G. Zimmermann

Haras

Les chevaux avaient profil de serpe

Dans le halo hérissé de l’hiver

Et l’agonie devenait familière

Pour les lads qui avaient balayé la neige.

C’était le froid de février, quand la sève endormie

Mène au plus près du repos d’ossuaire.

Glaciale et silencieuse,

L’écurie. Quelquefois, des sabots qui claquent,

Morne signal de la vie enfermée ;

Un début de hennissement qui cesse

Comme un envol se brise. Et le vent ? Pas même à s’engouffrer.

On entend mâcher. Dans les boxes,

Le jour n’a qu’un sursaut face à la nuit

Et pendant que l’air gifle et gerce les hommes,

Ils ont, dans leur cloison en bois, le regard immense

Et effaré des mourants.

Stèle 1

Promets-moi, quand la nuit

Couvrira mes yeux, quand mes mains

Seront racines

De pierre et ma bouche

La double lande

Du silence ; à l’heure

Où je serai - oui, vide

Promets-moi, après m’avoir pleuré,

Lavé, habillé, veillé

Et avant de me descendre en terre,

Promets-moi, par égard pour mon éternité,

De poser sur moi les jouets de mon enfance,

Ces figurines,

Mets-les contre ma tempe,

Qu’elles soient mon bijou pour l’au-delà,

Dans la nuit si proche

Mes bras ne saisiront plus

Mais si quelque chose

Survit, j’en serai de les avoir là, tout près,

Apaisé un peu.

Stèle 2

Gris de sa ronde lumière

Ce galet

Que tu ramassas

Il fut pour toi cet objet de chance

Tu le déposas dans ta chambre

Chaque matin tu le touchais

Et déjà la journée t’était favorable

Mais tes mains désormais sont deux exils

Entre tes doigts tu ne sens plus le vent souffler

Et la petite pierre

Trouvée sur la plage

Ramenée chez toi, ce caillou source

De ta vie heureuse

Ne s’oppose pas à

La mort qui vient vers toi.

Stèle 3

Je ne t’ai pas survécu

Comme on l’entend : « J’avais un ami »

Restera cet aveu impossible

Sur ma bouche

Parler de toi au passé serait trahir

Je n’en finis pas de te pleurer,

De chercher ton visage

Parmi la cendre, aucun souvenir

Ne me ramène à tes sourires,

À ta part de soleil,

À ce qui pourrait soigner un peu

La mémoire.

Stèle 4

Mon ami, je pleure

De te parler encore,

Dix ans après ton dernier regard

Ma voix te cherche

Et déjà tu sembles proche

Le silence est ailleurs

Où que tu sois mes mots te trouvent,

Touchent ton autre visage,

Rappellent qui tu fus

Mais il n’y a pas plus, mes

Paroles restent seules

Si tu réponds c’est de trop loin

Ou ténu, indistinct

Comme un soupir parmi le vent.

Insipide

Oui, le fantôme avait soif

Et tu l’as vu à la fontaine

Laper si férocement l’eau fraîche

À la source autrefois pourvoyeuse

En force et fierté pour les chevaliers

Qu’il t’a paru le plus vivant d’entre nous.

Or, il avait jailli depuis les morts

Où s’hydrater est un trésor orgueilleux

(Comme en fouillant la terre on cherche une étoile)

Et il avait plusieurs soirs erré squelettique

Mais amer et parfois rageur

D’avoir perdu tous les goûts dans sa gorge.

Destinations

Si j’avais soigné l’oiseau, le ciel aurait brillé

Pour son nouvel envol mais outre ses plumes

Alourdies de sang, la blessure était profonde

Et le petit bâton que je lui fis pour béquille

Demeura vain. Il mourut sur le seuil,

Avant la tombée du soir, dans une agonie

De douceur et de reconnaissance.

La fatalité animale est pudeur :

Son dernier frémissement fut pour la clarté du jour

Qui se retirait et son regard ultime

Pour l’herbe, qui lui parut immense.

