TERRE FROIDE
La terra inaridita,
Chiusa in eterno gel
(Leopardi)
JOURNAL
4 janvier
L'odeur anisée d'un jeune mimosa derrière sa haie d'hiver - au fond de la cour - et qui annonce déjà le soir presque chaud du 5.
*
Une froide lumière, sous des nuages de suie, suspend des lampes dans le haut cèdre noir - incendie la pâte blanche d'une maison de vivants, là-bas, que je n'ai jamais vus et, plus loin encore, le tronc irréel d'un bouleau-papier.
*
Moi aussi, mes désirs sont des regrets. J'entends tinter notre couvent autour de sa placette de pierre ; et entends aussitôt de vieux couvents au loin sonner dans le frisson antique d'août.
*
Une vigne brûlante d'automne, rouge, rousse, jaune et rouille, réduite au fil des jours, le long de la même voie, à un cep cendreux de toussaint et puis à de vieux sarments.
*
Kaki d'enfance, aux bras d'un champ de mottes nues.
Mais le fruit, dans la bouche, tue le fruit ; le désir, sur la lèvre se meurt.
*
Je viens de perdre presque en même temps un maître, et un ami. Deux pans de mon corps, s'affaissent de haut en bas. Me voici plus étroit et plus vieux. Et à mon tour, mortel. Je ne parviens pas à croire que le premier est mort depuis un mois. Pourtant, sa famille vient de me remercier de mes condoléances.
*
Tombe pluvieuse, effacée d'un historien, maître du temps et qui fut de quelque académie.
Chrysanthème noir de Noël, sous un temps humide à goût de neige.
Mince obélisque de ciment sommé d'une toge, sur des épaules. Et puis on s'aperçoit que la toge est jetée de biais sur une anse d'urne cassée.
*
Et moi non plus, jamais je ne boirai de limonade sur Altaïr.
5 janvier
L'odeur jaune d'invisibles mimosas dans la tempête froide de minuit.
6 janvier
Que le temps change vite en montagne ! Soleil, grêle, soleil, averse fertile de neige ; puis le verglas de la réalité, quand on croyait le charroi tiré d'affaire.
Et au pied des monts, ce massif (sombre et enflammé) dans la nue et qui n'est que nuages, comme le clair-obscur monumental de tous nos mythes.
*
Existerait-il une divination par la nuée, que les Anciens n'ont pas connue ?
7 janvier, nuit
Éclipse de lune. Halo roux où se sera projetée l'ombre de la Terre.
2 février
Quel dieu plume sa neige en larges flocons effilochés, comme aux antiques nuits de Recanati, quand l’averse qui fut blanche grésille contre les roues venteuses et sur la capote du coche… et que j’épiai le sel sombre du ciel loin du bourg à l’écart de l’enfance (il neige ; quel dieu plume ses oies ?) pour glisser à mon tour sur un chemin herbeux de boue, entre des poules affairées qui caquètent,
dans un vieux couvercle de malle renversé en guise de luge noire et de traîneau…
14 février
Dehors, toujours un ciel sans ciel ; neigeant bas sur l’hiver.
15 février
(Neige neuve, très lente, et soudaine d’enfance ; sur mainte neige, jadis neigée.)
16 février
Dehors, toujours l’hiver ; vivant, comme nous, de ravage, et d’un dernier feu de violette.
Avec un dernier flocon d’hier flottant par devant la grosse cloche de ce jour, midi, 21.
Et l’âme sous la neige qui
endort ses rêves de passé
ne sait plus si
le flocon monte ou bien redescend
17 février
Cendre noire, et humide, de gel. Et vieille ronde où ne reviendront plus sauter de dernières années.
18 février
Alors l’enfant, fermant sa caisse de jouets (et moi qui n’en eus pas),
l’enfant déjà grand criant toujours après demain prend congé d’un très vieux chat qu’il prit longtemps pour un ronronnant aîné,
et dit qu’il n’eût fallu jamais crier Noël pour grandir si vite.
