Analyse n°2
Paris, le 30 août 1993
Monsieur,
Ma démarche risque de vous heurter. Je cours ma chance tout de même.
Je suis écrivain, auteur à ce jour de sept livres dont je vous envoie le dernier paru. Depuis que j'ai appris par les journaux la tragédie dont vous avez été l'agent et le seul survivant, j'en suis hanté. Je voudrais, autant qu'il est possible, essayer de comprendre ce qui s'est passé et en faire un livre-qui, bien sûr, ne pourrait paraître qu'après votre procès.
Avant de m'y engager, il m'importe de savoir quel sentiment vous inspire un tel projet. Intérêt, hostilité, indifférence ? Soyez sûr que, dans le second cas, j'y renoncerai. Dans le premier, en revanche, j'espère que vous consentirez à répondre à mes lettres et peut-être, si cela est permis, à me recevoir.
J'aimerais que vous compreniez que je ne viens pas à vous poussé par une curiosité malsaine ou par le goût du sensationnel. Ce que vous avez fait n'est pas à mes yeux le fait d'un criminel ordinaire, pas celui d'un fou non plus, mais celui d'un homme poussé à bout par des forces qui le dépassent, et ce sont ces forces terribles que je voudrais montrer à l'oeuvre.
Quelle que soit votre réaction à cette lettre, je vous souhaite ,monsieur, beaucoup de courage, et vous prie de croire à ma très profonde compassion.
Emmanuel Carrère
J'ai posté la lettre. Quelques instants après, trop tard, j'ai pensé avec épouvante à l'effet que risquait de faire sur son destinataire le titre du livre qui l'accompagnait : Je suis vivant et vous êtes morts.
J'ai attendu.
Je me disais : si par extraordinaire Romand accepte de me parler (de me « recevoir »comme je l'avais écrit cérémonieusement), si le juge d'instruction, le Parquet ou son avocat ne s'y opposent pas, alors mon travail m'engagera dans des eaux dont je n'ai pas idée. Si, comme il est plus probable, Romand ne me répond pas, j'écrirai un roman « inspiré » de cette affaire, je changerai les noms, les lieux, les circonstances, j'inventerai à ma guise: ce sera de la fiction.
Romand ne m'a pas répondu. J'ai relancé son avocat qui n'a même pas voulu me dire s'il avait transmis ma lettre et mon livre.
Fin de non-recevoir.
J'ai commencé un roman où il était question d'un homme qui chaque matin embrassait femme et enfants en prétendant aller à son travail et partait marcher sans but dans les bois enneigés. Au bout de quelques dizaines de pages, je me suis trouvé coincé. J'ai abandonné. L'hiver suivant, un livre m'est tombé dessus, le livre que sans le savoir j'essayais vainement d'écrire depuis sept ans. Je l'ai écrit très vite, de façon quasi-automatique, et j'ai su aussitôt que c'était de très loin ce que javais fait de meilleur. Il s'organisait autour de l'image d'un père meurtrier qui errait, seul, dans la neige,et j'ai pensé que ce qui m'avait aimanté dans l'histoire de Romand avait, comme d'autres projets inaboutis, trouvé là sa place, une place juste, et qu'avec ce récit j'en avais fini avec ce genre d'obsessions. J'allais enfin pouvoir passer à autre chose. A quoi ? Je n'en savais rien et je ne m'en souciais pas. J'avais écrit ce pourquoi j'étais devenu écrivain. Je commençais à me sentir vivant.
I Une lettre d'un écrivain célèbre et reconnu
- mise en avant du thème de l'écriture : champ lexical de l'écriture qui traverse tout l'extrait, Carrère s'identifie comme un écrivain pour qui l'écriture est un métier : concrètement il envoie à Romand le produit de son travail : un livre (la biographie de P.K.Dick : je suis vivant et vous êtes morts), il se met en scène en train de travailler, dans sa posture d'écrivain. Il va jusqu'à évaluer ce travail
- un travail préparatoire, l'explicitation d'une démarche : c'est la première lettre que Carrère envoie à Romand, il reproduit cette lettre ce qui marque son désir de vérité, de sincérité. Il prend contact avec celui qui constitue le cœur de son livre, pour être au plus près de son sujet. Dans l'attente d'une réponse il projette une alternative marquée par le balancement « si...si ». Soit un texte dont Carrère lui même ignore la forme qu'il pourra prendre, soit une fiction qui l'éloigne de son projet d'origine : on note le recours au futur qui marque la détermination de l'auteur à traiter ce sujet d'une manière ou d'une autre . Carrère insiste sur le caractère capricieux du processus de création dont il semble qu'il lui échappe complètement, comme si le livre se décidait de lui-même de manière autonome.
- un texte littéraire : les effets de dramatisation : malgré la volonté d'objectivité et de vérité, de refus de la fiction (il n'y aura fiction que si Romand refuse de collaborer au projet), on remarque que le texte reste un texte littéraire, notamment dans la manière qu'a Carrère de dramatiser l'attente après l'envoi de la lettre, on observe la brièveté des phrases, les phrases nominales(écriture percutante, tension), Carrère réfléchit sur son projet, il prend du recul et commente ce qui s'est passé, ce qu'il a ressenti et pensé.
