Marabout de Sidi Ali

Extrait du livre du sous-lieutenant Point ( Vincent ) "Terre de larmes et de sang"

Vincent venait de prendre le commandement de la 1ère section de la 12 Cie la veille.

"Dès qu'il fut au pied du mirador, Vincent se rendit à « la régu ». Un des deux radios restant était assis devant une longue table sur laquelle tous les postes grésillaient.

- Bonjour, mon lieutenant.

- Bonjour! Rappelle-moi ton nom.

- Caporal Bertrand...

- Eh bien, bonjour Bertrand! Peux-tu passer ce message à notre commandant de compagnie: « votre départ signalé par un feu dans secteur nord douar et un feu sur marabout Sidi Ali, cinq minutes plus tard. Commence recherche renseignements »

- Mon lieutenant on n'aura pas de réponse à notre message...ils sont en silence radio.

- Peu importe. Envoie-le avec la grille de camouflage actuelle, il n'est pas encore six heures pour utiliser celle du jour

J. Ton copain a bien pris toutes les grilles?

- Oui, le caporal-chef a tout emporté.

- Bien. Téléphone au sergent de semaine; dit lui d'aller avertir le sergent-chef Chevrel et que je l'attends chez moi.

Ceci fait, Vincent descendit, traversa la cour centrale et regagna son gîte. Cinq minutes plus tard son adjoint le rejoignait, pas très bien réveillé, mais souriant cependant Vincent l'informa de ce qu'il avait vu du haut du mirador

et du message qu'il venait d'envoyer.

- Mon lieutenant, ça fait trois mois que ce truc de con se perpétue. Tout le monde le sait, même les pioupioux.(1) Et nous avons l'impression que rien ne se fait...

(1) les soldats du contingent en argot !

- Je veux savoir trois choses: quand a été constaté ce signal par des feux pour la première fois, qui habitent dans le

secteur nord du douar, par où accède-t-on au marabout de Sidi Ali, à partir du village.

- On peut avoir confirmation de la date du premier incident en consultant les cahiers des événements tenus, l'un, par

les radios, l'autre, par les officiers de permanence; tout a commencé début mars. J'ai quelques soupçons sur certains habitants du regroupement dans le secteur qui nous intéresse, d'autres en ont aussi...

- Qui sont les autres?

- Tous vos sergents et le lieutenant Dunom.

- Pourquoi tous nos sergents?

- Parce que Megueni a de la famille parmi ceux qui assure l'auto-défense du douar... et qu'il est très lié avec Martin et

Léopold.

- Ah, ah! Le sergent Megueni aurait-il des noms?

- Je crois que personne ne lui en a demandé... Pour se rendre au marabout de Sidi Ali, il suffit de suivre l'oued qui

longe le douar et passe à l'ouest du marabout.

- Voici ce que je pense. Puisque jamais rien n'a été tenté à chaque départ de la compagnie, les auteurs des faits doivent penser que l'on ne réagit pas parce que l'on en a pas les moyens et celui ou ceux qui allument le feu au marabout doivent se dire qu'ils ont tout le temps de revenir au douar. Puisque vous connaissez bien l'oued et l'itinéraire qui peut être emprunté pour aller du douar au marabout, prenez cinq hommes avec vous. Choisissez-les – vous les connaissez mieux que moi – et partez le plus vite possible en remontant l'oued à partir de la casemate 2, pour éviter d'être vus. Arrêter et ramenez ici le ou les personnes qui reviendraient au douar. C'est un coup de poker. À vous de jouer. J'avertis la garde et les radios. Mettez-vous sur la fréquence opération du jour. Gardez votre indicatif; je serai

Papa 2.

Le sergent-chef Chevrel partit aussitôt; Vincent vint avertir le sergent de semaine de cette sortie impromptue et rejoignit

« la régu ». En le voyant revenir le caporal le regarda d'un air étonné.

- Il va y avoir du mouvement, lui dit Vincent. Mets-toi en écoute radio au SCR 300 sur la fréquence opération du jour.

Je suis Papa 2, le sergent-chef Chevrel part immédiatement en reconnaissance; il garde l'indicatif de la première.

- OK... il est bien Charly 11?

- Oui... Je reste ici jusqu'à son retour.