19 février
Le déménagement d’une crèche infinie de village, dont on ne voit plus que le seuil de carton, clos par deux charrois, et un troisième (où monte une brouette par un pont de planche). L’illusion dévissée, panneau à panneau, de tout un coin de placette haute, par un employé de mairie à bonnet.
Mais nous aurons gardé deux fines statuettes de galette qu’on nous offrit sur ce pavé, même soir, entre deux torches à gros sel crépitant, blonds lumignons et petit chœur de fillettes pleureuses
pour la fête des Sigillaires au temps de Marc-Aurèle et de l’empereur-soldat Galba, dit le bref (manteau pansu, noué de laine sombre à la ceinture, comme un lare), et dont pensées étaient partout traduites jusque sur les chemins de halage.
24 février
Peau rude du front polie par la neige successivement appesantie qui volète et glisse, silencieuse (couleur vieux lilas), et puis ne tombe plus comme se dissipe, yeux clos, un destin soudain favorable
loin du lit réel où nous songions.
28 février
Et dès demain (couleur d’argile),
l’essence du bleu, nuageux, posée comme une plume sur la trame visible et dure de la toile tendue (et cloutée sur la tranche).
29 février
Bientôt c’est mars, sourd avenir,
dernier débris qu’éteint sans art, telle l’espoir, une cloche de gel sous sa jaune fumée d’arsenic.
GIBOULÉE
Recanati, 181.
La douceur d’un visage de pluie
derrière une vitre épaisse de pluie :
mon père, avec un jouet de fer pour moi,
après une semaine éternelle
passée derrière un horizon
de giboulée obscure loin de nous
(tonnerre ; grêle mouvante et noire ;
froid glaçon fondu dans le dos,
sous une vieille chemise d’enfance,
le long de mon étroite échine d’enfant).
Le fils du charpentier, lui, eut ça :
la grosse peau piquante de son père mouillé
revenu des boutiques cirées de la ville.
L’embrasser, sous la dernière ondée.
Serrer son gros cou, de mes larmes,
comme s’il mourait demain.
Lui offrir une nèfle froide de Sicile.
En lui chanteronnant à Rome va Papa.
Moi ? qui lisais Hésiode à douze ans…
et n’eus
ni père,
ni orage tiède et vert d’enfance,
ni grosse vitre-ruisseau,
et ni jouet plein de dernières grosses larmes
- ni âtre de salpêtre-ciment
(où se réfugie, queue haute, du dehors
une vieille chatte du nom de Belle
apeurée par le grêlon qui la frappe)
et ni comptine coloriée
à goût de noisetier humide,
et ni - livre usé d’école
à Rome va Papa.
NEIGE DU 2 MARS 1993
La Neige. La cloche de guerre de la Neige.
Nous avons toujours connu la neige. Toujours su que l'homme de neige était un homme de confins ; et que la noirceur du gel étrécit tout comme une allée.
Bruit, comme une roue de fer sur quoi l’on frappe du fond de l’horizon, et puis ne frappe plus. Est-ce nous, mais de quel bord, et de quel mois, qui refrappons sur cette jante froide ?
Sable sombre du soir ; jonquilles de l'allée ; et froid têtu d'une barre de fer, sur le vieil engrais bêché,
Entre le tas de tuiles et une brouettée de gel (dans le hangar il y a
de la chaux humide, de l'huile rouillée et un motoculteur qui peut-être fut jeune).
Clairon de sang gris. Et voix - derrière l'horizon - de soldats pris près d'une rivière de givre.
Clairon gris de l'aurore ; et voix neigeuse hors de la neige d'enfance, demain…
Froid sauvage d'une barre où reste prise la peau, au pied du tonneau dont la lie vitrifie et de la pompe ficelée d'un sac, qui éclate
non loin de l'auge noire de basse-cour qui elle aussi est prise.
*
(Avril, Avril ici ne luira pas,
Avril à gros bourgeons et cris de coq,
Avril à cloche fine,
à cri violet de coq dans l'air impalpable de Pâques…)
i. m. A. Dussert et P. Guilly
I.
