Des racines politiques
aux fruits économiques
Née quelques années avant l'indépendance, ma génération a grandi dans la guéguerre de légitimité que les partis issus du Mouvement national et le Palais se sont longtemps livrés. Quinquagénaire et sexagénaire, nous avons aujourd'hui le sentiment d'avoir été trompés, usurpés de nos plus belles années. …Nous nous retrouvons seuls avec nos traumatismes et nos rhumatismes.
Abdessamad Mohieddine
Tous pour un Maroc. Un Maroc pour quelques uns ! Pour un revenu par habitant qui place le pays au 140 eme rang mondial. Pour un Indice de développement humain relégué aux derniers rangs.
Cette « médiévalisation » de l’économie marocaine, malgré les façades de modernité, s’accompagne de moult déviances politiciennes.
Car, au commencement, toute opposition n'était légitime qu'en confondant militant opposant et futur ex-prisonnier politique en liberté provisoire. Ce qui a donné des majorités accrochées au triomphalisme béat, face à tout ce qui se faisait. Alors que des oppositions, cantonnées dans un catastrophisme outrancier, tiraient sur tout ce qui bougeait.
Plus tard, au fil des consensus de plus en plus mous, moins pour corriger le tir que pour maîtriser les tireurs, le pouvoir accepta, en réformant la constitution, d'alléger le Parlement de son tiers indirect. Avant de l'alourdir aussitôt d'une deuxième Chambre qui en multiplia les occupants sans répondre aux vraies préoccupations.
D’où l’arrivée de centaines de parlementaires, de plus d’une trentaine de partis et d’autant de syndicats. Soit l’une des densités « représentatives » les plus élevées du monde et l'une des plus importantes longévités du personnel politique.
On a fini par dérouter les électeurs avant de les faire déserter. Comme on multiplia les centrales syndicales sans éviter la réduction des syndiqués.
Paradoxalement, avec le tarissement de la demande citoyenne et le recul qualitatif de l’offre politicienne, le Maroc subira toutes les combinaisons possibles d'interactions partisano-syndicalo-associatives: Des partis ont enfanté d'autres partis. Ou donné des syndicats qui se sont parfois transformés en partis. Alors que, dans certains partis, des contre-courants changent en associations, avant de muter en partis. En attendant de s’offrir leurs syndicats !
D e Mohamed V à Mohamed VI, en passant par Hassan II, des zouama sont toujours aux commandes. Plus d’un demi-siècle d'indépendance n'a pas réussi à faire oublier des jurassiques partis et des syndicats si mal maquillés et aux zaïm si résistants à l'usure du temps qu'on les croirait embaumés !
Face à ces partis que des observateurs avertis qualifient d' «artificiels», assimilent à des «kissariate», confinent dans une étape de «pré démocratie» ou «pré partis», le paysage politique n’est plus qu’un labyrinthe électoraliste, dans lequel il est plus facile de vendre sa voix que de se voir proposer une meilleure voie.
Dans la confusion, certains partis se sont révélés mieux encadrés par l'Administration territoriale qu'ils n'encadrent eux-mêmes les populations locales. Une administration d'un certain concept de l'autorité qui fait parfois les «élus» avant les élections. Un casting quotatif qui n'a pas profité qu'aux partis «administratifs». Ceux qui redoutaient la «démocrature » ont fini par accepter une démocratie au fur et à mesure. Quand elle se fait au fur et à … leur mesure.
Plus facile à berner qu'à gouverner, un électorat majoritairement pauvre, analphabète, sous-encadré et sous-organisé, fera les beaux jours de candidats plus prompts à jouer «le jeu» qu'à contribuer à en changer les règles. Un électorat peu éclairé par une certaine presse moins soucieuse de ses lecteurs que de ses espaces publicitaires. Un lectorat duquel s’éloigne une élite casée, récupérée ou marginalisée.
Après l’essai non transformé d’un capitalisme volontariste d’Etat, la tentation libérale manquera cruellement de libéraux. Feignant de compter sur les opportunités d'entrepreneurs, le Maroc sexagénaire finira par compter davantage d’opportunistes preneurs :
Qui de la rente d'un patrimoine historique (arrassid attarikhi), capitalisant un mouvement anticolonial ( haraka al watania), supposé devoir les laisser à la barre jusqu'à ce que mort s'en suive.
Qui de la rente d'un patrimoine financier (arrasside al banki) qui entend investir les arcanes d’une ploutocratie de notables et d’apparatchiks.
Qui d'une rente parlementaire, confondant immunité et impunité.
Qui d'une rente communale destinée à moins servir les localités que s'en servir.
Qui de «la rente de portier» qui, dans l'arène de l'échange commercial, favorise les vendeurs protégés des rigueurs de la mondialisation et de la compétition. Planqués dans leurs niches fiscales et flanqués de leurs ouvriers corvéables à merci.
Qui de la rente de religion qui, en milieu partisan, tente de politiser la bonne foi.
Qui de la rente d’associations à but très lucratif qui tente de capitaliser la représentation autoproclamée d’une société civile pas encore véritablement constituée.
Qui de la rente des autorisateurs incontournables sur les voies pénétrables de la corruption.
Qui de la rente d’une caisse de compensation qui brade aux plus riches les produits de consommation des pauvres.