- Il y a quelques chose d'important qui se passe? Si oui, je vais réveiller Bernard...

- Fais-le dès que tu auras pris la liaison avec Charly 11.

Cinq minutes plus tard, la liaison était établie 5/5. Le sergent-chef Chevrel quittait la ferme Toro. Cela avait été possible, car la première section étant passée en situation d'alerte dès le départ de la compagnie, un groupe s'était mis en tenue de combat et attendait une très éventuelle sortie. En général, chacun d'eux s'allongeait sur son lit, l'arme à portée de main. Dans « la régu », Bernard, bien réveillé assurait la veille devant l'ANGRC/9. Le caporal Bertrand était libre pour répondre à Charly 11 au premier appel. Vincent s'était assis entre eux deux et avait déplié devant lui la carte au 50 000 des lieux; il avait posé la grille de camouflage sur la zone du Marabout de Sidi Ali. Pas sot du tout, le caporal le regarda en souriant.

- Alors, mon lieutenant, on dirait que le marabout risque de faire parler de lui?

- Tu as tout deviné... et j'espère prendre du poisson dans l'oued.

- Ça serait du tonnerre.

Il y eut soudain un éclair qui éclata dans le silence et le grésillement des postes!

- Papa 2 de Charly 11.

- Papa 2 écoute.

- Ramenons deux perdreaux. RAS.

Vincent saisit prestement le combiné

- Charly 11, ici Papa 2. Livrez-moi la volaille au château.

Je vous y attends.

- Ici Charly 11, reçu. Je suis à vous dans cinq minutes. Pouvons-nous rentrer par Case 1?

- OK, j'avertis sécurité.

Vincent se retourna ver Bertrand.

- Avertis le mirador et les postes de garde que Charly 11 rentre par Case 1.

Ceci se fit aussitôt. Les radios autour du nouveau chef de section de la 1 étaient tout excités.

- Eh bien, mon lieutenant c'est un sacré coup! Ils ont pris deux fels en moins d'une demi-heure!

Oui, on va en parler toute la journée, ici et ailleurs. On va en savoir beaucoup plus dans peu de temps.

Un quart d'heure plus tard la patouille rentrait dans le garage qui servait à l'entretien des véhicules; il était désert à cet

instant là. Le sergent-chef Chevrel et tous ses hommes avaient vraiment le sourire. Les poignets liés par un ceinturon, les deux prisonniers étaient gardés par deux grenadiers voltigeurs qui n'étaient pas peu fiers de tenir en main un PM Uzi et un vieux Lebel. Les deux perdreaux faisaient pâle figure. En peu de mots le sergent-chef raconta leur exploit.

Cent mètres après avoir doublé la casemate 2, ils progressaient lentement sur le côté droite de l'oued quand ils aperçurent deux silhouettes se détachant sur la pente; elles venaient vers eux en empruntant le sentier qui, tantôt à droite tantôt à gauche, était bordé d'épais lauriers-roses. Le sergent-chef fit se que faisaient les bandes de gamins; à un petit tournant de la piste il dissimula son équipe derrière un massif de lauriers-roses en ne leur donnant qu'une consigne: à mon signal on bondit et on les plaque au sol. C'est ce qui se fit. Les perdreaux surpris n'eurent aucune réaction. Les vainqueurs jubilaient, mais quand ils se rendirent compte qu'ils étaient armés, ils eurent tous une peur

rétroactive!

- Vous avez fait du bon travail, répondit Vincent. Bravo. Je vais vous demander par contre de ne rien dire du résultat de

votre exploit. Les gens du douar ne doivent pas savoir ce que vous avez fait et doivent ignorer ce que sont devenus vos deux perdreaux. Maintenant ficelez ces deux gaillards solidement, bien séparés l'un de l'autre. Que deux restent ici pour les garder jusqu'à ce que l'équipe B2 du bataillon vienne les récupérer... Je vois que Martinez faisait partie de l'expédition!

- J'en suis très honoré...

- Puisque tu parles l'arabe comme une mosquée tu vas essayer de savoir qui ils sont, quels sont leurs amis dans le

douar et d'où ils viennent.

- Sans problème, mais j'écris mal...

