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LE JIHAD DU DEVELOPPEMENT
La majestueuse égalité des lois interdit aux riches comme aux pauvres de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain ! (Anatole France)
’impunité est facilitée par l'habituel «pas de vague » et le refus, commun à tous les gouvernements, de ne pas ouvrir «la chasse aux sorcières ». La non assistance à deniers publics en danger n'est pas loin d'une complicité passive. Car si, dans le jihad du développement, la Justice est le nerf de la guerre, elle est jugée inefficace, inéquitable et favorable à la corruption.
Le procès Slimani-Laâfora posera moult interrogations sur l’utilité d’une double tutelle, de l’Intérieur et des Finances sur les finances communales. Incapable de déceler les vices de forme et de fond qui ont entaché la passation des gros marchés casablancais (les résidences Bir Anzarane, la construction du siège de la commune de Roches Noires, l’ensemble immobilier Hassa II, les abattoirs …)
Beaucoup d’autres procès attendent ou s’ouvrent sans donner l’impression de vraiment aboutir. La lenteur vient aussi du fait que, pour s’occuper de ce type de dossiers, la police n’a ni les moyens ni la formation pour lire des bilans, des rapports d’audit… « 90% des magistrats ne savent pas lire un bilan », reconnaîtra un ministre de la Justice.
Toute lutte contre la corruption, quand elle n’est pas différée ou enterrée, est aussitôt « récupérée ». « L’objectif, comme l’explique un responsable de la CGEM, n’est pas d’éradiquer les pratiques nuisibles. Mais d’offrir des victimes expiratoires à l’opinion publique pour sortir d’un mauvais pas politique. Elles peuvent aussi permettre d’éliminer des adversaires politiques ou des concurrents économiques ».
L’ex-PDG du CIH, Moulay Zine Zahidi, mettait en cause les interventions de ministres et de conseillers de Hassan II en faveur de certaines transactions immobilières. Ce qui entrava le recouvrement de créances de certains proches du pouvoir. Farid Dellero, ancien PDG de la BNDE, fut seul à répondre de la mauvaise gestion d’une banque dont le conseil d’administration compte plusieurs grands décideurs de l’Etat.
Juin 2009, s’ouvrait le procès intenté par l’administration des douanes à 17 minotiers dans l’affaire Cerelex, entreprise spécialisée dans l’importation et la commercialisation de blé, accusée de délits de change et infractions douanières. Ghali Sebti, président de l’association des minotiers, accepta de rentrer au Maroc pour être rejugé après avoir été condamné à 15 ans de prison par contumace !
Des importateurs de céréales pouvaient ainsi détourner une Caisse de Compensation sensée réconforter les plus démunis. L’Etat paradoxal arrive, au nom des plus pauvres, à enrichir les plus riches. Ce qui n’est ni le premier ni le dernier d’une gouvernance contradictoire. Faisant dire à un politologue marocain : « quand un système est mûr, on l’analyse avec les outils de l’économie politique. Quand il est en mutation, on utilise plutôt la science politique. Mais quand il s’agit du nôtre, il faut parfois recourir à la psychanalyse ».
mars 1965 : création de la Cour Spéciale de Justice (CSJ) dans un climat marqué par les émeutes de Casablanca. Son apparition dans l'appareil judiciaire marocain devait exprimer la volonté de l'Etat de moraliser une vie publique marquée par la montée de la corruption dans les rangs des responsables supposés mettre le pays fraîchement indépendant sur la voie du développement.
Cette juridiction eut beaucoup de mal à assumer sa mission. Avant sa disparition, elle a statué, entre 1999 et 2004, sur 148 affaires liées aux collectivités locales, 216 à des établissements publics et 221 à des organismes semi-publics. Elle sera remplacée par la Cour des Comptes.
Celle-ci attend d’être mieux revalorisée et plus responsabilisée. Ne pouvant accomplir sa mission de façon objective et efficace sans jouir d'une autonomie organique, fonctionnelle et financière, dans une indépendance totale par rapport à 1'exécutif. La constitution du premier juillet 2011 lui en donne-t-elle les moyens ?
