Marie Leroy

Triste dimanche

J’avais promis de ne pas t’écrire. Je dirai, pour ma défense, que je m’adresse d’abord à moi-même, et que je suis davantage poussée par un accès de détresse et de narcissisme, que par l’espérance de ta réponse.

Je sais que ma lettre sera bien vaine, comme sont vaines toutes les pensées qui m’assaillent lorsque la colère et l’amertume prennent possession de moi. Ma rancœur est inutile, et mon mal-être pathétique, l’un et l’autre n’ayant jamais réussi à m’éloigner de toi. J’éprouve pourtant, aujourd’hui, un besoin irrépressible de décrire mes sentiments, de laisser éclater les mots que je chasse quand nous sommes ensemble, n’ayant alors la force que de t’aimer.

Longtemps j’ai pensé pouvoir accepter ma condition, faire abstraction de mes besoins et de mes désirs égoïstes. Pour conserver notre belle entente, j’ai consenti à m’effacer, et me suis délectée de chaque instant que tu me consacrais. Après ton départ, mon esprit était envahi par nos conversations passées, par la sensation de ta peau sur la mienne ; j’occultais mon insoutenable solitude et m’enivrais de mille réminiscences, de mille promesses qui suffisaient à me rendre heureuse. Ta présence ne m’était presque plus nécessaire, tant tu obnubilais mon esprit, et habitais toutes mes pensées. Tu étais sans cesse auprès de moi. Du matin jusqu’au soir, je n’étais que passion et euphorie ; je me voyais me blottir contre toi, ma bouche brûlant de t’embrasser, et ma main cherchant la tienne. Mes rêves, ma folie douce rendaient ma vie plus exquise que jamais. Il fallut pourtant que cet état cesse, devant ton absence, et devant ta froideur.

Je ne peux plus vivre autrement que dans l’attente de ton retour. Ma tristesse est celle d’une enfant mélancolique, cloîtrée chez elle par un dimanche pluvieux, n’ayant que les souvenirs de la veille pour se consoler. Chaque jour me séparant de toi est comme une pénitence, que je subis avec résignation. Je maudis les heures qui s’interposent entre nous et ne rêve que de nos retrouvailles, pourtant consciente du peu que tu m’accordes.

On dit que l’amour embellit celui qui l’éprouve ; le mien a fait naître en moi la colère et la haine. Si mes sacrifices me semblaient autrefois naturels, je me demande aujourd’hui quel genre de femme je suis devenue, quel personnage tu as fait de moi, pour que je te sois si aveuglément dévouée. Qu’on le croie ou non, j’ai toujours éprouvé du mépris pour ceux qui acceptent leur sort sans se battre ; particulièrement pour les femmes incapables d’exister sans l’amour d’un homme – ou sans l’illusion d’un amour. Je réalise aujourd’hui que je ne vaux guère mieux.

C’est comme une maladie qui se développe en moi, et dont tout mon être refuse de guérir. Je ne puis respirer, ne peux exister qu’en nous voyant ensemble. Ton spectre m’accompagne en chaque lieu, ta voix résonne constamment dans ma tête ; je te sens même, parfois, me frôler. Effrayée par ma folie, je tente de porter mon attention vers autre chose, et ma vue se brouille. Une partie de moi se complaît dans la souffrance, et me voilà prisonnière.

Comme je te déteste de m’avoir à ce point changée ! Aussitôt que tu as franchi la porte, après que mes émois se sont estompés, si tu savais comme je t’abhorre ! Je rêve parfois de détruire tout ce qui t’est cher, pour devenir ton seul appui, pour être aimée de toi comme je l’étais, naguère – à moins que je n’aie rêvé, que nos instants de bonheur n’aient été que des illusions ? C’est possible, tout est possible ; j’ai si souvent l’impression d’être folle…

Si seulement je savais quand a commencé ma chute… quand as-tu décidé de m’accorder moins d’importance ? Si l’amour est la plus belle des créations, il reste aussi la plus étrange, la plus insondable. J’étais la femme aimée, l’amante désirée et choyée ; je ne sais plus, aujourd’hui, qui je suis, ni ce que je représente pour toi.

Lorsque j’interroge les sentiments qui m’animent, que suis-je devenue, sinon l’attente consentie, et la souffrance complaisante ? Une créature régressant chaque jour – jusqu’à retrouver ses craintes d’enfant – dont l’absence de l’amant, fait de chaque instant un long et triste dimanche…

Obscures sensations

Leur odeur dans mes narines, nicotine, transpiration ; leurs mains frôlant mon corps, intimité forcée, frontières violées ; leur souffle dans mon cou, respiration nerveuse, atmosphère humide, buée sur les vitres. Le train démarrera bientôt, faisant de nous une masse homogène et bancale : tout ne sera plus que secousses, piétinements et collisions aveugles ; les regards seront fuyants, abreuvés par la haine, le mépris et la colère, durant ces quelques minutes qui sembleront des heures. Chiens de faïence qui ne se regardent pas. Corps qui se poussent et s’entrechoquent ; à quoi bon demander pardon, cela recommencera dans quelques secondes !

Caterpillars humains, androïdes obnubilés par l’instinct de survie et le chacun-pour-soi, énergie animale nous propulsant vers la sortie, en entraînant les autres au passage, comme si nous étions tous reliés par une chaîne qu’il faut briser de force. Egoïsme salvateur, apocalypse du savoir-vivre.

Emportés par la foule qui nous traîne nous entraîne nous écrase comme des riens nous piétine nous bouscule et nous laisse pour morts ahuris hébétés et haineux !

Leur odeur dans mes narines, leur souffle dans mon cou, chaleur humide abominable, la respiration d’un voisin d’infortune, prisonnier contre moi, qui résonne dans ma tête : compte-à-rebours à l’issue duquel je vais me mettre à hurler.

Trois, deux, un…