- Claude va te servir d'écrivain public, lui répondit le sergent-chef.

Sur ce, chaque perdreau fut isolé et solidement attaché sur une chaise, puis l'interrogatoire commença. Vincent rejoignit « la régu » et retrouva Bernard et Bertrand qui, du pas de leur porte, avaient vu arriver la patrouille et les prisonniers.

- Passez-moi le PC du Bataillon.

Bernard s'approcha de l'ANGRC/9.

- Unité Fox de Papa 2, parlez.

- Unité Fox écoute.

Vincent s'empara du combiné.

- Ici Papa 2 en personne. Message urgent valeur A1, passez-moi au plus vite autorité.

- Bien reçu. Attendez.

Le temps s'écoulait et la radio restait muette. Enfin au bout de dix minutes une voix rocailleuse se fit entendre.

- Papa 2 ici Unité Fox 2. Qu'y a-t-il?

- Unité fox 2, avons pris ce jour à 04 h 55 deux perdreaux dans oued jouxtant l'unité.

- Papa 2 vous dites deux perdreaux?

- Papa 2 je répète: deux perdreaux avec un PM Uzi et un Lebel. Ils sont bien gardés.

- Bravo à vous tous. J'arrive avec petite équipe d'ici une heure.

- Unité Fox 2, bien reçu.

Avant de descendre, Vincent leur dit qu'il restait dans le garage jusqu'à l'arrivée de l’élément du B2 et leur demanda

qu'il lui fasse signe si on le demandait à la radio. Une heure à peine après son message radio, deux jeep, un 6x6 bâché et un Half-Track parvenaient à la ferme Toro. Leur arrivée avait été signalée par la sentinelle du mirador.

Vincent attendait devant le portail du garage. Sans répondre au salut de Vincent, le capitaine, commandant en second du Bataillon, bondit de sa jeep avant qu'elle soit totalement arrêtée.

- Bravo, mon jeune ami, où sont les oiseaux ?

- Suivez-moi, mon capitaine...

- C'est un beau coup, vous allez me raconter ça.

Ils entrèrent dans le garage. À leur vue Martinez et son scribe se levèrent et rejoignirent leurs deux camarades qui

conservaient précieusement les armes récupérées. Un adjudant et quatre soldats du B2 entrèrent à leur tour. Le capitaine s'approcha de chaque prisonnier et les regarda sans dire un mot. Il fit un signe de la main à l'adjudant qui aussitôt se tourna vers ses hommes.

- Menottez-moi et bâillonnez-moi ça. Embarquez-les ensuite le plus discrètement possible dans le 6x6. Je vais récupérer les armes et nous allons repartir aussitôt. La jeep de protection reste ici pour accompagner le capitaine à son retour. Tout se passa très vite. Martinez se garda bien de dire quoi que ce soit et regarda partir ceux dont il avait appris pas mal de chose. Le garage vide retrouva sa quiétude; les radios étaient à l'écoute devant leurs postes. L'adjudant partait vers les Beni Mester, le sergent-chef Chevrel et ses hommes retournaient dans la chambrée de la 1 et le Capitaine suivait Vincent qui, dans sa chambre-bureau, allait lui narrer tout ce qui s'était passé depuis le départ de la compagnie. Bien évidemment le Capitaine fut surpris en entrant. Vincent lui dit simplement que c'était là le décor laissé par un cadre du 5ème R.E.I. L'entretien fut long, car le Capitaine prenait des notes. Ils dialoguèrent pendant plus d'une heure en prenant plusieurs tasses de café, accompagnées de biscuits de l'Armée, que Paul amenait discrètement.

- Eh bien, bravo, dit le Capitaine. Vous n'avez pas manqué d'imagination et vous avez osé faire ce que personne n'a

pensé faire depuis le mois de mars. C'est bien parti pour vous. En toute vérité et sans flagornerie je vous dis que parmi tous les aspirants et les sous-lieutenant de réserves du Bataillon, vous êtes avec Moy, qui vous a parrainé pendant trois semaines, les deux seuls qui êtes de vrais chefs de section.... Faites-moi venir votre sergent-chef et son équipe pour que je les félicite.

