▱ Soyons Sales !

Nous vivons une véritable tyrannie du propre et de l'hygiène. Chasser les odeurs, laver, briquer, désinfecter ... Que cherchons-nous donc à cacher derrière tout ce blanc ?

Plus on est propre, net, brillant, plus on est proche de la réussite. La publicité, la télévision imposent comme idéal un monde savonné, parfumé à la lavande, à la vanille, des chevelures de sirène débarrassées de la moindre pellicule, des jambes sans poils, des sols brillants comme des miroirs, des enfants toujours impeccables et des dents de plus en plus blanches.

Pour le psychanalyste Jean-Pierre Winter "on remarque que la question de la pureté, idéologiquement, représente d'abord et toujours les femmes, leurs règles, liées au pouvoir de donner la vie. Dans toutes les cultures, les règles sont inconsciemment liées à la mort car leur apparition indique que les femmes n'ont pas procréé. Et nettoyer, se purifier, éviter de toucher la femme pendant ses règles devient l'expulsion de la mort."

Une analyse que partage l'anthropologue David Breton pour qui l'hygiénisme occidental, bien loin des rites de purification spirituels pratiqués partout dans le monde, renvoie à la peur de la mort, à un refoulement contemporain de cette décomposante humaine. D'où un rejet de la vieillesse (associée inconsciemment à l'odeur de la mort), "une quête sans fin de la mort de la mort". Quête vouée à l'échec : "Ce luxe de précautions hygiénistes, prévient l'anthropologue, se retourne paradoxalement contre l'homme, en renforçant les germes, les bactéries, les maladies nosocomiales."

En poursuivant l'analyse de cette question, on débouche symboliquement et socialement sur la peur de l'autre, l'inconnu. "C'est toujours l'étranger qui est sale" souligne J.P. Winter. "La saleté est relative", acquiesce David Le Breton. Pour un occidental, les indiens sont sales, mais pour un Chinois, les Occidentaux sentent le singe. Alors, le terme de nettoyage peut rapidement prendre un "sale" ssens. Qu'il suffise d'évoquer le "nettoyage" ethnique subi par les Bosniaques, les "cancrelats", tutsis pourchassés par les Hurus ....

La saleté réhabilitée

Pourtant, tous les spécialistes s'accordent à la dire : la saleté, la "patouille", la pourriture sont parties intégrantes de la vie-même. Sans sueur, sans sécrétion , sans sperme, pas de vie. Nous sommes faits de ce que nous voulons fuir ! Pour devenir "propres", les enfants doivent passer par le plaisir anal, suivre toutes ses étapes, sous peine, si on leur impose une éducation sphinctérienne trop précoce, de redevenir "sales" plus tard. e même, une sexualité épanouie laisse la partr belle aux odeurs, au délice des "saletés" de l'autre, devenu puissant excitant.

Lors d'une récente campagne de pub, le numéro un mondial des lessiviers, a axé sa communication sur la saleté, réhabilitée, comme valeur de vie. "Nos études ont montré que les femmes se reconnaissaient plus dans l'image des ménagères obsédées de propreté", explique Franck Daligand, responsable du marketing. D'où un travail avec les psychologues et sociologues, et un film institutionnel dans lequel - révolution ! - le nom de la marque n'apparaît pas. Résultat : "Une croissance formidable" de ses parts de marché en six mois. ✷

Le sociologue Jean-Claude Kaufmann tend à penser que, s'il n'y a plus d'idée "disciplinaire" du ménage, les exigences restent tout aussi tyranniques : "On ne fait pas le ménage de la même façon, mais on n'en fait pas moins".

Lâcher la pression

Et pourtant, quel soulagement de lâcher la pression, de laisser entrer un peu de poussière, d'accepter un jean pas très net. Pour John Richer, psychologue clinicien à Oxford, "les hommes (qui) veulent montrer qu'ils se soucientpeu de se salir font valoir (inconsciemment) que leur système immunitaire est plus puissant, ce qui en ferait des candidats sains et attirants à la fonction de père".✷✷

N'oublions pas qu'en abandonnant l'ordre impérieux de la propreté excessive, nous laissons entrer en nous souplesse psychique et créativité : ce'est évident chez les enfants (les plus beaux dessins sont le produit de belles patouilles), ça l'est aussi chez l'artiste. L'exemple le plus frappant en est sans doute le splendide chaos de l'atelier du peintre Francis Bacon. Mais on peut aussi évoquer le désordre du bureau d'Einstein ou le joyeux bazar qui régnait chez l'écrivain Iris Murdoc.

Article de la chroniqueuse Christilla Cagnat (D.N. D'Alsace du 30/09/09)

En partenariat aux "Psychologies magazine").

✷ Mes remarques : je suis personnellement confrontée à la manie de l'ordre et de la propreté (dans une certaine mesure). Ma mère était méticuleuse (mon père aussi d'ailleurs) et tous les deux nous ont, j'irais jusqu'à dire, inculqué ces valeurs. Mes grand'mères paternelles et maternelles, j'en ai le souvenir, étaient également des "briqueuses" ; elles n'ont subi aucune influence extérieure (télévision, médias etc ...).

✷✷Je fréquente un ami qui dénigre le rangement, n'est pas du tout obsédé de propreté dans son ménage, et pourtant il souffre d'hérézypèle.

Où est le juste milieu ?