Pousser un seau gelé de chrysanthèmes, d’un maigre manche froid de maigre brouette, sur la tombe oubliée de l’ami enterré loin des siens (s’il lui en reste encor)
entre l’œil de basalte neigeux d’une chaîne de puys et l’autoroute campagnarde à feuilles jaunes de l’Allier
et y déposer, y déposer un peu de cette durée qui reste encore un peu la nôtre, que nous revoudrions sienne, s’il pût nous voir,
tel ce broc d’eau verte dont notre paume lisse et morte s’essaie à tâter de l’oxyde acide de ses rides la vivante buée,
quand bien même plus rien n’y est rien pour personne, sinon un débris herbeux de vent à pétales pommés sur l’autoroute de l’Allier
(chœur impalpable et brouillardeux, sous une cloche sourde, à l’écart d’un jardin à bretelle et rouilleuse mi-cabane d’éternité
sous la trouée de rayons froids d’une lointaine nue gris-bleutée).
II.
Changement d’heure depuis hier. Journée soudain plus longue, et obscure. Demain, Toussaint.
Cimetière-suie des Carmes (âtre volcanique pluvieux et cèdre noir raccourci des allées, semé de gravier de petit marbre blanc).
Y rester, par hasard, et décision, le dernier jusqu’à nuit grenue
(moi aussi maintenant si loin des mains jointes à jamais et du manteau troué des miens, à l’ombre glaciaire de leur pic)
à toucher la fourrure verdâtre et givrée d’un chrysanthème vert sur fond - d’horizon absent.
UNE TOUSSAINT DE PLUS
Et c’est un jour court, un jour long, plus long d’une heure de plus à dormir la nuit, plus court, frileux, d’être déjà fini, si noir
avec, velours périssable de couleurs, ses cinq pensées qui tiendront bien le gel, trouvées dans un fond de marché couvert aux chrysanthèmes,
et c’est une toussaint de plus, plus courte, plus noire, à velours de pensées, sur la tombe nocturne de ton père et toutes ses toussaints passées
et les tiennes à venir quand on t’y offrira à ton tour, sous un bac de chrysanthèmes aiguës que couche une bourrasque,
aussi quelques pensées, si l’on ne t’oublie déjà, en froide Novempopulanie.
UNE TOUSSAINT SUR LE RUBICON
au retour de Recanati
Le Rubicon aussi existe et pas seulement dans le langage
il a même une source vers où il faut descendre un kilomètre sous bois
et que l’on arrive à presque voir presque couler sur des feuilles croupies d’automne italien en s’y penchant dessus avec une loupe
et le retour, même en remontant par paliers exténué vers le petit chien du Rubicon, est plus bref que l’aller
comme l’est une agonie, de station en station et d’apnée en apnée, bien plus brève qu’une vie infinie partie de moins que rien
et le petit chien du Rubicon, à ce nom, croit qu’il s’agit de lui
puisqu’on le caresse.
VISION DE L’EUBÉE, À L’AUBE
L’enfance, la seconde enfance même, la fraîcheur matinale de l’inconnu, quand il était encor plus inconnu, et tendrement inconnaissable qu’aujourd’hui,
comme au bord d’un bras obscur de mer, à l’aube, quand on jette un seau d’eau noire sur la capote d’une bâche qui se gare, lourd cahot de canon, derrière quelques autres, et voudrait, avec moi, avancer.
*
Là-bas, tout près (suffirait d’enjamber un pont), une île :
l’Asie (avec sa mairie ou son conservatoire blanchi à toit-terrasse sommé de statues neuves coupées au ras de la ceinture, d’un bras ou même de sandales métallisées d’une peinture d’or), dont nous sépare un étroit courant métronomique et charmant de l’Euripe, avec ses allées, ses venues, allées, puis revenues,
tel un caprice implacable d’amante, du matin jusqu’au soir et du soir à l’aurore.