Paul se fit agent de liaison et, dix minutes plus tard, à l'ombre des mûriers le Capitaine félicita très chaleureusement

tous les auteurs de ce petit exploit. Quand le Capitaine fut parti, le sergent-chef Chevrel et Martinez s'approchèrent de Vincent.

- Les deux hommes ont parlé un peu, mais soyons prudents.On sait une chose qui peut être intéressante. Celui qui

était armé d'un PM Uzi serait le beau-frère de Larbi, un des musulmans qui assurent chaque nuit la défense du douar...

- Je crois que l'on a levé un lièvre dans la plaine et qu'il y en a bien d'autres. Soyons prudents. Silence absolu sur ce que vous venez de me dire. Avertissez le scribe.

- Je le connais bien; il est discret, répondit Martinez. Je vais le lui dire. Voici toutes les notes qu'il a prises.

- Merci à vous tous, répondit Vincent en prenant les deux feuilles de papier. Je m'adresserai à midi à tous ceux de la

section et des services qui seront disponibles. Je pense avoir des informations du PC Bataillon d'ici là.

La fin de matinée fut calme, mais peu avant midi, un des radios lui demanda par téléphone de venir à « la régu ».

- C'est Unité Fox en personne qui vous appelle, dit Bernard en tendant le combiné à Vincent qui venait d'arriver près

de lui.

- Unité Fox ici Papa 2 en personne .

- Papa 2, je viens d'être informé de ce que vous avez fait. Bravo. J'ai eu Oscar. Il vous félicite et vous envoie un élément

en renfort jusqu'au retour de Papa que j'ai averti. Rendez-moi compte dès arrivée de l'élément.

- Unité Fox bien reçu. Avons un renseignement B1.

- Parlez.

- Un des perdreaux serait parent d'un nommé Larbi assurant garde du douar. Unité Fox 2 informé avant son départ.

Demande conduite à tenir.

- Si renseignement confirmé par interrogatoire en cours, équipe de B2 viendra vers vous. Dans cas avéré, convoquez

élément protection concerné et faire part de ma décision. Autodéfense du douar provisoirement suspendue. Sécurité assurée par élément renfort envoyé vers vous.

- Unité Fox bien compris.

- Bravo encore. Terminé

Nous voilà bien! Se dit Vincent en descendant de « la régu ». Que dire à tous ceux qui doivent commencer à penser

que quelque chose d'important s'est passé depuis le départ de la compagnie. Certains ont vu la patrouille partir puis revenir près de deux heures plus tard... sans rien dire certes, mais les participants avaient un sourire qu'ils ne pouvaient dissimuler. D'autres ont vu des véhicules arriver devant le hangar, une partie repartir et deux jeep rester dans la cour centrale... Ils ont pu voir un capitaine que beaucoup ne connaissaient pas, mais cela suffisait pour alimenter les conversations. Les sentinelles ont pu parler à leurs camarades. Bref, Vincent décida que la vérité contrôlée était seule payante. Il allait s'adresser à chaque soldat en lui accordant toute sa confiance. Tous étaient concernés par les événements futurs.

À l'heure convenu le sergent-chef Chevrel lui présenta tous ceux qui n'étaient pas retenus par le service. Vincent

s'avança vers eux pour être sûr d'être entendu par tous.

- Je m'adresse à vous, dit-il, parce qu'un événement important s'est produit, peu de temps après le départ de la compagnie. Un feu dans la partie nord du douar et plus tard un autre sur le marabout de Sidi Ali ont signalé le départ de la compagnie à ceux qui nous combattent, sans aucun doute. J'ai décidé d'agir. J'ai ordonné au sergent-chef Chevrel de partir avec cinq d'entre vous pour intercepter dans l'oued tout homme revenant du marabout. Deux hommes ont été fait prisonniers, ils ont été gardés dans le petit garage. J'ai rendu compte au PC Bataillon de cet événement. Ils sont venus récupérer les deux prisonniers. Ces hommes n'étaient pas des innocents; l'un était armé d'un PM Uzi, l'autre d'un vieux Lebel. Depuis ce coup d'éclat réalisés par cinq d'entre vous, la situation évolue et peut se compliquer. Nous devons redoubler de vigilance et je vous demande instamment de tenir secret ce que je vous dit maintenant. Il en

