Ferme Coll

Le 21 novembre 1959, les deux compagnies appréciaient de vivre dans le dur, à l'abri du froid et de l'humidité. La légion avait fait un travail remarquable. C'était la ferme Toro en bis selon les anciens de la 12. Elle se situait à moins de mille mètres à l'est de Beni Mester et à une égale distance au nord de la route principale, de Tlemcen à Turenne. Une piste empierrée, mais juste avant d'entrer dans la cour principale, un pont étroit enjambait un chabet et obligeait les véhicules à passer en alternance; une longue et haute haie de peupliers le bordait.

Au sud de la route et en face d'elle, le village d'Ounadjel se laissait traverser par la voie ferrée qui allait de la frontière marocaine à Oran; il était fier de sa petite gare pavoisée du drapeau tricolore. Il s'adossait aux contreforts du djebel Tamesguida, recouvert de mille et un jardins en terrasse et plus haut, d'une épaisse forêt de chênes-lièges.

Au nord, le djebel Darf el Eugab regardait la ferme Coll de haut de ses neuf cents mètres d'altitude; son versant sud était couvert de vignes et d'oliviers. Curieusement, on découvrait le long du mur de clôture de la ferme deux magnifiques noyers! L'altitude du lieu avait favorisé leur implantation, tout comme celle des cerisiers.

Le programme général était proche de celui de la ferme Fabre, avec deux variantes importantes. Chaque jour une section serait en alerte au profit du 2e bureau pour de courtes et simples interventions. La mission d'ouverture de la voie ferrée devenait plus complexe, puisque dans le secteur imparti, allant du pont sud de Zalbroun au pont est de Inndouz, il y avait plus de 8 km de voie à contrôler avec pas moins de cinq tunnels! La section à l’est de Inndouz était le plus à risque; la forêt de Zarifet, toute proche, demeurait un lieu de refuge pour les petits groupes de fells qui se diluaient facilement dans les villages environnants et les mechtas isolées, soi-disant inhabitées, mais où l'on trouvait bien souvent un ou deux bergers au repos! C'était un secret de polichinelle : 10% de la population savaient faire le coup de main et 90% des habitants, toujours aveugles, sourds et muets, protégeaient les saboteurs et les poseurs de mines. Le col du Juif avait acquis une notable renommée : on ne le franchissait de nuit qu'après l'avoir reconnu.

Huit jours après la fin de l'installation, la 10e et la 12e Cie partaient en opération dans le secteur du djebel Nezerez à moins de 10 kilomètres au sud de Lamoricière et au nord-est de Sebdou. Le temps était exécrable. Il avait neigé une grande partie de la nuit. Les deux compagnies arrivèrent au lever du jour au col du marabout de Sidi bou Arbi à 920 m d'altitude. La pente est du djebel Nezerez paraissait un immense et lisse tapis blanc. Tout le monde découvrit une succession de pièges : le sol n'était que trous et bosses. Vers les 08H00, l'ordre tomba de commencer la progression vers le sommet que nul ne voyait et qui trônait à plus de 1250m. 2000m de progression à effectuer contre un vent qui soufflait par rafales, la visibilité était réduite et l'on redoutait de se faire tirer dessus à tout moment, d'autant que trois petites barres rocheuses sur la gauche pouvaient constituer une ligne de défense pour les fells. Au bout d'une heure de progression, une unité du 5e RI subit les feux nourris d'une arme dont la cadence de tir trahit son origine, une mitrailleuse allemande de type MG. Nul salut ne pouvait venir du ciel. Piper et T6 étaient bloqués dans leurs hangars ou au bord des pistes; les conditions météo exécrables interdisaient tout décollage. L'instinct de survie décuplait les forces et annihilait les sensations de froid. On scrutait le moindre rocher, la moindre anfractuosité comme le moindre bosquet d'arbres, en défensive derrière le moindre monticule. La mitrailleuse émettait de petites flammes orangées qui trahissaient sa position. La manœuvre fut bien vite imaginée et les ordres furent donnés. Après un long et violent tir d'artillerie, la 3e Cie du 5e RI donna l'assaut. À midi tout était fini.

