I: Un rappel des faits
les circonstances: dates, lieux, personnes
l'enterrement, la mort
la «résurrection», le réveil du meurtrier
II- L'expression de la stupéfaction
les amis: Luc et Cécile
la famille
les victimes
III- La manifestation du Mal
la présence du religieux
le dévoilement
l'explication du titre
Cet extrait témoigne de la sidération générale: comment accepter l'inacceptable, comprendre l'incompréhensible, l'ensemble du texte fonctionne sur des phénomènes d'opposition et de contraste comme pour souligner l'impossibilité de faire coïncider la réalité des événements et la réalité qui leur a précédé. Carrère ici élucide les sens de son livre: pourquoi ce titre: L'Adversaire? Le sens premier du mot désigne «une personne opposée à une autre ou hostile à quelqu'un ou quelque chose», ainsi on pourrait considérer Romand comme un adversaire, un opposant. Mais cela se heurte à la phrase:«Ils auraient dû voir Dieu, et à sa place, ils avaient vu, prenant les traits de leur fils bien-aimé celui que la Bible appelle le Satan, c'est à dire l'Adversaire», ce terme, l'auteur le reprendra à la fin de son livre:«est-ce que ce n'est pas encore l'Adversaire qui le trompe?» Etienne Rabaté, dans un ouvrage intitulé «Lecture de l'Adversaire d'Emmanuel Carrère: le réel en mal de fiction», écrit: «L'adversaire étymologiquement, c'est celui qui est situé en face, ce n'est plus l'étranger radical, le Mal comme force extérieure, mais plutôt celui qui est comme vous tout en vous étant opposé, comme le reflet de soi même en version hostile(...) Là est la source du Mal.» A la question:«Comment est venu le choix du titre, l'Adversaire» Carrère répond: «D'une lecture de la Bible qui était liée à mon interrogation religieuse. Dans la Bible, il y a ce qu'on appelle le Satan en hébreu. (…) La définition terminale du Diable, c'est le menteur. Il va de soi que l'Adversaire n'est pas Jean-Claude Romand. Mais j'ai l'impression que c'est à cet adversaire que lui a été confronté toute sa vie»
Le passage étudié revient sur l'épisode des obsèques des parents Romand. On relèvera dans un premier temps les éléments qui ancrent cet extrait dans la réalité des faits.
Tout d'abord on note les références chronologiques: «Au bout de trois jours, le jeudi, le lendemain, pendant le week-end, dés lundi en état d'être interrogé» qui ont pour effet de ramener le lecteur au fait divers, les lieux sont également présentés: «Clairveaux-les-Lacs, le collège de Clairveaux, les paysans jurassiens, un hôpital à quelques kilomètres de là», la presse locale «Le progrès» est évoquée ainsi que le titre de l'article. Les personnes présentes sont traitées, elles en personnages: Luc et Cécile, la masse des villageois, les parents défunts que l'on fait revivre leurs derniers instants, le curé.
L'auteur parle de la cérémonie de l'enterrement, là aussi on note les effets de réel: c'est un jour de pluie, les paroles du curé sont évoquées «repos, paix, voir Dieu», le thème de la mort est ainsi très présent: «obsèques, autopsie, cercueils en terre » le rituel religieux de la cérémonie est contré par un lexique de la mort lié à la violence: «autopsie, abattu, mouraient de la main de leur fils, corps à demi-carbonisés qui gisaient sur une table à la morgue, assassin», ainsi l'aspect juridique de l'affaire est entremêlé à l'aspect humain, on lit:«assassin(...)sur un lit d'hôpital(...) il souffrait de brûlures disaient les médecins, des effets des barbituriques et des hydrocarbures (…) en état d'être interrogé» ces termes inscrivent les événements dans la réalité de manière très concrète, d'une certaine manière objective, c'est un rappel de la chronologie des événements et le vocabulaire technique, médical y trouve sa place.
Carrère insiste donc sur le retour à la vie du meurtrier: au début de l'extrait, il est dans une zone intermédiaire: «hors de la vie, hors de la mort», «ils apprirent qu'il allait vivre», « e corps de l'assassin qui recommençait lentement à bouger», «serait dés lundi en état d'être interrogé». Cette progression et cette ré-émergence de l'assassin contraste avec la mort qu'il a semée, «les corps à demi-carbonisés gisaient» le verbe renforce leur caractère inerte et le lexique le la famille et de l'enfance «yeux d'enfants, petits corps d'Antoine et Caroline, leur mère» contraste avec le terme «assassin» désignant à la fois le père, le mari et le fils.