va de notre sécurité. J'ai eu notre commandant de Bataillon qui m'a averti que le colonel commandant notre régiment nous envoyait un élément en renfort jusqu'au retour de notre compagnie, retenue en opération pour trois jours au minimum. Vous allez devoir accueillir cordialement tous ceux qui viennent nous aider dans la situation où nous sommes. Ils doivent arriver en milieu d'après-midi. Je les accueillerai et au rapport du soir je dirai à tout le monde comment nous allons nous organiser et agir. Il est sûr que les deux fels, pris ce matin, vont parler et nous aurons des renseignements à exploiter. Nous devrons faire face. Je le redis, nous sommes tous concernés. Je vous fais

confiance et vous souhaite un bon appétit. Merci, messieurs.

Au « garde à vous » du sergent-chef Chevrel répondit le bruit sec et puissant des mains claquant sur les cuisses. Il était

impressionnant et ne pouvait émaner qu'à cause d'une reconnaissance pour les faits réalisés et d'une adhésion à la conduite dictée. Dès le repas pris, Vincent se retira dans sa chambre après avoir averti Paul de venir frapper à sa porte dès quatorze heures. Il allait faire une petite sieste. Il était à peine allongé quand un des radios lui apporta

un message venant du PC Bataillon. Il lut: « Confirmation par B2 Larbi complice. Appliquez directives données dès que élément rens aura récupéré suspect. Élément chez vous vers seize heures ». Il regarda sa montre; il était 13 h 45.

Une heure plus tard, le sergent de semaine lui annonça que la sentinelle du mirador signalait l'arrivée d'une colonne de

cinq véhicules sur la piste de la ferme. Il était à peine quatorze heures trente. Vincent et son adjoint vinrent devant le grand portail de la cour accueillir le convoi qui était parti de Oued Chouly peu après midi. Il y avait là une jeep, deux Half-Track et trois GMC. L'adjudant Marty était le chef du détachement qui, à ses dires, avait été monté de pure pièce avec les moyens et les personnels qu'on avait pu glaner à la CCAS du 1er bataillon.

- J'ai avec moi un conducteur et deux mitrailleurs par Half-Track, un mortier de 81 avec cinq servants, dont un caporal-

chef, et un groupe de dix voltigeurs commandés par le sergent Jasmin. Dans le troisième camion il y a les caisses de munitions pour les mitrailleuses de 12,7, pour le mortier de 81, et des grenades à fusil ( explosives et éclairantes). On a prit des vivres vrais pour quarante huit heures et deux rations journalières par homme, sans oublier les lits Picots pour dormir!

- Avec ça, lui répondit le sergent-chef Chevrel en souriant, on va pouvoir tenir contre une katiba!

- Je ne pense vraiment pas en voir venir une dans notre secteur d'ici longtemps, répondit Vincent, mais ces moyens

vont nous permettre d'afficher notre capacité de réaction forte et rapide auprès de la population du douar. Cela se saura très vite dans les environs.

- Mon lieutenant, je partage totalement votre analyse, répondit l'adjudant; il est vrai que de temps en temps il est bon

de taper du poing sur la table.

- Eh bien, soyez les bienvenus... Vous allez pouvoir installer vos hommes dans le petit garage. Vous même et vos

cadres, vous pourrez occuper la salle qui jouxte le foyer et qui était réservait jadis aux caporaux-chef. Il faut rentrée dans la grande cour les trois camions et les deux Half-Track. Quand vous serez installés, il faudra décharger les camions. Les munitions dans nos soutes. Les vivres aux cuisines. Le sergent-chef Chevrel va être votre guide. Je vais voir avec l'adjudant Marty comment organiser la défense de la ferme et du douar. Une heure plus tard tout était fait. Vincent rassembla tous les cadres présents et leur fit part de ses décisions, prises en liaison avec l'adjudant Marty. Pour détendre tout le monde la réunion se fit sous les mûriers et le serveur de la popote fut prié d'apporter des bières fraîches et des jus de fruits. Dès que le plan fut bien expliqué le sergent-chef Chevrel fit faire le tour des postes de défense aux cadres qui venaient du 1er Bataillon. Vincent était à peine revenu chez lui que le sergent de semaine lui annonçait que deux jeep et un 6x6 s'engageaient sur la piste menant à la ferme.

