Aux Amis.
Vendredi saint, et pourtant il fait soleil. Dans ma mémoire certes infidèle, vendredi saint, c’est toujours grisaille et crachin. « La nature se met au diapason de la Passion », me disait-on. Aujourd’hui non. Times they are a-changing ? Certes, ô combien !
Petit déjeuner café au lait pain beurre : le boulanger est à son poste et une motte de beurre salé a miraculeusement survécu à la razzia de ceux qui ont fait des provisions pour deux ans de guerre. J’ai ouvert la fenêtre de ma chambre pour laisser entrer le printemps. D’habitude, il faut la refermer bien vite, tous les camions grondants, tous les freins crissants, toutes les bécanes pétaradantes se donnant immédiatement rendez-vous en bas de chez moi. Quand ce n’est pas, régulièrement, la tondeuse débroussailleuse souffleuse dont le bruit sauvage fait trembler les murs de ma cour, à huit heures du mat’, pour fignoler les quelques mètres carrés d’une minuscule pelouse voisine.
Aujourd’hui, Paris ma ville est étonnamment calme, presque endormie. J’entends des pigeons roucouler d’amour, une porte se fermer en face, mon voisin arroser les plantes… même les enfants semblent ne plus avoir envie de pleurer pour un rien.
Je sais bien pourtant que sous cette apparente sérénité se cachent des douleurs nouvelles : tous ces hommes et toutes ses femmes qui luttent pied à pied contre ce virus diabolique ; et puis ceux qui, masqués ou non, se risquent pour que nous puissions encore manger et ne pas crouler sous les ordures. Il y a aussi les promiscuités mal vécues des foyers prompts à la violence, chambres de combustion n’attendant qu’une étincelle. Et puis les misères ordinaires des Ehpads et des soins intensifs, surmultipliées par l’isolation, double peine…
Et voici qu’au moment d’écrire ces lignes, un triste appel m’annonce la mort de Noël, mon ami, mon frère. Oui, singulier vendredi saint… qui n’a de sens que s’il débouche sur une résurrection.
Qu’apprendra-t-on de ces semaines particulières ? Les effacera-t-on d’un revers frivole, comme je le crains ? À bas prix, pour trente deniers par exemple, nous rachèterons-nous une bonne conscience politique, écologique, humaniste, religieuse ? Remettrons-nous les gaz à fond comme au temps où le pétrole coulait à flots ? Arroserons-nous à gros bouillons les déserts pour y faire pousser des Babels improbables ? Arroserons-nous encore plus les actionnaires, quand ceux qui produisent la richesse, cerveaux et bras, ont plus que jamais la soif aux lèvres ? Confierons-nous toutes les clefs de notre avenir aux technocrates et aux banquiers, et celles de notre âme aux gourous pessimistes ou exaltés ?
Dans un jeu scénique qui nous donna à penser et à vivre, Jean Debruynne, mon maître, mettait dans la bouche du comédien ces mots impertinents : « Lui, il est mort un vendredi, il est ressuscité un dimanche. Ce qui est con, c’est que nous, nous sommes toujours le samedi ». Jour d’attente, de suspension, d’apnée… Point d’orgue avant la Coda lumineuse.
Moi ça va. Temps de tri, de rangement, de débarras, de réflexion et d’écritures, la solitude ne me pèserait pas du tout s’il n’y avait une multitude de rendez-vous manqués avec les uns et les autres, récitals, animations et créations. Plusieurs séances à Saint-Louis ont eu raison de mon trop-plein de leucocytes. Restent les hanches qui craquent et les genoux qui grincent : « No sport ! » se vantait Winston Churchill…
Dans ce jour spécial de cette période pas comme les autres, je viens juste vous dire que ma pensée s’envole vers vous, en vous souhaitant le meilleur. Bien que cette missive soit communautaire, sachez que pour chaque nom ajouté à la liste, c’est un visage qui me viendra à l’esprit et au cœur.