La sortie du coma de Romand coïncide ainsi avec l'enterrement de ses parents et l'autopsie de sa femme et de ses enfants. On relève que si l'auteur inscrit son récit dans la réalité du fait divers, certains éléments de la narration nous éloignent du rapport objectif pour nous rapprocher du roman.
Le texte en effet varie les points de vue et la focalisation nous permet d'accéder à la stupéfaction de l'ensemble des protagonistes.
Tout d'abord le point de vue de Luc et Cécile: leur incompréhension se manifeste d'entrée par la confrontation à l'innommable. En effet on relève: «Quand ils parlaient de lui, tard dans la nuit, ils ne parvenaient plus à l'appeler Jean-Claude. Ils ne l'appelaient pas Romand non plus. Il était quelque part hors de la vie, hors de la mort, il n'avait plus de nom.». Dans cette citation on voit l'incapacité à mettre des mots sur ce qui arrive, on souligne les négations, les oppositions et les parallélismes mettent en relief le fait que la réalité ne peut plus être appréhendée comme elle l'avait été jusque là: comment parler de celui qu'ils connaissaient si bien et qu'ils ne connaissaient pas à la fois? On relève également que le meurtrier très présent mais sous une forme absente
La fin de l'extrait revient sur eux en focalisation interne: «Juste après l'incendie, quand on croyait encore à un accident, Luc et Cécile avaient prié pour qu'il meure : c'était pour lui, alors. Maintenant ils priaient pour qu'il meure, mais c'était pour eux-mêmes, pour leurs enfants, pour tous ceux qui vivaient encore. Qu'il reste lui, la mort faite homme dans le monde des vivants, c'était une menace effroyable, suspendue, l'assurance que la paix ne reviendrait jamais, que l'horreur n'aurait pas de fin.»
Ici la structure relève également du parallélisme: reprise et inversion ce qui accentue le renversement de situation, l'inversion reprend la figure de «l'adversaire» , soulignons aussi que la figure de Romand est toujours évoquée à travers des désignations qui le privent d'identité: «la mort faite homme» la métaphore reprend l'étranger évoqué précédemment: «si monstrueusement étranger», on voit que les frontière vie/mort deviennent floues, de manière métaphorique Romand n'existe plus, il n'appartient plus au monde des vivants, il n'y a plus sa place «Il était quelque part hors de la vie, hors de la mort » On remarque enfin le caractère véhément de la formulation marquée par l'hyperbole et les procédés d'accumulation: pour eux-mêmes, pour leurs enfants, pour tous ceux qui vivaient encore. Rythme ternaire + crescendo
l'assurance que la paix ne reviendrait jamais, que l'horreur n'aurait pas de fin. » antithèse «paix»-«horreur»/ «revenir»-«finir»+ hyperboles dans le caractère éternel de l'absence de paix et de la présence de l'horreur+ formulations négatives qui actent le désespoir.
La famille est également traitée comme un personnage de roman, la focalisation permet d'accéder à l'intériorité des personnes qui ainsi deviennent des personnages: «Comment croire aux mots de paix...», «Personne ne pouvait se recueillir...». Carrère insiste sur le fait qu'il n'y a pas de refuge:«pas de coin acceptable où réfugier son âme», et ce même «au fond de soi».
Les «pensées de mort» qui semblent hanter «ces paysans jurassiens», Carrère les restitue: «Jean-Claude avait été la fierté du village. On l'admirait d'avoir si bien réussi et d'être malgré cela resté si simple, si proche de ses vieux parents. Il leur téléphonait tous les jours. On disait qu'il avait refusé, pour ne pas s'éloigner d'eux, un poste prestigieux en Amérique», l'homme retrouve son prénom, il est appelé familièrement «Jean-Claude», le champ lexical de la fierté est ici développé, on relève un rythme trenaire fondée sur la reprise anaphorique de l'adverbe intensif « si »cette grandeur contraste avec l'humilité dont il fait preuve et qui la renforce: «malgré» son succés, il reste simple et proche des siens. Tout cela cependant relève du mythe comme le suggère l'utilisation du pronom impersonnel «On» , notamment le «On disait» qui ramène ce poste prestigieux en Amérique à des «On-dit», des rumeurs non fondées, des mensonges.