- Merci. Va les attendre au grand portail et fais-les entrer dans la cour.

C'était la même équipe que celle du matin. L'adjudant lui confirma l'implication de Larbi et lui remit un papier sur lequel

figurait deux noms.

- Les connaissez-vous? lui demanda-t-il.

- Non, mais je vais faire venir quelqu'un qui peut les connaître.

Il appela le sergent de semaine qui arriva aussitôt.

- Allez me chercher Martinez.

Pendant ce petit laps de temps l'adjudant et Vincent convinrent de faire venir le responsable du groupe d'auto-défense

et le chef du douar. Martinez arriva et parut inquiet en s'approchant de son chef de section qui se rendit compte aussitôt de sa réaction.

- Rassure-toi, lui dit Vincent. On ne va t'embarquer pour Beni Mester. Dis-nous par contre si ces noms te disent

quelques chose.

Martinez lu le papier et bien malgré lui poussa un très noble juron.

- Enfants de pute... et dire qu'il me tutoyait...

- Alors, c'est qui demanda l'adjudant.

- Le premier c'est l'épicier qui est sur la petite place...

- Et le second ?

- C'est plus emmerdant pour vous; c'est un des gendres du chef du douar...

Martinez avait le parler franc et cru des Pieds-Noirs et son attitude contribua à augmenter le trouble qui se lisait sur le

visage de celui qui l'interrogeait.

- Tu es sûr de ce que tu dis?

- Mon adjudant, pourquoi cette question?

- Parce que nous n'avons pas le droit à l'erreur. Tu as reconnu qu'on serait emmerdés. Oui nous le sommes, car le chef

du douar, c'est un gros poisson...

- Une grosse fripouille; il aide même son gendre qui louent des filles aux militaires!

- Quoi? s'exclama Vincent.

- Si vous voulez en savoir plus, vous aurez encore plus d'emmerdes.

- Et pourquoi tu n'as rien dit jusqu'à présent?

- Parce que les clients sont de toute origine et de tout grade!

- Laissons ce problème dans l'immédiat, lui répondit Vincent. Tu commences à me connaître et tu as des preuves de

ce que je peux faire, depuis ce matin. Je t'assure que je vais tout faire pour laver le linge. Dans l'immédiat, silence. Retourne avec tes copains, mais reviens me voir chez moi, ce soir après l'extinction des feux.

- Oui, mon lieutenant; je viendrai.

Dès son départ, l'adjudant et Vincent se regardèrent tout étonnés. En moins de deux minutes une poignée de renseignements graves leur avait été jetés à la figure.

- Mon lieutenant il faut que j'avertisse le patron. L'affaire est importante et l'on ne sait absolument pas ce qu'il y a

dans le douar...

- Et moi encore moins, mais je partage votre décision. Je pense même qu'il faut avoir le feu vert d'Unité Fox, lui-même...

- Il est en opération...

- Faites-le, c'est trop important. Suivez-moi on monte à « la régu ».

Lorsque les radios les virent entrer dans leur local, ils comprirent qu'ils allaient assister au troisième acte d'une pièce

de théâtre bien originale.

- Bernard il faut absolument que j'ai Unité Fox autorité.

- On devrait l'avoir, car sur le réseau de commandement d'Oscar il y a très peu d'échanges. Vincent prit le combiné que Bernard lui présenté.

- Unité Fox ici Papa 2, parlez.

- Unité Fox vous écoute.

- Unité Fox demande autorité.

- Papa 2, attendez.

Un profond silence s'établit. Personne ne bougeait. Une petit minute plus tard, Vincent reconnut la voix de son Commandant de Bataillon.

- Papa 2 ici Unité Fox autorité, je vous écoute.

- Unité Fox. Les perdreaux ont donnés trois noms. Larbi, membre groupe auto-défense, Ahmed ben Youcef, épicier et

Abdelkader ben Yaya gendre du chef du douar. Adjoint rens demande conduite à tenir. Élément renfort en place depuis 15 h 00.

- Papa 2 Je vous rappelle.

