Analyse n° 3
Divonne est une petite station thermale proche de la frontière suisse, réputée surtout pour son casino. J’y ai situé autrefois quelques pages d’un roman sur une femme qui menait une double vie en cherchant à se perdre dans le monde du jeu. Ce roman se voulait réaliste et documenté mais, faute d’avoir visité tous les casinos dont je parlais, j’ai écrit que Divonne est au bord du lac Léman, distant en réalité d’une dizaine de kilomètres. Il y a bien quelque chose que l’on appelle un lac, mais ce n’est qu’un petit plan d’eau devant lequel se trouve un parking où il stationnait souvent. J’y ai stationné, moi aussi. C’est le souvenir le plus net que je garde de mon premier voyage sur les lieux de sa vie. Il n’y avait que deux autres voitures, inoccupées. Il ventait. J’ai relu la lettre qu’il m’avait écrite pour me guider, regardé le plan d’eau, suivi dans le ciel gris le vol d’oiseaux dont je ne connaissais pas les noms-je ne sais reconnaître ni les oiseaux ni les arbres et je trouve ça triste. Il faisait froid. J’ai remis le contact pour avoir du chauffage. La soufflerie m’engourdissait. Je pensais au studio où je vais chaque matin après avoir conduit mes enfants à l’école. Ce studio existe, on peut m’y rendre visite et m’y téléphoner. J’y écris et rafistole des scénarios qui en général sont tournés. Mais je sais ce que c’est de passer toutes ses journées sans témoin: les heures couché à regarder le plafond, la peur de ne plus exister. Je me demandais ce qu’il ressentait dans sa voiture. De la jouissance? une jubilation ricanante à l’idée de tromper si magistralement son monde? J’étais certain que non. De l’angoisse? Est-ce qu’il imaginait comment tout cela se terminerait, de quelle façon éclaterait la vérité et ce qui se passerait ensuite? Est-ce qu’il pleurait, le front contre le volant? Ou bien est-ce qu’il ne ressentait rien du tout? Est-ce que, seul, il devenait une machine à conduire, à marcher, à lire, sans vraiment penser ni sentir, un docteur Romand résiduel et anesthésié? Un mensonge, normalement, sert à recouvrir une vérité, quelque chose de honteux peut-être mais de réel. Le sien ne recouvrait rien. Sous le faux docteur Romand il n’y avait pas de vrai Jean-Claude Romand.