Huit jours avant Noël, la section de Point était en ouverture de voie dans le secteur est, allant de Inndouz au pont important qui enjambe l'oued Ziata; elle se fit sans aucun incident. Pour gagner du temps, le chef de section décida de rentrer à la ferme Coll en empruntant prudemment la vallée de l'oued Reyenne. Bien lui en prit : en arrivant à hauteur d'un vieux marabout, le caporal de l'équipe de tête du groupe du sergent Norbert découvrit un "berger" allongé et à demi caché dans un massif de lauriers roses. L'alerte donnée, tout le monde se mit en garde. Norbert et le caporal bousculèrent et maîtrisèrent l'homme qui s'avérait être un jeune d'une quinzaine d'années, blessé à la cuisse et à la cheville et incapable de marcher. Aucune arme avec lui, aucun papier d'identité et muet comme une carpe. Le sergent Mengueni, qui allait l'interroger, aperçut à 100 m devant lui une femme qui venait vers le marabout en poussant un âne et qui, surprise par sa présence, tenta de faire demi-tour. On chargea le jeune sur le bourricot que la femme tenait par la bride et le trio fut amené au PC du bataillon. Le soir le B2 informa que le jeune homme en question faisait partie du groupe de fells qui, pendant la nuit, avait osé attaquer le poste de la maison forestière d'Aïn Defla.

Pendant l'approche et la préparation des fêtes de Noël, le B2 sommeillait pendant cette sorte de trêve, les deux capitaines demeuraient cependant très vigilants. Ils surent maintenir une pression sur tous les hommes. Ils décidèrent de mener des reconnaissances de nuit dans les mechtas et les fermes abandonnées sur la route d'Eugène-Etienne et de monter des embuscades sur les points de passages obligés entre les différents douars. Leur tactique fut payante. Quelques bergers sans moutons furent livrés au personnel du B2 qui dut se réveiller. On n'attendit pas minuit pour déguster les plateaux de sandwichs préparés par les cuisiniers, pour ouvrir les colis reçus et partager tout ce qu'ils contenaient. Beaucoup se félicitaient de se retrouver ensemble, bien au chaud dans les installations en dur de la ferme Coll; personne ne regrettait les tentes alignées dans l'oliveraie de la ferme Fabre! On se coucha tard.

1er janvier 1960, un vendredi, les festivités se sont bien déroulées. Le lendemain, au repas du soir, le capitaine Rice arriva légèrement en retard et s'en excusa. Mais son comportement et ses dires ne convainquirent guère tous les convives qui s'interrogeaient du regard. Pourquoi donc s'était-il rendu au PC une heure à peine après en être revenu et pourquoi y être resté si longtemps ? De ce fait l'ambiance au cours du repas était morose. Puis, repoussant sa chaise, le capitaine brossa aux convives un exposé sur la réorganisation de la division. Le bataillon éclatait. La compagnie, la 10 (la sienne) resterait à la ferme Coll, mais une section devrait s'installer à Zalboun et une autre à la maison forestière de Aïn Defla. La 12 (celle de la section dont Point faisait partie) rejoindrait Aïn Fezza. Une de ses sections irait à Ouchba et une autre à Oum el Allou, ces deux douarsétant situés dans le massif d'Ifri. La pacification était en voie d'achèvement. Il fallait maintenant la parfaire dans chaque village et chaque regroupement.

"Fumisterie! s'écria le capitaine commandant la 12. Ils nous prennent pour des cons et ils n'osent pas dire qu'il faut sauver maintenant l'Algérie algérienne. Moi, l'ancien d'Indo, je sais ce que veulent dire ces mots." Il se leva, sortit et claqua la porte. Le capitaine Rice demeurait silencieux, puis dit : " Il faut être courageux, Je vous demande pardon. A Saint-Cyr j'ai été à l'école du courage, de la discipline et de l'honneur. J'ai cru en la parole donnée. Je vous l'ai retransmise. Ils m'ont trompé; je vous ai trompé à mon tour. Pardon, à vous jeunes officiers de réserve et appelés du contingent." Il se leva, les salua et sortit dans un silence assourdissant. Le sous-lieutenant Moy fut le premier à le rompre.

- Mes amis, je vous plains. C'est foutu! Dans vingt jours je rentre au pays et je dirai aux miens qu'on s'est battus pour rien... Le référendum voulu par De Gaulle ? C'est une insulte pour tous nos morts et blessés.

Le 3 janvier 1960 fut un jour étrange. Le capitaine commandant la 12e Cie n'était pas dans sa chambre, il avait laissé un mot : " Je vais m'expliquer au PC.". Le capitaine Rice prit le commandant de la 10 et de la 12e Cie dans l'attente d'une nouvelle affectation d'un capitaine pour remplacer celui de la 12e Cie démissionnaire.

Le 15 janvier 1960 le Bataillon se réorganisait. Le capitaine Rice prenait le commandement de la 12 composée de trois sections renforcées, alors que la 10 ne gardait que 3 sections réduites à deux groupes commandée par un lieutenant venant du 1er Bataillon.

La section Point s'installa à Ouchba.