16 septembre 1959

La hogra (1)

« Oui. Pour comprendre "la hogra" il faut que tu sois méprisé comme un rat par celui qui se prend pour le divin Râ et mesurer tes pas lorsque tu marches même dans ton propre champ et censurer ce qui ne plaît pas dans ta poésie, tes écrits et tes chants. Il faut te voir te dicter les lois de la piété et te forcer à aller au paradis par celui qui te maudit, te prive de liberté et t'empêche même de penser. » Ainsi parle Rachid Mouaci.

Ce sentiment de la hogra dont mon fidèle interprète, Yaya, m'avait parlé en me côtoyant de mars 1960 à avril 1961, tant à l'antenne SAS d'Ouchba qu'à la SAS de Sidi Snoussi, je l'ai ressenti et partagé avec d'autres compagnons de combat durant la première partie de notre séjour en Algérie, moment où j'étais chef de section au sein de la 12e Cie du III/7e RI comme au sein du Bataillon de Marche de ce même régiment.

Le 16 septembre 1959, à la nuit tombante, notre compagnie rentrait d'une opération dans le secteur du Djebel Messeden, au sud de Turenne. Nous étions partis ce jour-là, vers les quatre heures du matin, pour réaliser un bouclage de nuit au nord-est de ce massif afin de compléter le dispositif du 5e RI qui avait monté cette opération. Il faisait un temps exécrable : vent froid et neige fondue. Au lever du jour la visibilité était très réduite à cause de ce temps d'hiver à 1200m d'altitude ; sans appui aérien jusque vers les 11h, le jeu du chat et des souris tourna à l'avantage de ces dernières malgré l'intervention des B 26 larguant leurs bombes de napalm dans deux oueds « suspects » ! En fin de ratissage, vers les 15h, le bilan était presque nul : deux caches découvertes sans rebelle ni arme ni munition, seulement des vivres et du couchage. Peu avant 16 h l'ordre de fin d'opération tombait.

En arrivant donc ce soir-là dans notre « bonne ferme Fabre » tout le monde aspirait au repos. Il vint après le nettoiement, le rangement et l'inspection de tout le matériel ayant servi à cette décevante opération.

Les officiers de la 10e et 12e Cie se retrouvèrent un peu plus tard que d'habitude dans leur « popote » pour prendre un repas chaud, copieux et bien mérité ! Nous étions à table depuis peu quand l'un de nos serveurs vint nous dire que la radio d'Alger retransmettait un discours du général De Gaulle. Le capitaine G... lui demanda alors de nous amener son poste radio.

Le silence se fit.

« … devant la France, un problème difficile et sanglant reste posé : celui de l'Algérie. Il nous faut le résoudre. Nous ne le ferons certainement pas en nous jetant les uns aux autres à la face les slogans stériles et simplistes de ceux-ci ou bien de ceux-là qu'obnubilent, en sens opposé, leurs intérêts, leurs passions, leurs chimères. Nous le ferons comme une grande nation et par la seule voie qui vaille, je veux dire par le libre choix que les Algériens eux-mêmes voudront faire de leur avenir... »

Dans le silence un « Non ! » éclata plus violemment que la foudre ! C'était le cri du capitaine G... Mes camarades et moi-même avions entendu son cri de désespoir et nous le partagions.

« …Grâce au progrès de la pacification, au progrès démocratique, au progrès social, on peut maintenant envisager le jour où les hommes et les femmes qui habitent l'Algérie seront en mesure de décider de leur destin, une fois pour toutes, librement, en connaissance de cause. Compte tenu de toutes les données, algériennes, nationales et internationales, je considère comme nécessaire que ce recours à l'autodétermination soit, dès aujourd'hui, proclamé... »

À cet instant, le capitaine baissa le son du poste, puis en nous regardant il nous dit ces simples mots : « Engagé pour la guerre du Vietnam, je fus promu officier quelques jours avant de quitter ce pays, car j'avais survécu à la bataille de Diên Biên Phù. Retiré dans mon village de Provence j'avais ma vigne et mes oliviers. Mais je me suis engagé pour servir en Algérie quand j'ai entendu le Général dire à la face du Monde : « Je vous ai compris ! » - Mes jeunes amis et camarades de combat, cet homme m'a menti, il nous a menti et il nous ment encore... » Il se leva et quitta notre popote.

À la fin de l'allocution, nous étions tous un peu abasourdis et nous nous posions tous la même question : Que dire demain à nos hommes, soldats, caporaux et sous-officiers dont près de 90% étaient des appelés du contingent ? Jusqu'à ce jour, nous les avions conduits au combat, car la plus haute instance de France, nos généraux et nos colonels nous demandaient de tout faire pour que cette terre d'Algérie reste française.

Mais demain, comment justifier le sacrifice suprême de leurs camarades blessés ou morts au combat ? Comment les motiver pour repartir chasser le rebelle dans le djebel ? Pour quelle raison le faire puisque le peuple algérien allait décider de son avenir et alors que nous mesurions à sa juste hauteur de certitude que l'Algérie serait algérienne ? Nous n'étions pas devins, mais lucides ; dans cette région berbères de Tlemcen, tous les algériens n'étaient pas des moudjahidins, mais tous se devaient d'accueillir « leurs frères » et de les protéger. Demain ils le feraient encore bien mieux, car ils savaient, ce soir, qu'ils pourraient décider que cette terre soit la leur grâce à la magie des urnes. C'en était fini de « l'Algérie française ».

Un chef d’État nous avait menti, mais nous ne pouvions pas mentir à nos hommes ; d'autant plus que beaucoup d'entre eux avaient entendu cette allocution du général De Gaulle...

Eux, mais aussi tous les habitants francophones de Turenne.

Alors demain, que dire ?

À Saint-Cyr comme à Saint-Maixent nous, jeunes officiers, nous avions été élevés dans le respect dû à notre supérieur et dans une obéissance droite à l'ordre reçu. Ce que nous dirions demain devait avoir l'aval de notre supérieur direct, notre capitaine. Notre décision fut unanime: aller frapper à sa porte et lui demander de venir nous écouter.

La soirée fut longue et nous rendit tous solidaires, encore plus qu'avant, car en plus du devoir d'obéissance sans faille que nous avions envers notre capitaine, mêlé à un sentiment de grand respect dû à son haut sens du combat, nous étions tous soudain envahis par un fort sentiment d'entraide, mais aussi de honte ; n'avions nous pas, nous aussi, menti à nos hommes ?

Quand je fus seul dans ma chambre ce sentiment de honte vint m'assaillir et la colère l'accompagnait, car je réalisais que j'avais été naïf et que l'on s'était joué de moi, volens nolens. Je m'en voulais de m'être laissé berner. J'étais un pauvre pion sur un échiquier démesuré en découvrant soudain le doigt qui me poussait. L'homme politique n'était plus l'homme du combat. Il agissait au nom d'un intérêt d’État en sacrifiant ses fils, sans aucun scrupule.

Avant de m'endormir je me souvins de Machiavel. « La vertu politique ignore la vertu morale."

(1) Mot d’origine berbère : le mépris.

Jean-Charles POINT.

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