Certes au niveau des garanties d’attributions, la nouvelle mouture lui permet de « sanctionner les manquements aux règles ainsi que le contrôle et le suivi des déclarations du patrimoine, en plus de l’audit des comptes des partis politiques et la régularité des dépenses des opérations électorales ». Elle est même appelée à publier l’ensemble de ses travaux y compris les rapports particuliers et les décisions juridictionnelles ». Et si les Cours régionales des comptes sont chargées d’assurer le contrôle des comptes et de la gestion des régions, le nouveau texte les autorise expressément à sanctionner les manquements aux règles qui régissent les opérations financières publiques.
Pourtant, du texte au contexte, à la Cour des comptes, pourtant institution constitutionnelle depuis I996, le procureur n’a pas le même poids que ses confrères de l’appareil judiciaire de droit commun. Et, en cas de découverte d’anomalies relevant du pénal, il ne peut saisir directement le juge. Peu de dossiers transmis à la Justice, via le ministère, ont connu de réelles suites.
En cas de manquement à la discipline budgétaire, la Cour prononce des jugements sous forme d’amendes. Lorsque le dossier a un prolongement pénal, la justice prend le relais. Pas toujours !
La CDG, pourtant institution publique stratégique, ne subit pas le contrôle de la Cour des Comptes. Dans ce qui arrive au CIH, la CDG porte une responsabilité particulière en sa qualité d’actionnaire majoritaire, présidant le Conseil de Surveillance. Non plus, alors que cette Cour s’intéresse de plus en plus à la gestion des collectivités locales, elle ne concerne que ses gestionnaires élus, jamais des gouverneurs et des walis !
Outre la CDG, les Habous, le ministère de l’Intérieur et ses démembrements, le ministère de la défense nationale, la Cour devrait aussi s’occuper du monde associatif et notamment son business charity. Surtout que l’Etat subventionne des ONG dont les comptes ne rendent aucun compte.
Sur des dizaines d'interventions de l'Inspection générale des finances, très peu de rapports sont transmis à la Cour des Comptes. Les enquêtes établies, dépendant des ministères, sont soumises à l'appréciation des ministres concernés. Lesquels ne disposent pas d’inspections vraiment dissuasives. Rachid Maaninou (inspecteur général du ministère de la jeunesse et des sports) déplore le manque de moyens logistiques et souffre de la misère des frais de déplacements. Souvent, le contrôleur se présente, pour son logement, son déplacement, voire son habillement, dans un état de signes extérieurs bien inférieurs à ceux du contrôlé !
Les missions de l’IGF auprès des administrations du fisc et des douanes se limitent le plus souvent aux besoins de formation, loin du contrôle des opérations. Dans une sorte d’immunité dont jouit également des entreprises publiques stratégiques. Contrairement à la Cour des Comptes, L’IGF n’a jamais publié un rapport d’activité. Quand le fera-t-elle pour se mettre au niveau des dispositions sur la reddition des comptes ?
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La justice oublie à quel point elle est au cœur de l'acte d'investir. Que son libre exercice garantit un environnement économique compétitif et crédible. L’indice de confiance en la Justice marocaine est en détérioration continue, selon un indicateur de gouvernance établi par la banque mondiale.
Le Maroc est loin d’être une économie libre. Un rapport rendu public par « The Heritage Foundation » dont l’« Indice de liberté économique » relègue le Royaume au 101 è rang mondial. Aussi sévère, le rapport du département d’Etat américain sur les droits de l’homme note que notre « appareil judiciaire, souvent inefficace, est considéré comme corrompu, pas totalement indépendant et sous influence, en particulier dans les cas sensibles».
Nul n'est au-dessus de la loi. Encore faut-il que la barre soit placée à la même hauteur pour tous les sauteurs. Loin d’une justice light pour certains, hard pour tous les autres !
Alors qu’un ancien patron de l’Office des aéroports bénéficiait du classement du dossier d’un milliard de centimes, deux élèves sont condamnés en bonne et due forme par un tribunal de Marrakech pour avoir volé quelques bâtons de craie. La banque qui a abandonné 2 millions de dirhams au général Dlimi, a porté plainte le même jour contre l'un de ses salariés qui venait de détourner 7000 DH et écopa de deux ans de prison !
Plus tard, la fille d’un ex-ministre de Hassan II poursuivie pour une affaire de cocaïne, se verra appliquer un texte de loi sorti spécialement des tiroirs de la Justice, la « condamnant » à … des soins médicaux ! Les fils d’un patron de parti politique et d’un wali, responsables d’accidents mortels de la circulation, s’en sortiront au même bénéfice du doute médical.