Je songeai qu’il avait fermé les yeux sur ce vert

Que couvrirait lentement l’ombre : et dans le crépuscule

Désormais venu, l’engoulevent gisant à mes pieds

Prit son humble et profonde effigie

Parmi les nuages.

Conjurer

Si de chaque année nous faisions un sillon

De chaque mois, de chaque jour,

De chaque instant, de chaque souffle ;

Si ce temps qui brise nos visages

Nous l’incisions sauvagement

Pour refuser ce qu’il fait de nous,

Mortels, conscients d’aller vers plus de laideur ;

Si de la moindre action, de l’infime anecdote

Si du réel le plus oubliable fétu

Nous saisissions outre la poussière humaine

Outre ce vent qui consent à se taire ;

Si ce sable étroit du destin nous l’empoignions

Pour le faire un peu scintiller dans l’air ;

Si l’herbe ignorée de nos milliers de nuits

Nous la cueillions pour commencer un bouquet

Et si la neige où tant de nos regards s’effacent

Nous l’écrivions sur la page invaincue du souvenir !

Agonal

Déflagration, bien sûr ! Pour toi qui saisis les mots

(Et je n’ai pas dit « emploies » ni « utilises »),

Toi qui remets ta vie en tout poème

(Oui, l’écriture en sa roulette russe),

Qui unissant la tourbe à la peau des dieux,

La sueur des chevaux à quelques affirmations d’étoiles,

La mue des serpents à un atlas illuminé,

Le quignon de pain à un rocher faisant appui pour l’éternité ;

Déjouant les couleurs attendues : bleu du feuillage

Et blanc de la grotte où s’ennuient les poissons ;

Brisant les répercussions répétées jusqu’à toi,

La musique où tu t’effrayais, te pétrifiais

(À nouveau, veille ici au vocabulaire),

Excitant la fureur comme on souffle

Sur la braise dans la cheminée ;

Hurlant pour partager ton désir,

Tu feras de tout cri, tout tesson, toute explosivité

Ton miroir !

Autoportrait

Je ne suis pas même un enfant du brouillard

Tout ciel voilé de pluie se rend plus visible

Et la neige aussi se laisse envier dans la nuit

Pour sa blancheur qui descend sur vous indiscutable

De personne il n’a été touché mon visage

Le vent d’un souffle en le sentant sur la peau

Vous fait goûter à sa mémoire autant qu’un poète

Quand parmi vous l’au-delà s’immisce un fantôme

Donne à voir qu’il est brièvement revenu

Sur le seuil pour empreinte un peu de sang blanc

Et face à lui ce mort sans bouche et sans main

Moi qui n’ai pas de sillage

Aucun voyageur n’a plus parcouru que moi

Aucun œil n’a plus de lumière

Et aucun feu n’a été plus intouchable

Je suis le rêve

Fulgurer

Dès l’amorce, autant que la poésie fait feu

(Sans alchimie, pas même un préalable, une alerte,

Une introduction pour amener, faciliter déjà

Les transformations du réel) ;

Aussitôt que les mots sont lâchés (oui, le cynodrome

Comme analogie la plus vraie du lyrisme) ;

Non pas lancée en un javelot aveugle,

La phrase ! à aligner volcans et tourbillons ;

Qu’un nom l’ouvre, un verbe, un adjectif, un adverbe

Et la quête immédiatement accomplie :

La voix d’emblée solaire - et plus, le soleil même.

Le poème ainsi qu’on ferait constat de l’or

Sans interroger sa provenance, attester qu’il est là,

D’un éblouissement qui a sa pierre

Puisqu’il est ce règne inné ; s’en réjouir

Face à la lenteur machinée des métaphores

Et enfin, le réciter ; publiquement dire

L’incendie dans nos poings sans l’avoir saisi, touché, effleuré :

Voilà le pays où je réside

Et t’attends. Si tu as figuré les rivages

Avec un cheval à l’œil plus vaste que la lune,

Viens à moi ! Et souviens-toi que les merveilles

N’ont jamais cherché un écho. Profératrices,

Pas plus !