Que devait-il se passer dans le véhicule radio du commandant, là-bas quelque part dans le bled? Vincent et l'adjudant

du B2 étaient persuadés qu'il devait consulter son état-major, se renseigner auprès de Papa pour pouvoir avertir Oscar et lui demander l'aval de sa décision. Un petit quart d'heure plus tard le silence fut rompu.

- Papa 2 de Unité Fox parlez.

- Papa 2 écoute.

- Papa 2 faites procéder arrestations - Gardez tous vos moyens dans enceinte 1 - Rendez compte évolution de la situation chaque demi- heure.

- Papa 2 bien reçu.

Vincent et l'adjudant se regardèrent à nouveau. Il fallait agir, mais comment. Ils quittèrent « la régu » et traversaient la

cour sans mot dire quand l'adjudant se retourna vers Vincent.

- Plutôt que d'aller les cueillir en force, rusons.

- Oui?

- Envoyez-lez chercher l'un après l'autre...

- C'est une excellente idée.

Vincent appela le sergent de semaine et lui demanda d'aller prévenir le chef du groupe d'auto-défense de venir le voir avec Larbi. Deux minutes plus tard les deux hommes se présentaient dans la pièce attenante à la chambre de Vincent. Le nouveau chef de section se présenta à eux et leur dit en quelques mots ce qui s'était passé ce matin, au lever du jour. Ils leur dit aussi que l'un des deux hommes arrêtés avaient cité des noms et le commandant du PC de Béni Mester souhaitait confronter les accusateurs aux accusés. Ne mettant pas en doute la probité des uns et des autres, il demandait à Larbi de suivre l'adjudant qui l'attendait, là, dans la cour, près du 6x6. Très dignement, Larbi obtempéra, en priant Mohamed d'avertir son épouse et qu'il serait là dès demain.

Larbi parti, Vincent profita de ce tête à tête avec Mohamed pour lui dire que le Commandant du secteur avait décidé que les membres des groupes d'auto-défense assureraient maintenant leur ronde sans armes, mais en conservant leur moyen radio pour assurer la liaison avec la compagnie et les interventions éventuelles.

Mohamed, apparemment, prit bien la chose. Il avait le port fier des berbères et une force de caractère qui lui permettait de masquer la moindre de ses émotions; il partit en saluant Vincent qui rappela une fois encore le sergent de semaine.

- Allez dire à Martinez de venir me voir.

Cinq minutes plus tard, en revoyant son chef de section avec le sourire, Martinez lui sourit à son tour.

- Je t'offre l'occasion d'accomplir ta vengeance. Tu vas aller voir ton épicier et tu vas le convaincre que ton nouveau

chef de section serait très heureux de faire sa connaissance. Tu nous l'amène dans mon bureau et on le coffre!

- Formidable. J'y vais.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Dès la porte passée deux lascars le maîtrisaient et lui passaient les menottes. Le brave épicier réalisa beaucoup trop tard ce qui lui arrivait. Après un moment de silence il n'eut qu'un mot à l'adresse de Martinez qui était resté près de Vincent.

- Tu m'as bien eu.

Il n'y eut pas de réponse, mais l'adjudant fit un signe à ses hommes. Ils emmenèrent l'homme dans le 6x6 après l'avoir

bâillonné. Quand ils furent de retour. Martinez allait accomplir sa seconde mission.

- Cette fois encore je te fais confiance, lui dit Vincent. Trouve la bonne idée pour amener ici maître maquereau...

- Je crois savoir que vous aimez les belles et que vous payez cash!

Cette boutade bien inattendue et un peu osée généra un rire franc qui détendit l'atmosphère.

- Si tu le dis, il faudra le croire! répondit Vincent. Va et à bientôt.

Dans le bureau on attendit plus longtemps et l'on commençait à douter, mais un bruit de pas sur la terrasse s'avéra être un bon messager. Martinez frappa et la voix de Vincent lui revint.

- Entrez !

Le scénario 2 égala le scénario 1, avec une variante. Abdelkader, jeune et musclé, opposa une forte résistance. L'adjudant dû prêter main forte à ses hommes, puis lui ficeler les chevilles. Ils le traînèrent par les épaules et l'installèrent sans trop de ménagement dans la caisse du 6x6. L'adjudant salua Vincent, félicita Martinez et quitta aussitôt la ferme Toro.