■Les créances en souffrance ont atteint, dans l'ensemble du système bancaire, un taux de contentieux extrêmement élevé par rapport au standard international. Ce qui «grippe » le système financier, contraint les banques à provisionner et, renchérissant le loyer de l'argent, ralentit les entreprises performantes.
Pendant que des tribunaux de commerce sont réduits à disperser leurs faibles moyens matériels et humains dans la gestion de dossiers d'impayés de 5.000 dh ! Il aura fallu attendre l’an 2011 pour qu’enfin des tribunaux de proximité puissent statuer sur les affaires de moins de 3000 DH.
Pour mieux faire, les besoins sont autant quantitatifs que qualitatifs :
• Besoins quantitatifs, pour un pays qui dispose d’à peine cent magistrats pour trois millions d'habitants. Un tribunal traite en moyenne 10 000 dossiers par an. Les 30 millions de justiciables disposent en tout et pour tout de 3.322 magistrats. Ils sont une douzaine par instance. Avec 800 affaires par mois, ils n’ont que 7 minutes à consacrer à chaque dossier. D’où le cumul d’arriérés de 600.000 dossiers, dans des tribunaux où le client attend l’avocat, l’avocat attend le juge, et le juge attend plus de moyens !
En contrôlant des tribunaux de commerce, des inspecteurs-magistrats ont relevé que «la majorité des juridictions contrôlées fait état de lenteur… La durée de traitement des dossiers dépasse parfois les deux ans ».
La justice pénale est qualifiée d’«inefficace, lente, superficielle et expéditive » pour le directeur des affaires pénales et de la grâce au ministère de la Justice. A Nador par exemple, des dossiers traînent devant le tribunal de première instance depuis les années 90. Quelque quatre audiences sont programmées par semaine pour juger près de 300 affaires !
En général, le sous-encadrement est tel que les jugements supposés émaner d’instances collégiales sont prononcés par des juges esseulés. Tellement débordés qu’un magistrat, ayant omis de faire part de sa décision de mise en liberté, laissera en prison un malheureux innocent ! Un sous-encadrement lié aux petits moyens administratifs, dont un travail d’archivage parfois digne du temps des bougies et de l’encre de Chine.
• Besoins qualitatifs pour assurer une justice plus juste, plus intègre et plus efficiente. Une Justice aux procédures si lentes dissuade les victimes d’erreurs judiciaires civiles et commerciales. Car les procès en révision, confiés à des juridictions imbues d’égo et de raison d’Etat qui a toujours raison, découragent les justiciables convaincus d’être condamnés à tort ou insuffisamment indemnisés.
Pour Transparency International, le système judiciaire est le secteur le plus corrompu au Maroc, suivi de la police, des partis politiques et des services de santé publique. Un contrôle effectué depuis 1998, portant sur les 126 caisses des tribunaux, révèle qu’une sur cinq a fait l'objet de détournements. Selon une source du tribunal commercial de Casablanca, les grands cabinets n’hésitent pas à octroyer des salaires mensuels à des juges qui traitent des affaires de gros sous. Les auxiliaires de justice, notamment les greffiers « gagnent » à accélérer les dossiers de certains généreux avocats.
Jusqu’en novembre 2009, 116 enquêtes ont été diligentées par le ministère de la Justice. Elles ont débouché sur 25 poursuites, dont 17 décisions de révocations, blâmes, avertissements…Toutes les professions du droit sont concernées : greffiers, notaires, adouls, experts judiciaires, traducteurs, avocats…
Dans son « rapport sur la justice au Maroc », le Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme rapporte cette « lettre à l’histoire » signée par trois avocats de Tétouan, qualifiant la Cour d’appel de « vache qui produit des villas, limousines et comptes bancaires … ». Eté 2003, suite à l'arrestation à Tétouan de deux narcotrafiquants, la moitié des magistrats de la Cour d'appel de cette ville ont été mis en examen. L’affaire Bin El Widane éclaboussera plusieurs responsables de la police, de la gendarmerie, des forces auxiliaires, de la DST et de l’administration territoriale.
L’Instance Equité et Réconciliation recommande la confection de nouvelles lois pour renforcer l’indépendance de la Justice par rapport à l’exécutif et l’immuniser contre les corrupteurs et les groupes d’intérêt, dans le strict respect de la séparation des pouvoirs. Une séparation nettement mieux garantie par la nouvelle constitution. L’ancienne réservait à peine une douzaine de lignes au titre intitulé sèchement « De la Justice ». La reléguant même au rang de l’une simple «autorité judiciaire indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ».
