos interrogations : 8 L e G n o m o n ii s t e Volume XIII numéro 1, mars 2006

Vous me direz que de manipuler en plein jour, un bâton de Jacob dans un parc au centre-ville et même à l’intérieur d’un lieu public, un musée etc., n’est pas très indiqué. L’horizon et l’étoile polaire n’étant pas au rendez-vous, il est par contre très facile de les remplacer. Par exemple, le haut d’un arbre, d’une corniche d’un immeuble devient rapidement et de l’évidence même, l’étoile polaire et à hauteur du regard, un arrêt stop, un seuil de porte, le barreau horizontal d’une rampe, une cabine téléphonique, un commutateur de lumière etc., font très bien l’affaire pour définir l’horizon. Les gens sont emballés de faire l’essai de ce petit bout de bois, et il devient inévitablement le clou de ma démonstration. Maintenant, allons rejoindre le groupe, et nous allons être bientôt fixés sur les performances de chacun des membres. « Alors, vous Madame, combien de degrés lisez vous sur la règle de votre bâton de Jacob: 45 degrés, dites-vous, mais c’est excellent Madame et vous Monsieur, combien cela vous donne-t-il, ah…! 48 degrés mais c’est aussi excellent et vous, mon autre bon Monsieur, … quoi, 42 degrés mais de mieux en mieux et vous, jeune homme…44,… tiens…, 51 degrés …ah… un peu haut mais… bien valable, Monsieur,…bien valable. Enfin de compte, je crois, que vous êtes tous d’excellents navigateurs et si vous auriez fait partie du même voyage que votre ancêtre et que le navigateur serait tombé gravement malade, vous auriez certainement été en mesure d’amener le bateau et son équipage sain et sauf dans le nouveau monde, alors je vous félicite tous, » puis voilà de ces mots chacun ayant cru mes propos qui en fin de compte sont des pieux mensonges, je ressens toujours une toute petite fierté à leur avoir appris comment se servir de ce bout de bois. En toute honnêteté, je suis persuadé que pendant une minute ou deux ils se sont sentis, hommes ou femmes, jeunes filles, jeunes hommes et bien souvent grands mères… comme des héros aux commandes d’un galion ou d’une caravelle. Les plus suspicieux, les plus soupçonneux, je leur mets la main sur l’épaule et en confidence, abaissant un peu la voix je leur dis qu’avec beaucoup de pratique, ils deviendraient, certainement, de grands navigateurs. Vous voulez un petit secret : les femmes ont beaucoup plus de facilité à manipuler le bâton de Jacob que les hommes. Est-ce dire en ces propos que si les navigateurs du début de la colonie avaient été des femmes, ils y auraient eu beaucoup moins de naufrages...??? Moi qui jusqu’à présent… n’avais pas d’ennemis. Lorsque j’ai construit mon premier bâton de Jacob, j’ai choisi deux sortes de bois : du cerisier d’Europe pour graver les différentes latitudes et du merisier de Sainte Angèle de Laval pour façonner le marteau; je tenais à prendre dans ma main une pièce réunissant la France et le Québec. Enfin, quand je vais prendre quelques jours de vacances en Nouvelle-Angleterre, au bord de la mer, je ne manque jamais d’apporter avec moi mes instruments de navigation. Comme je suis un matinal, au soleil levant sur une plage faisant face à l’océan Atlantique, j’installe mon astrolabe de bois et mes deux sextants fabriqués, l’un en plastique, budget oblige, de marque Davis modèle 15, peu dispendieux mais très précis, et mon grand sextant de démonstration que j’ai fabriqué dans une planche de bois franc, qui est, disons assez précis et mon bâton de Jacob. Je demeure là sur le bord de la mer à rêver avec mes instruments, je prends des notes des comparaisons, je consulte les éphémérides; voilà ce que sont les vrais vacances. Depuis quelque temps avec mes écrits, vous aurez certainement l’impression que je vous mène en bateau et vous auriez probablement bien raison car je ne m’embarrasse pas trop de faits historiques rigoureux mais simplement du gros bon sens et vous me direz probablement que le bâton de Jacob n’est quand même pas rattaché aux grandes destinés de l’Europe et je vous dirais que vous avez aussi encore bien raison. Si le bâton de Jacob n’avait pas existé cela n’aurait certainement pas stoppé les grands découvreurs car ces gaillards seraient partis, quant à moi, les yeux bandés.


Michel Marchand