VUE SUR L’EUBÉE, 5 NOVEMBRE, 7 H 51
L’enfance, la seconde enfance, même tardive, la fraîcheur matinale de l’inconnu, encore plus inconnu, et tendrement inconnaissable qu’aujourd’hui,
comme au bord d’un bras obscur de mer, à l’aube, quand on jette un seau d’eau pure sur la bâche qui vient de stopper, là, devant, en un lourd cahot, se gare avec des précautions de canon derrière quelques autres et voudrait, comme moi, déjà passer.
*
Qu’avons-nous vu, depuis Céphise ? Beaucoup de fleurs laineuses, et de mornes herbeux striés de filons de vieille pierre gemme au bout d’un long bout quelconque de Béotie, et d’un jour quelconque d’hiver grec sans brouillard ni même ondée (le nom de la saison, incolore, est donné par un fond de l’air, comme hier soir celui de Marathon par un panneau de voirie, au pied de trois kiosques fermés)…
Ah et oui, aussi, ceci : de longs petits chemins agricoles, semés de minces chapelles à bulbe, kyrielle de décès déjà rouillée - lent feu follet dolent d’ombres heureuses et oubliées autour d’un verger de coton (et quelques autres de kiwis, à écorce animale et lisse, telle une peau).
*
Là-bas, ici, déjà tout près (suffit d’enjamber, de rue à rue, un pont de trois mètres), une île :
l’Asie - avec son conservatoire de mairie chaulé à lampes bleuies et son toit-terrasse sommé de statues neuves coupées au ras de la ceinture, d’un bras ou même des sandales, métallisées d’une peinture d’or - dont nous sépare l’étroit courant métronomique de l’Euripe, avec ses allées, ses venues, allées, puis revenues,
tel un caprice implacable d’amante, amusé d’un vin des sables, du matin jusqu’au soir et du soir à l’aurore.
3 mètres, juste. Comme au temps d’Hésiode ; quand rosissent déjà et s’allument selon même le calendrier astronomique de l’ère planétaire, au centième de seconde près, avec un peu de linge sourd et puis de plâtre d’or essoré aux fenêtres, sur les vaguelettes étales d’un golfe gris de sel, les gris d’un petit matin quelconque et prestigieux de (quelque) riviera.
*
3 mètres. Comme au temps d’Hésiode ; et même bien avant. Quand même Pandore, cyclothymique et anodine, n’existait pas ; avec ou sans jeans et son nombril, bombé, à découvert.
PALESTINE
Un bruit derrière le bruit, là-bas, peut-être
de voiture, derrière le cyprès de derrière les
derniers cyprès, comme une ombre de soleil
sur le jardin où nous passions (je sais qu’à
Jérusalem il pleut et que de saintes femmes
à coiffe arabe comme ici en hyver
y arrangent des chiffons, un peu
de vieux chrême et nul théorbe, tandis
que leur vague chat frotte son onyx
usé, pour mon anniversaire, ce jour,
même, et sa lumière retroussée,
contre le pied étroit d’un vieux gibet)
alors que derechef ici
l’odeur fine, mauve et levantine de mon
lilas enfant d’avant-jardin (est-ce un lilas ?)
dissipe déjà tout bruit.
JARDIN OUVRIER
Sur les bambous froids du Parc un crépuscule roux jette
sa neige noire, et une trompette aux joues grises d’enfance
une vieille lueur aux carreaux gras d’hier.
Un homme referme la porte de sa vie
et mon père, devenu grand-père, rentré du jardin
à pompe et sillons, d’où l’on revient toujours
(brouette, kaki ou broc) avec quelque chose,
du dos de la main, comme du poing
essuie son front blanc.
*
Aujourd’hui, plus de jardin. Ni d’ouvriers.
Une pelouse, seulement, avec rond-point,
le long de la vieille ligne qui fut creusée,
et puis jamais posée. Mon père aussi
est mort depuis presque trente ans, entre mes bras.
Et le quartier de moins en moins se nomme le Tonkin.