Alors que la constitution révisée parle « du pouvoir judicaire ». Proscrivant même « toute intervention dans les affaires soumises à la justice. Dans sa fonction judiciaire, le juge ne saurait recevoir d’injonction ou instruction, ni être soumis à une quelconque pression… »…
Pour améliorer l’indépendance des hommes de loi et pour répondre aux critiques à l’encontre de la tutelle du Conseil supérieur de la magistrature, des insuffisances de garanties des droits de la défense, de la mal gouvernance des juridictions, des molles mesures de dissuasion contre les tentations de corruption, des petites réponses aux grands besoins de formation.
Désormais, si « le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire veille à l’application des garanties accordées aux magistrats, notamment quant à leur indépendance, leur nomination, leur avancement, leur mise à la retraite et leur discipline », sa présidence n’est plus déléguée au ministre de la Justice qui, faisant partie de l’exécutif, pouvait interférer dans la séparation des pouvoirs et politiser, voire partisaniser l’indépendance des juges.
Encore faut-il que tout le corps judiciaire puisse vraiment souhaiter et supporter l’effectivité des réformes promises. Car, depuis le temps qu’on en parle, plusieurs lobbies s’y sont formés et y ont généré suffisamment de belles rentes de situation.
Quand on parle de système judiciaire, on parle de magistrats, avocats, parquet, experts, huissiers de justice, greffiers, adouls… Toute réforme en profondeur doit toucher tous ces intervenants. Dans l’espoir que, forcément beaucoup plus tard, elle puisse se faire aider d’une restructuration mentale. Autrement plus dure et forcément plus lente.
Maroc Telecom, Bank Al-Maghrib, l’OCP et la Conservation foncière rapportent 69% de revenus que versent les Etablissements et Entreprises Publiques à l’Etat sous forme d’impôts, de produits de monopole ou de dividendes.
Selon la direction des entreprises publiques et de la privatisation, les EEP comptent 239 établissements et 42 entreprises, dont 33 contrôlées directement par l’Etat. 434 entités détiennent des filiales dont 194 participations publiques majoritaires. Dans cet ensemble, certaines entités survivent grâce aux subventions de l’Etat. Quelques unes, comme la CDG, investissent à tout vent sans véritable contrôle public. D’autres, à l’instar de la RAM et de l’ONEE, recourent au soutien des finances publiques alors qu’elles devraient les soutenir.
Dans beaucoup d'entreprises publiques, les règles de gestion se sont transformées en réseaux de baronnies, tissés autour du népotisme, du gaspillage et de la gabegie. Ce qui amène les pouvoirs publics à mettre plus souvent la main dans la poche du contribuable engraisseur de canards boiteux. Des unités sont ainsi maintenues dans un coma financier sous perfusion nourrie des généreuses subventions, jusqu'à leur privatisation.
Avant sa privatisation, un ministre de la Marine marchande demanda un répit pour la Comanav. Parce qu'il «est impossible de la privatiser dans une situation de déficit. Nous essayons de convaincre les autorités publiques d'aider à la recapitalisation de la compagnie par une subvention de 50 millions de dirhams ». Son vœu sera trois fois exhaussé. Six ans avant sa demande en mariage par la CMA-CGM, l’Etat dut la recapitaliser à 150 millions de DH. Ce qui signifie que, pour trouver preneur à des unités publiques de très mauvaise mine, il faudra les maquiller pour leur assurer une dote!
C'est aussi le cas de la recapitalisation de la BNDE. Grâce à la perfusion financière assurée par la CDG et au sauvetage logistique assuré par la CNCA qui, au passage, s'est chargée de reprendre la BMAO avec tout son passif. Coût de l’ardoise : 1,5 milliard de dirhams. Au total, pour replâtrer des bras cassés du secteur public, l’Etat a déboursé quatre milliards de DH durant les premières années 2000.
Et ce n’est pas fini ! Entre fin 2012 et début 2013, L’Office national d’eau et d’électricité (ONEE) recevra 3 milliards de dirhams du Trésor pour assainir sa situation financière. Cette recapitalisation se fait dans le cadre d’un contrat-programme contenant des mesures de rationalisation des charges qui, prises beaucoup plus tôt, auraient évité à cet organisme de survire aux dépens du budget de l’Etat.