Se retrouvant seuls, Vincent et Martinez se regardèrent un instant en silence. Ce n'était pas parce qu'ils n'avaient rien à se dire, mais parce qu'une émotion incontrôlable s’emparait d'eux. Chacun mesurait la valeur de l'autre. Le jeune caporal était fier de son nouveau chef de section et Vincent, l'aspirant, était, lui aussi, très fier de Martinez.

- Je crois que nous avons fait du bon travail...

- Oui, mon lieutenant... et ce n'est qu'un début.

- Merci! On se revoit ce soir..

Dès que Martinez fut parti, Vincent remonta à « la régu » et fit son compte rendu à Unité Fox qui lui renouvela sa confiance. La-bas, dans le bled où l'on recherchait toujours les fels, on parlait de « l'affaire Toro ». Telle était une des nouvelles donnée confidentiellement par la voie des airs.

Après le rapport du soir, Vincent annonça à tous les cadres présents ce qui venait de ce passer et que la défense de la ferme Toro ne s'appliquait ce soir qu'à l'enceinte 1. L'Half-Track, initialement prévu à l'est, resterait en réserve dans la cour. Ce soir, le groupe d'auto-défense ne percevrait pas ses armes, mais les deux TRPP 8 lui serait remis. L'entretien entre Vincent et Martinez eut bien lieu. Les faits relatés étaient fort délicats. L'affaire aurait existé avant l'arrivée la compagnie à la Ferme Toro. En somme, elle faisait presque partie des meubles. Elle avait ses attraits qui pouvait contribuer à une « certaine pacification », mais il fallait être simplet pour n'avoir pas su en voir les dangers. Les petites

« Mata Hari » algériennes et leurs manipulateurs ne devaient pas agir que pour l'argent. Martinez en était bien conscient et ruminait sa rage en voyant que des cadres de sa compagnie étaient d'honorables clients qui s'abaissaient devant une pute. Où était l'honneur de l'Homme? Lui, le petit Pied-Noir, il savait bien que l'Algérien n'était pas plus sot qu'un Gaulois.

Lorsque Martinez eut terminé d’énoncer les noms des joyeux drilles, il posa ses mains sur les genoux.

- Depuis notre rencontre, en un jour, ma vie a basculée. J'ai parlé à mon chef de section comme à un intime, vous que je ne connaissais pas. Pour la première fois de ma vie j'ai en face de moi quelqu'un qui n'a pas peur, qui écoute et agit. J'ai un regret, déjà, celui de quitter ma section dans cinq mois.

- D'ici là nous aurons à vivre ensemble, avec tous les gars de la 1, des moments que nous devons vouloir chaque jour

plus riches que la veille. Nous irons dans le bled et là il faudra être Homme et Soldat. Je crois que nous sommes sur le bon chemin, toi et moi. Il faut y amener tous les autres. Je te souhaite une bonne nuit, mais je redoute qu'elle soit pour nous encore trop courte. À demain matin.

Martinez salua Vincent qui lui tendit la main. Quand il fut seul, il éteignit sa lampe de bureau et ouvrit la fenêtre. Il s'en approcha. Dans la chaude nuit de ce 5 juin, il voyait un ciel pur et scintillant de milliards d'étoiles. Devant lui c'était l'infini, l'éternel univers. Mais ce spectacle grandiose ne pouvait éloigner de sa pensée la suite infernale des faits qui avaient duré de l'aube à cette nuit. Si sa raison ne l'avait pas obligé à vivre dans cette réalité il aurait pu se dire qu'il avait vécu un bien curieux bizutage!

Il referma la fenêtre, tomba ses vêtements qui lui collaient à la peau et partit prendre une douche. Dès son retour, il

s'allongea sur son lit et saisit son « Petit prince ». Par hasard, il tomba sur cette page. « La septième planète fut donc la Terre. La Terre n'est pas une planète quelconque !... »

Las, il s'endormit.

le tome I "L'aurore" sur mes souvenirs de chef de section en Algérie (1959 -1962) est disponible en m'écrivant à mon adresse : Jean - Charles POINT , 5 plan Mozart à Lattes. Coût 22 € - frais d'envoi offert pour les amis et anciens du 7e RI. ( chèque à mon nom.)

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