Enfin, les parents Romand sont également convoqués pour faire part au lecteur de leur stupéfaction au moment de la mort.
Carrère reconstitue ces derniers moments, il précise que la mère a su mourir de la main de son fils, peut-être le père aussi. Ainsi l'auteur renvoie-t-il à «cette stupéfaction d'enfants trahis dans les yeux des vieillards» procédant ainsi encore à un renversement des rôles puisque les vieillards deviennent enfants, associés ainsi à Antoine et Caroline également trahis non par leur fils mais par leur père.
Les procédés utilisés par Carrère s'inscrivent ici dans une démarche littéraire, il s'agit de pénétrer à l'intérieur des personnages pour y lire la dévastation provoquée par la trahison de celui que tous avaient aimé ou admiré: «Qui aurait cru que celui qu'on donnait en exemple deviendrait un monstre ?»
Le texte interroge également le lecteur sur la question du Mal.
En effet, on relève un abondant champ lexical lié à la religion: «curé(2)Dieu3), croyants, croient (2 ), mal, Bible, satan, Adversaire »
Ce relevé témoigne de l'importance du religieux dans cet extrait : il s'agit sans doute de trouver l'apaisement et une forme de sens. Or ici, comme on l'a vu, il n'y a pas d'apaisement possible : le curé « se forçait » à prononcer des paroles de paix, mais il est impossible de « se recueillir », de « réfugier son âme » dans un coin calme, même « aufond de soi », il n'y en a pas. Les paysans sont envahis marqués de « 'insomnie, des pensées de mort, de refus et de honte contre lesquels on ne peut pas lutter », accumulation.
De plus, il n'y a pas de sens à trouver comme l'atteste l'insistance de Carrère sur la question du dévoilement ultime : au moment où les parents comprennent ce qui leur arrive, c'est toute leur vie qui bascule dans l'absurdité.
Observons : Ils avaient vu leur mort, nous la verrons tous, qu'ils étaient arrivés à un âge de voir sans scandale , ils voyaient Dieu, on voit Dieu, non plus obscurément, les mourants voient en un éclair, cette vision, ils auraient dû voir Dieu, ils avaient vu », on remarque l'hyper présence du champ sémantique du voir le texte nous renvoie ainsi clairement à l'idée de vision : les parents aveugles jusque-là accèdent à la Vérité, mais cette Vérité est révélatrice du mensonge, c'est pourquoi on observe en parallèle un renversement , un basculement du bien vers le mal dans la construction du champ lexical de la religion : curé/Dieu/croyants/Dieu/mal/Bible/satan/Adversaire
Cette élucidation passe aussi par le champ lexical de la lumière « non plus obscurément », « éclair », cette lumière accompagne l’idée de révélation « enfin intelligible ». Or ici la révélation ne rend rien « intelligible », Carrère écrit : « Et cette vision qui aurait dû avoir pour les vieux Romand la plénitude des choses accomplies avait été le triomphe du mensonge et du mal. Ils auraient dû voir Dieu et, à sa place ils avaient vu, prenant les traits de leur fils bien aimé, celui que la Bible appelle le Satan, c'est à dire l'Adversaire. » irréel du passé
Cette révélation prive de sens toute leur vie. On retrouve l'idée de la volte face, plus haut dans le texte on lit : « Pour les croyants, l'instant de la mort est celui où l'on voit Dieu non plus dans un miroir obscurément mais face à face. Même ceux qui ne croient pas croient quelque chose de ce genre: qu'au moment de passer de l'autre côté les mourants voient en un éclair défiler le film entier de leur vie, enfin intelligible. » La vérité se substitue au mensonge mais cette vérité c'est le mensonge même.
Carrère élucide lui aussi le choix du titre de son texte : « L'Adversaire », un texte qui lui aussi s'inscrit dans une zone floue, un « entre-deux »,quelque part hors du fait divers et hors du roman .