Faute d’une véritable comptabilité préalable, rien n’a filtré de l’audit royal commandité en 1994 pour l’OCP. Ni du premier contrôle financier des établissements publics lancé en 2003. Lors d'une séance des questions orales, le député istiqlalien Ahmed Khalil Boucetta interpella le ministre concerné sur «les caisses noires ou les comptes secrets de l'Office Chérifien des Phosphates» qui atteignaient deux cents millions de dirhams dont une partie était gérée en toute opacité.
Il aura fallu attendre un certain 19 juillet 2007 pour qu’un accord entre l’Etat, l’OCP et la CDG promette enfin à l’office de « renforcer ses capacités financières… ».Car, au lieu d’être capitalisées ou versées à une caisse indépendante, ses cotisations de retraite ont alimenté les caisses de l’Etat durant les années I970 et 80, financé des programmes d’investissement de l’Office, renfloué une trésorerie virtuelle ou des fonds propres qui ne l’étaient pas toujours !
Si cela devait arriver à des entreprises privées, elles auraient subi un contrôle fiscal, voire abouti au dépôt de bilan. En revanche, une entreprise publique en faillite s'en sortira par l'argent du contribuable. Privatisée, ses anciens «gestionnaires» iront euthanasier la prochaine Mamma mourante. Dans notre drôle de basse cour supposée libérale, les canards boiteux n’arrêtent pas la ponte des œufs d'or !
e makhzen s'est beaucoup transformé depuis la fin du 19 è siècle. Dans « Mes aventures Marocaines », Christian HOUEL raconte : « Derrière le Sultan, un couple de mules soutient une immense caisse au dos bombé et tout entière recouverte d’un tissu de velours écarlate. C’est le makhzen. Ce mot signifie caisse, l’endroit où l’on cache, il nous a donné le mot français magasin et désigne aujourd’hui, par métonymie, le gouvernement chérifien. C’est dans cette malle qu’était transporté le trésor du Sultan. On y versait les impôts prélevés au passage sur les tribus, on y puisait pour régler les dépenses du voyage.Quand le souverain s’arrête, le makhzen est placé derrière lui comme l’attribut de sa souveraineté. En ce temps, les marocains ne prononçaient jamais le mot makhzen sans le faire suivre de cette invocation pertinente : Allah i’am’ro ! (que Dieu le remplisse !) ».
Le makhzen signifiait aussi l'endroit où les troupes entreposaient les céréales prélevées aux tribus. Plus tard, il désignera les espaces contrôlés par le pouvoir central (bled makhzen), par opposition aux localités rebelles (bled siba). Il finira par se confondre avec le pouvoir central. Puis, plus généralement, avec tout service public allant de l’autorisation administrative à l’équipement médical ou socioéducatif. L’école publique ou l’hôpital, bien que financés par les contribuables, ne sont que « madrassa » ou « sbitar d’el makhzen ».
Durant le Protectorat, Daniel Rivet estime que le Maroc est « le seul pays refuge sûr pour la fuite des capitaux et le blanchiment d’argent », surtout en 1945.Il explique que la banque française Paribas s’associe à « un self-made-man à la légende controversée, Jean Epinat, avec le concours intéressé du pacha de Marrakech, Thami El Glaoui, et la connivence des techniciens du BRPM (Bureau de recherches et de participations minières) ». L’ONA est créé pour contrôler leurs participations dans les entreprises de prospection. L’objectif étant de « mettre la main sur le phosphate marocain et sur les gisements hautement rémunérateurs de cobalt ».
El Glaoui a un pied dans tous les secteurs économiques. Il prend le contrôle financier de quatre des cinq quotidiens de la place (Le Petit Marocain, la Vigie marocaine, Le courrier du Maroc et l’Echo du Maroc). Cette combinaison du pouvoir et du contrôle absolu de la presse prit une énorme importance lorsque Thami El Glaoui entreprit de détrôner le futur sultan puis roi Mohammed V. Il est, entre autres casquettes, président de l’Omnium nord-africain qui contrôle la majeure partie des concessions minières du pays.
