Analyse n°4
Le téléphone a sonné. Il l'a pris dans la salle de bains. C'était une amie, psychologue à Prévessin, qui voulait savoir si Florence animerait avec elle la messe du catéchisme, ce samedi soir. Il lui a répondu que non, probablement pas, car ils comptaient passer la nuit chez ses parents dans le Jura. Il s'est excusé de parler bas : les enfants dormaient et Florence aussi. Il a proposé d'aller la chercher si c'était urgent, mais la psychologue a dit que ce n'était pas la peine : elle animerait la messe toute seule.
La sonnerie avait réveillé les enfants, qui ont déboulé dans la salle de bains. Ils se levaient toujours plus facilement les jours où ils n'avaient pas classe. A eux aussi il a dit que maman dormait encore et ils sont descendus tous les trois au salon. Il a mis la cassette des Trois petits cochons dans le magnétoscope, préparé des bols de choco pops avec du lait. Ils se sont installés sur le canapé pour regarder le dessin animé en mangeant leurs céréales, et lui entre eux.
« Je savais, après avoir tué Florence, que j'allais tuer aussi Antoine et Caroline et que ce moment, devant la télévision, était le dernier que nous passions ensemble. Je les ai câlinés. J'ai dû leur dire des mots tendres comme «je vous aime». Cela m'arrivais souvent, et ils y répondaient souvent par des dessins. Même Antoine qui ne savait pas encore bien écrire savait écrire: «je t'aime».
Un très long silence. La présidente, d'une voix altérée, a proposé une suspension de cinq minutes, mais il a secoué la tête, on l'a entendu déglutir avant de continuer :
«Nous sommes restés comme ça peut-être une demi-heure... Caroline a vu que j'avais froid, elle a voulu monter chercher ma robe de chambre... J'ai dit que je les trouvais chauds, eux, qu'ils avaient peut-être de la fièvre et que j'allais prendre leur température. Caroline est montée avec moi, je l'ai fait coucher sur son lit... Je suis allé chercher la carabine...»
La scène du chien a recommencé. Il s'est mis à trembler, son corps s'est affaissé. Il s'est jeté au sol. On ne le voyait plus, les gendarmes étaient penchés sur lui. D'une voix aiguë de petit garçon, il a gémi: «Mon papa! Mon papa!» Une femme sortie du public, a couru vers le box et s'est mise à taper sur la vitre en suppliant «Jean-Claude! Jean-Claude!» comme une mère. Personne n'a eu le cœur de l'écarter.
Qu'avez-vous dit à Caroline? A repris la présidente après une demi-heure de suspension.
- Je ne sais plus... Elle s'était allongée sur le ventre... C'est là que j'ai tiré.
- Courage...
- J'ai déjà dû le dire au juge d'instruction, de nombreuses fois, mais ici...ici, Ils sont là...(sanglots). J'ai tiré une première fois sur Caroline...elle avait un oreiller sur la tête...j'avais dû faire comme si c'était un jeu... (il gémit, les yeux fermés). J'ai tiré...j'ai posé la carabine quelque part dans la chambre...j'ai appelé Antoine...et j'ai recommencé.
- Il faut peut-être que je vous aide un peu, car les jurés ont besoin de détails et vous n'êtes pas assez précis.
- … Caroline, quand elle est née, c'était le plus beau jour de ma vie... Elle était belle... (gémissement)...dans mes bras...pour son premier bain... (spasme). C'est moi qui l'ai tuée... C'est moi qui l'ai tuée.
(Les gendarmes le tiennent par les bras, avec une douceur épouvantée.)
- Vous ne pensez pas qu'Antoine a pu entendre les coups de feu? Aviez-vous mis le silencieux? L'avez-vous appelé sous le même prétexte? Prendre sa température? Il n'a pas trouvé ça bizarre?
- Je n'ai pas d'image de ce moment précis. C'était encore eux, mais ça ne pouvait pas être Caroline...ça ne pouvait pas être Antoine...
- Est-ce qu'il ne s'est pas approché du lit de Caroline? Vous l'aviez recouverte de sa couette pour qu'il ne se doute de rien...
(Il sanglote)
- Vous avez dit à l'instruction que vous aviez voulu faire prendre à Antoine du phénobarbital dilué dans un verre d'eau et qu'il avait refusé en disant que ce n'était pas bon...
- C'était plutôt une déduction... Je n'ai pas d'image d'Antoine disant que ce n'était pas bon.
- Pas d'autre explication?
- J'aurais peut-être voulu qu'il dorme déjà.»
L'avocat général est intervenu:
«Vous êtes sorti ensuite acheter L’Équipe et Le Dauphiné Libéré, et la marchande de journaux vous a trouvé l'air tout à fait normal. Était-ce pour faire comme si rien ne s'était passé, comme si la vie continuait?
- Je n'ai pas pu acheter L’Équipe. Je ne le lis jamais.
- Des voisins vous ont vu traverser la rue pour relever votre boîte à lettres.
- Est-ce que je l'ai fait pour nier la réalité, pour faire comme si?
- Pourquoi avoir emballé et rangé avec soin la carabine avant de partir pour Clairvaux?
- En réalité pour les tuer, bien sûr, mais je devais me dire que c'était pour la rendre à mon père»