▱ Nous y sommes ....

La cigale et la fourmi, revisité.....Magnifique texte de Fred Vargas

*Nous y sommes* /par Fred Vargas*

Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que cette tourmente

menace dans les hauts-fourneaux de l'incurie de l'humanité, nous y sommes.

Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l'homme sait le faire avec

brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu'elle lui fait mal.

Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités

d'insouciance, nous avons chanté, dansé.

Quand je dis « nous », entendons un quart de l'humanité tandis que le

reste était à la peine.

Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à

l'eau, nos fumées dans l'air, nous avons conduit trois voitures, nous

avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous

avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons

chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi,

nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones,

franchement on peut dire qu'on s'est bien amusés.

On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire

fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous

la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces

vivantes, faire péter l'atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le

sol, ni vu ni connu.

Franchement on s'est marrés.

Franchement on a bien profité.

Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu'il est plus rigolo

de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des

pommes de terre. Certes.

Mais nous y sommes.

A la Troisième Révolution.

Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution

néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu'on ne l'a

pas choisie. « On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ?»

demanderont quelques esprits réticents et chagrins.

Oui. On n'a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas

demandé notre avis. C'est la mère Nature qui l'a décidé, après nous

avoir aimablement laissés jouer avec elle depuis des décennies. La mère

Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets. De

pétrole, de gaz, d'uranium, d'air, d'eau.

Son ultimatum est clair et sans pitié : Sauvez-moi, ou crevez avec moi

(à l'exception des fourmis et des araignées qui nous survivront, car

très résistantes, et d'ailleurs peu portées sur la danse). Sauvez-moi,

ou crevez avec moi. Evidemment, dit comme ça, on comprend qu'on n'a pas

le choix, on s'exécute illico et, même, si on a le temps, on s'excuse,

affolés et honteux.

D'aucuns, un brin rêveurs, tentent d'obtenir un délai, de s'amuser

encore avec la croissance. Peine perdue. Il y a du boulot, plus que

l'humanité n'en eut jamais. Nettoyer le ciel, laver l'eau, décrasser la

terre, abandonner sa voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours

blancs, éteindre en partant, veiller à la paix, contenir l'avidité,

trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les

cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à voile,

laisser le charbon là où il est, ? attention, ne nous laissons pas

tenter, laissons ce charbon tranquille ? récupérer le crottin, pisser

dans les champs (pour le phosphore, on n'en a plus, on a tout pris dans

les mines, on s'est quand même bien marrés).

S'efforcer. Réfléchir, même.

Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, *être

solidaire*. Avec le voisin, avec l'Europe, avec le monde.

Colossal programme que celui de la Troisième Révolution.

Pas d'échappatoire, allons-y. Encore qu'il faut noter que récupérer du

crottin, et tous ceux qui l'ont fait le savent, est une activité

foncièrement satisfaisante. Qui n'empêche en rien de danser le soir

venu, ce n'est pas incompatible. A condition que la paix soit là, à

condition que nous contenions le retour de la barbarie ? Une autre des

grandes spécialités de l'homme, sa plus aboutie peut-être.

A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution.

A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore.

*Fred Vargas**

*Archéologue et écrivain**