■ Le Protectorat visait surtout le déplacement du centre de décision du palais vers la résidence générale. Une fois l’indépendance obtenue, la monarchie a récupéré et ses pouvoirs traditionnels et ceux de l’administration française. D’où une monarchie exécutive, soutenue par un makhzen résistant à l’érosion du temps.
Les plus initiés ne trouveront dans la perception du makhzen qu’une source d’enrichissement économique irriguant les bons sillons du rapprochement politique. Un mélange des genres dont les origines remontent loin dans le temps. Déjà, en 1925, le ministre Mohamed Al Makri fut le premier à construire un palais à Rabat et transforma un deuxième en lieu de vente des produits dont il avait l’exclusivité d’importation.
Ces perceptions, tantôt sécuritaires, tantôt affairistes, ne seront pas à la hauteur du choc d’entrée dans le XX e siècle de la modernité. Tous les historiens sont d’accord sur l’état de faillite financière de la fin du règne de Moulay Abdelaziz. Outre ses dépenses ostentatoires, les caisses du makhzen devaient supporter la révolte de Roki Bouhmara et la tentation du pouvoir de Moulay Mohamed, frère du sultan, encouragée par Ahl Fès.
En 1907, Moulay Hafid sera proclamé sultan à Marrakech. « Ahl Fass » lui imposèrent les conditions d’une « Bay’a almachrouta »: récupérer les zones spoliées, annuler le pacte d’Algésiras, mettre fin aux privilèges concédés aux étrangers, demander l’avis du peuple pour tout accord international. Sauf que Moulay Hafid fut incapable de respecter des clauses aussi contraignantes. Dépassé par les événements du nouvel ordre colonial, le sultan entra en conflit avec les oulémas, les notables et les grands commerçants qui avaient fait allégeance. Il alla jusqu’à faire emprisonner Mohamed ben Abdelkebir El Kettani qui mourra à la prison bou lakhsisate. D’où la compromission de son frère Abdelhay El Kettani avec la puissance coloniale, acceptant l’exil du sultan Mohamed Ben Yousseh et son remplacement par Mohamed Ben Arafa.
La domination économique étrangère se poursuivra alors sur le plan diplomatique puis militaire. Le traité du Protectorat finira en véritable colonisation. L’Acte d’Algésiras renforce la position française, désormais en mesure de contrôler les finances marocaines et donc le makhzen. L’article 8 du traité de Protectorat oblige le sultan Moulay Hafid à ne pas emprunter pour son propre compte de l’argent public ou privé sans l’accord du gouvernement français.
Un makhzen qui a su s’adapter, voire tirer profit de sa traversée du Protectorat. Dans une chronique de Hassan Aourid, « Après Lyautey, on était plus dans le cadre d’une administration directe où le vieux Makhzen n’était qu’un artifice. Les deux structures, qui ont été confectionnées pour la présence française, coexisteront, cahin-caha, même après le protectorat, qui n’était pas, comme le voulait la lecture officielle, une simple parenthèse. Peut-être la chance du Maroc était qu’il n’y avait pas de rupture en 1912 avec l’ordre ancien, et que l’indépendance était une forme de « marocanisation du Protectorat ». Avec l’indépendance, et particulièrement depuis 1972, c’est l’administration moderne qui est soumise au Makhzen…Mais les deux structures feront chemin ensemble ».
En effet, au départ, le Protectorat devait surtout protéger l’entrée des compagnies internationales, introduites au Maroc bien avant la colonisation. Ensuite, à coup de crédits contractés par le Makhzen auprès des grandes banques européennes, l’endettement facilitera l’intrusion militaire et politique et ouvrira plus de portes à l’arrivée des entreprises françaises et européennes.
Certains capitaux, fuyant la rigueur du fisc en France et la grande peur des communistes, seront le premier argent sale blanchi sur le territoire marocain. En toute connivence avec des caïds féodaux et quelques représentants d’une bourgeoisie autochtone en gestation. Alors que l’écrasante majorité des Marocains vivaient des bons de rationnement de la deuxième guerre mondiale ou survivaient aux années de sécheresse, et alors que quelques fidayîn risquaient leur vie pour combattre l’occupation, quelques familles marocaines faisaient fortune dans le commerce de gros, la spéculation immobilière et foncière, les transports et le secteur bancaire.