II- Un écrivain qui s'empare d'un fait divers
- les échos du fait divers dans cet extrait : dans la lettre Carrère fait allusion aux faits mais de manière très atténuée, les événements ne sont pas clairement mentionnés. En revanche quand l'auteur précise ses projets d'écriture on trouve des références plus directes à l'histoire de Romand
-un rapport d'homme à homme : si Carrère se présente comme un écrivain, c'est en tant qu'homme aussi qu'il entre en contact avec Romand, à la fin de la lettre le terme « compassion » est renforcée par l'adjectif « profonde » lui-même accentué par l'adverbe intensif « très », de même il souhaite à Romand « beaucoup de courage », les hyperboles ont ici valeur de témoignage de l'authenticité de Carrère. Carrère considère avant tout Romand comme un être humain : il le définit par ce qu'il n'est pas, « Ce que vous avez fait n'est pas à mes yeux le fait d'un criminel ordinaire, pas celui d'un fou non plus, mais celui d'un homme . De plus à maintes reprises Carrère affirme qu'il respectera les décisions ou réactions de Romand, il s'en inquiète et souhaite le ménager ; de plus on relève le lien tissé par l'auteur avec Romand dans sa lettre.
-la fascination de l'auteur pour son sujet : le fait divers a fortement touché l'auteur. Beaucoup de termes forts traduisent son intérêt voir sa fascination.
III- Un livre en devenir
- la tragédie : Romand est envisagé comme une figure romanesque (homme qui marche seul dans les forêt du Jura) et tragique, c'est à dire un homme dominé par des passions, par un destin qui le dépassent et l'écrasent.
- le refus de la fiction et la monstruosité de la forme : si Carrère écrit une fiction, il précise bien que ce sera par défaut, parce qu'il n'aura pas pu mettre en œuvre son projet comme il le souhaite , la première tentative d'écriture de fiction n'a pas abouti, Carrère voulait « essayer de comprendre ce qui s'était passé », « montrer à l'oeuvre ces forces terribles » mais sa première tentative est un échec comme l'atteste « Au bout de quelques dizaines de pages, je me suis trouvé coincé. J'ai abandonné. », il s'agit de trouver la bonne « place » : j'ai pensé que ce qui m'avait aimanté dans l'histoire de Romand avait, comme d'autres projets inaboutis, trouvé là sa place, une place juste, et qu'avec ce récit j'en avais fini avec ce genre d'obsessions. J'allais enfin pouvoir passer à autre chose » Après la rédaction de ce roman (La classe de neige) Carrère pense avoir épuisé le sujet, en avoir fini avec cette fascination pour Romand, même si c'était de façon détournée.
-morts et résurrections du projet : Pourtant le lecteur tient bien entre ses mains un autre livre intitulé « L'Adversaire », preuve que le projet maintes fois avorté a finalement vu le jour. Les étapes du processus d'écriture sont complexes ; cet extrait présente une lettre où il est question de la volonté d'écrire un texte. Attente de la réponse de Romand
Oui} alors mon travail m'engagera dans des eaux dont je n'ai pas idée
Non}j'écrirai un roman « inspiré » de cette affaire, je changerai les noms, les lieux, les circonstances, j'inventerai à ma guise: ce sera de la fiction.
ECHEC J'ai commencé un roman où il était question d'un homme qui chaque matin embrassait femme et enfants en prétendant aller à son travail et partait marcher sans but dans les bois enneigés. Au bout de quelques dizaines de pages, je me suis trouvé coincé. J'ai abandonné.
REUSSITE L'hiver suivant, un livre m'est tombé dessus, le livre que sans le savoir j'essayais vainement d'écrire depuis sept ans. Je l'ai écrit très vite, de façon quasi-automatique, et j'ai su aussitôt que c'était de très loin ce que javais fait de meilleur. Il s'organisait autour de l'image d'un père meurtrier qui errait, seul, dans la neige,et j'ai pensé que ce qui m'avait aimanté dans l'histoire de Romand avait, comme d'autres projets inaboutis, trouvé là sa place, une place juste, et qu'avec ce récit j'en avais fini avec ce genre d'obsessions
Il est remarquable ici que l'auteur lui même se leurre : il semble que ce ne soit pas lui qui ait écrit le livre mais que le livre lui soit « tombé dessus », il l'écrit de façon quasi automatique, et il semble que ce livre soit l'aboutissement de cette obsession pour l'affaire Romand : « j'ai pensé que(...) et qu'avec ce récit j'en avais fini avec ce genre d'obsessions »
Tout se passe ainsi comme si « L'Adversaire » lui-même avait vécu une sorte de coma, le projet est espéré, détourné, avorté, réussi, enterré successivement avant de revenir dans les préoccupations de l'écrivain quand Romand lui répond, à la fin de l'instruction, presque deux ans après.