Qui de la rente des sécuritaires qui ont tiré leurs marrons du feu autoritaire de ces années de plomb que les historiens ont peu explorées pour séparer le grain du livresque.
Qui de la rente d’une filiation bien née, d’un népotisme d’initiés. Inoculant au pays un autre sida, Syndrome Immuno-Défensif Impuni (SIDI!).
Pendant ce temps, tant de dé-rentes sont infligées aux autres. A ceux qui écrivent pour des lecteurs boudeurs. Qui sont candidats démocrates pour des élections minées par l’argent ploutocrate. Dont les compétences ne sont reconnues que bien-nées ou pourvues des bons réseaux. Dont la bonne foi religieuse n’est bénéfique que mise au service d’un certain islam politicien. Dont l’esprit d’entrepreneur est vite dissuadé par les mauvais concurrents preneurs. Dont la célérité en affaires est constamment soumise à l’obligation de péage des voies sélectivement pénétrables de la corruption. Dont tout militantisme partisan ou syndical finit par buter sur la non-démocratie interne…
Des «années de plomb» aux rentes d'or... Avec la formation paradoxale des rentes de sous-développement, à défaut d'enrichir le pays, on a autant contribué à enrichir des opportunistes venus de la politique que des notables affairistes venus à la politique !
ans un « pays clément et miséricordieux », si sélectivement généreux, ce nouveau «Maroc utile» est pourvoyeur de sable de bâtiment, d'eaux poissonneuses, d'agréments de transport, de licences d'importations, d'exploitation du domaine public, de terrains domaniaux, de fermes fertiles, de forêts dépecées, de crédits généreux...
Voulant ainsi quitter les lourdeurs de l'économie nationalisée, on a fini par goûter aux faveurs d'une économie iqtaïsée ! Pour assurer notre intégrité territoriale, on a vaincu le bled siba (le pays de non droit). Sans empêcher le nouveau bled al hiba (la donation) de gêner notre intégrité économique et notre stabilité sociale.
Au cours d’une interminable « transition démocratique », les ravages des lobbies mafieux peuvent s’assimiler à des crimes économiques politiquement organisés.
A moins de « dissoudre le peuple », la « spécificité marocaine » n’est pas une fatalité. Après tant d’années d’interaction entre les rentiers politiques et le makhzen économique, il est temps de se rendre compte que ce qui est sacré dans la démocratie, ce sont les valeurs, pas les mécanismes. La démocratie du plus fort, du plus riche, du plus proche n'est pas toujours la meilleure.
De moins en moins dans une société de savoir, de plus en plus dans une société où il faut avoir pour être, seul compte le savoir-avoir ! Tant il est flagrant qu’entre la corruption active et la corruption passive, s’installe sans vergogne une corruption interactive. A coup d’accommodation sociétale, couverte de structures mentalo-culturelles bercées par l’ambiance politicienne générale !
our tenter d’éclairer les différentes facettes d’un paysage à dimensions aussi variables et néanmoins mutuellement influençables, on définit la gouvernance comme la manière dont le pouvoir est exercé dans la gestion des ressources d’un pays dans un objectif de développement.
Cela impose l’amélioration soutenue et continue du système de gouvernement, en mettant l’accent sur l’efficacité et la responsabilité des institutions, la promotion des principes démocratiques et l’établissement d’une relation organique avec la société civile.Pour faire face aux défis d’un développement à la fois démocratique, social, humain, culturel, économique et entrepreneurial. Tant dans sa dimension nationale et territoriale que dans sa compétition mondiale.
Or, une telle démarche refuse de réduire les échanges économiques à des individus rationnels se coordonnant grâce à des mécanismes de marchés. Elle met en évidence le rôle des réseaux du pouvoir, des institutions, des valeurs, des intérêts, voire des émotions. Activité sociale plongée dans l’histoire et les rapports sociaux, l’économie ne se déroule pas en état d’apesanteur sociale. Entre économie politique et politique économique, l’économie est politique. Dans le bon comme dans le très mauvais sens.
Dans cette approche tentant le lien structurel, pas toujours évident dans les modélisations ultraspécialisées, entre l’analyse économique et les autres disciplines des sciences sociales, analyser et critiquer la réalité sociétale permet de contribuer à sa transformation.
Sans comprendre comment on en est arrivé là, on ne peut comprendre comment s’en sortir. Se faisant dans l’interdépendance entre le politique, l’économique, le socialo-mental et le cultuo-culturel, cette analyse tend à entrevoir les relations de causes à méfaits, nées des liaisons dangereuses qui empêchent notre société de progresser. Au risque de la disperser. Si, laissant trop de place aux espaces de privilégiature, incapable d'aider la majorité pauvre, elle ne pourra plus sauver la minorité riche.
Néanmoins, dans sa démarche empirique, parfois autobiographique, ce livre-voyage dans le plus beau pays du monde …des « affaires », ne succombera à aucun moment à l’escroquerie morale qui consiste à faire croire que les marocains ne sont pas mûrs pour la démocratie. Ni tombera dans la négation nihiliste du rôle reconnu à toute véritable organisation partisane, syndicale, professionnelle ou associative.
Toute économie de rente est parfaitement légitime dans des structures normales d’économie de marché. Le mal provient d’une économie de la rente … politique. Quand une déviance politicienne se transforme en rentes malsaines. Et vice versa. Le diagnostic devient alors systémique. Il doit en être de même des soins requis !
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