Dans « L’histoire politique du Grand Maghreb Arabe », Abdelkrim Filali raconte comment, pour financer la création du quotidien du parti de l’Istiqlal, Benabdejlil recevra une importante subvention de Mohamed Laghzaoui qui, de propriétaire d’une ligne de transports en autocars, deviendra le patron de la Sureté Nationale. L’ouvrage relate aussi de quelle manière Benabdejlil, l’un des premiers fondateurs et trésorier de l’Istiqlal, fondera …la Banque Populaire.
Les premières bases financières d’un makhzen économico-politique furent ainsi consolidées. Car, bien avant l’indépendance, les négociants devaient s’affranchir d’un dahir d’agrément-délégation signé par le sultan, en tant que moyen de contrôler l’enrichissement des sujets marocains !
■Pour Mouna Hachim, on ne peut saisir le processus qui a mené à la signature du Traité du Protectorat sans revenir notamment à la notion de droit de protection, plus que centenaire. Depuis le XIX e siècle, nous assistons à la généralisation des privilèges majeurs touchant quatre domaines essentiels qui sont l’économie, les finances, l’autorité judiciaire et le droit de protection.
L’accord franco-marocain signé en 1863 à Tanger, codifiant le droit de protection, concédait ces privilèges aux Marocains employés par les consulats de France, ainsi qu’aux courtiers et agents marocains employés par les commerçants français. La Convention de I880 déclarant que la protection s’étend à la famille du protégé, Cela ne tarde pas ouvrir la porte à de graves dérives dans l’extension abusive de ces droits.
La même recette continua d’alimenter les générations suivantes, héritières des rentes appétissantes. En témoigne l’enchevêtrement, dans l’affaire du projet Hassan II de résorption des bidonvilles, de tous les arcanes du pouvoir centralo- localo -partisano- syndicalo- patronal. La mise en accusation concernera : la présidence d’une commune (Aïn Sébaâ) en la personne de Abderrazak Afilal, patron d’un syndicat (UGTM). La participation aux VRD (voiries, réseaux et divers) fut confiée à un député, fils d’un membre dirigeant de l’Istiqlal. Le tout sous la tutelle d’un gouverneur (Abdelaziz Laâfora) très proche de Driss Basri, ministre de l’Intérieur.
La rente n’est donc pas arrivée avec les autocars ! Déjà au 19ème siècle, comme l’explique Aziz Chahir, la proximité des notables avec le makhzen avait favorisé l’accès de ces derniers à des postes de pouvoir (caïd, pacha…) dans un contexte marqué par une séparation du Royaume entre « bled makhzen » et «bled siba». L’auteur y trouve les racines d’une compromission du makhzen avec les notabilités traditionnelles qui détenaient les richesses (terres agricoles, commerce…). En témoignent les privilèges politiques dont jouissaient principalement certaines familles d’origine fassie à cause de leur proximité avec le Palais.
Après l’indépendance, « nous étions dans une situation où le pouvoir politique ordonnait et les entreprises exécutaient », reconnaitra Hassan Chami, homme d’affaires et ancien président du patronat. Au milieu des années 90, la campagne d’assainissement qui devait nettoyer l’économie de ses maux (corruption, fraudes fiscales…) comme le souhaitaient les instances internationales a été détournée de ses bons principes de départ. « Des confrontations ont eu lieu. L’administration avait une façon de diriger le Maroc et ne voulait pas la lâcher », constatera Hassan Chami.
Hassan Chami, ancien président de la CGEM, fait remarquer à propos de ces années-là que «tout était prévisible… Car le ministère de l'Intérieur s'ingérait dans toute l'organisation politique, économique et sociale. Aucune solution à tout problème ne pouvait éviter de passer par une intervention ou une décision du ministère de l'Intérieur». L’ancien patron des patrons estimera que « le système de la licence et autres formes de protection procédaient de la volonté du pouvoir pour créer une bourgeoisie marocaine artificielle. Les bénéficiaires ont gagné beaucoup d’argent dans le cocon de ce système douillet ».
Dès lors que, convaincu de la combinaison coloniale entre une modernisation économique et le maintien des structures féodales, l’Etat indépendant a réhabilité les notables locaux. Beaucoup parmi eux, après avoir « collaboré » avec les sécuritaires de la métropole, collaborèrent au maintien du nouvel ordre sociopolitique. Ce qui leur permettra, après avoir investi dans une agriculture irriguée par des barrages financés par l’endettement, d’investir les institutions « représentatives ».
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