L'anthropologie ternaire dans l'Église catholique et chez les mystiques chrétiens

Dans la première des deux interprétations ci-haut, l’Esprit divin n’étant pas réellement un composant de la créature humaine, l’on se retrouve en réalité avec un être humain composé d’un corps et d’une âme. Mais peut-on alors véritablement parler d’une anthropologie ternaire? Et l’on comprend alors aisément pourquoi l’Église catholique, dans son enseignement officiel, ne parle plus guère que de deux composants de l’homme: le corps et l’âme.

Cependant, en parallèle de cet enseignement officiel, l’enseignement spirituel des saints et des mystiques distingue en l’âme deux parties. En effet, chez les mystiques, – eux qui ont pénétré dans les profondeurs de leur être pour s’y unir avec Dieu – , l’expérience démontre qu’il faut réellement distinguer au-delà du corps physique, deux parties ou deux niveaux : l’âme inférieure et l’âme supérieure.

Sainte Thérèse d’Avila distingue deux régions dans l’âme : une région « extérieure » et une région « plus intérieure ». Elle écrit dans le livre des Demeures (7ème Demeure, 1) : « On voit des choses intérieures qui montrent d’une façon sûre qu’il y a sous un certain rapport une différence évidente entre l’âme et l’esprit, bien qu’ils ne soient qu’une seule chose, etc. »

"Une seule chose"? Thérèse n'en est pas toujours si certaine! En effet, devant l'expérience du "vol de l'esprit", elle se pose des questions. Dans le livre 'Je veux voir Dieu', on trouve ce qui suit:

« Le vol de l'esprit met sainte Thérèse en face d’un autre problème psychologique, moins important que les précédents pour la vie spirituelle, mais plus ardu, et dont le seul énoncé révèle la pénétration de son regard. Ce problème est celui-ci : Y a-t-il une distinction entre l'âme et l'esprit, entre l'essence de l'âme et la puissance intellectuelle ?

« Certaines philosophies lui répondent que c’est une même chose.

Et cependant, dans le vol de l’esprit, elle se rend compte à la fois que “l'esprit semble véritablement sortir du corps” et que l’âme ne l’a point quitté puisque la personne “n’est pas morte”. Comment expliquer ce phénomène ? Elle voudrait bien avoir la science pour y parvenir »


(Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, o.c.d., Je veux voir Dieu, Éditions du Carmel, chapitre troisième, n° 1, pp. 43-44).

Saint Jean de la Croix distingue deux parties dans l’âme : une partie « inférieure et sensitive » et une partie « supérieure et spirituelle ». Chez lui, la “nuit des sens” semble correspondre à une purification en lien avec l’âme inférieure-sensitive, tandis que la “nuit de l’esprit” serait à proprement parler un purification de l’âme supérieure-spirituelle.

L’expérience mystique tend donc à démontrer qu’en plus du corps, l’être humain est bel et bien composé de deux autres éléments bien distincts. Pour eux, en pratique, et même s’ils emploient le langage binaire, l’homme n’est pas binaire, mais bien ternaire.

Le Père Garrigou-Lagrange O.P., dans son oeuvre magistrale “Les trois âges de la vie intérieure”, parle de deux parties ou deux régions de l’âme: une partie sensitive “commune à l’homme et à l’animal”, et une partie spirituelle “commune à l’ange et à l’homme”. (tome I, p.51.) Pour lui, il est bel et bien question d’une seule âme où l’on peut distinguer deux parties. Un peu plus loin, l’auteur insiste le fait que c’est cette partie spirituelle de l’âme – et non la partie sensitive – qui rend l’âme immortelle. Mais ne serait-ce pas plus simple d’admettre deux âmes bien distinctes? Une âme animale, sensitive, psychique et mortelle, et une âme spirituelle et immortelle? Je cite:

Si nous considérons bien l'âme humaine en sa nature, nous voyons en elle deux régions fort différentes : l'une est d'ordre sensible, l'autre est d'ordre supra-sensible, intellectuel. [...] Toute cette vie sensitive existe déjà chez l'animal; que ses passions soient douces comme chez la colombe ou l'agneau, ou qu'elles soient fortes comme chez le loup et le lion.

Au-dessus de cette partie sensitive commune à l'homme et à l'animal, il y a en notre nature même une partie intellectuelle, qui est commune à l'homme et à l'ange, bien que dans l'ange elle soit beaucoup plus vigoureuse et plus belle. Par cette partie intellectuelle notre âme émerge au-dessus du corps; c'est pourquoi nous disons qu'elle est spirituelle, qu'elle ne dépend pas intrinsèquement du corps, aussi pourra-t-elle lui survivre, après la mort. De l’essence de l’âme en cette région élevée dérivent nos deux facultés supérieures, l’intelligence et la volonté. (“Les trois âges de la vie intérieure” tome I, p.62-63)

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Bien qu’officiellement les auteurs spirituels et mystiques fassent usage du langage binaire, il n’est pas rare de trouver chez eux des enseignements appartenant clairement à l’anthropologie ternaire.

À titre d’exemple, Saint François de Sales, dans son Traité de l’amour de Dieu, fait clairement usage de l’anthropologie ternaire lorsqu’il affirme que « nous avons trois sortes d’actions amoureuses : les spirituelles, les raisonnables et les sensuelles ».

Tauler distingue dans l’homme « trois choses : l’une tient à la nature dans la chair et le sang ; l’autre est la raison ; la troisième est une essence de l’âme pure et sans mélange ». C’est ce qu’il exprime encore « sous le symbolisme des trois hommes, qui correspondent à la vie sensible, à la vie intellectuelle et à la vie spirituelle au sens d’union à Dieu ». (Cf. Henri de Lubac, Théologie dans l’Histoire, tome I, La lumière du Christ, II. Anthropologie tripartite, p.181.) Tauler décrit ainsi la sublime vocation de l’homme, d’une manière qui n’est pas sans rappeler saint Ephrem:

Ce royaume s’établit à sa manière propre, au plus intime de l’esprit, aussitôt que l’homme, par tout son exercice,

a absorbé l’homme extérieur [physique] dans l’homme intérieur et raisonnable [psychique],

et que l’homme des sens et celui de la puissance raisonnable [physique et psychique]

sont entièrement absorbés dans l’homme le plus intérieur [spirituel],

dans le fond caché de l’esprit, où demeure la vraie image de Dieu,

et qu’il s’envole dans le fond divin [l’Esprit], dans lequel l’homme, de toute éternité, se trouvait en son état incréé.

(Cf. Henri de Lubac, Théologie dans l’Histoire, tome I, La lumière du Christ, II. Anthropologie tripartite, p.182)