Daniel Aranjo

JEAN, XI

1.

Or Lazare s'affaiblit.

(Lazare était de Béthanie,

Dème de Marthe et de Marie sa sœur,

Marie qui répandit le nard.)

- Seigneur ! voici que ton ami faiblit !

- Faiblesse non mortelle, et douleur glorieuse.

- Seigneur ! voici que ton ami faiblit !

- Souffrance de la chair, ô règne glorieux.

(C'était midi par la clarté du temps,

Et le sens s'avivait sous le feu de la chaux.)

Or Jésus aimait Marthe et Marie sa sœur

(Marie mêla de pleurs l'offrande du parfum),

Et il aimait Lazare.

Sous d'aveugles linceuls Marie l'avait lavé,

Sous le linceul de l'arbre et de son nard, baigné,

De ses cheveux de suaire et le lavait encor :

"Homicides linceuls, linceuls de l'olivier !

Linceuls tirés du puits, et de pleurs tout peignés !"

"Parfums irrésolus !"

Et Marthe répétait cet hymne de la chaux :

"O frère, bronze sourd."

Et la mort relavait son offense

Dans la braise et le glaive des coupes,

Et la plaie de l'encens brunissait

Sur les voies

D'un éclat rituel.

"O Lazare.

Et ces doigts, et ô ! ô

Doigts !"

(Ainsi

S'assombrissait aux bouches de la grotte

Le souffle des régions, que le deuil illumine,

Et ainsi s'illuminent loin d'eux

Les porches et les voies,

Et ces lieux de l'enfance que la lumière tue.)

2.

Et le troisième jour Jésus vint en Judée,

Et Jésus dit à ses disciples :

- Notre ami Lazare dort.

Et Jésus dit encor :

- Notre ami Lazare dort.

Et le sens sonnait clair dans la chaleur des rues.

Et Jésus dit enfin que Lazare était mort

(Qu'ils auraient tous la foi).

C'était midi dans la hauteur des chaux,

Et le sens éclatait sous la blancheur des voies.

Sous d'aveugles tessons Lazare avait séché,

Sous les doigts du noyer du quatrième jour :

Au lieu dit de la Fontaine au Scribe,

Ou de la Source Aride où burent les aïeux.

Et depuis quatre jours

A brûlé la blessure du Jour.

Et depuis quatre jours s'éclaircit loin du jour

Le feu de chaque plaie.

Et le glaive épuisait le fourreau.

Et ce jour passe aussi, loin du jour,

Dans la clarté du Deuil.

3.

Ils vont à Béthanie, près de Jérusalem.

Marie était assise auprès d'un plectre sourd,

Et Marthe devançait Jésus :

"Toi ici, Seigneur, et notre frère vivrait !

(Tu viens sauver le monde et j'attends le Siècle futur.)"

C'était midi sur les voies de tesson,

La douleur s'avivait aux ombres du sépulcre,

Et depuis quatre jours le frère reposait.

Et Marthe fit venir Marie sa sœur (car le maître était là),

Et le Maître présent, Marie tombe à Ses pieds :

- Toi ici, Seigneur, et notre frère vivrait !

(Marie qui lavera Ses pieds au linge du cheveu.)

Jésus frémit et montre son amour.

Jésus frémit encor aux parois du rocher.

Jésus se trouble et tourmente son cœur.

Et Jésus dit :

"N'aie crainte, femme, car tu verras la Gloire !"

Et

Jésus dit aussi :

"O Marthe,

Et toi Marie : ne

Marquez plus

Vos doigts

Sur le marbre

Pâle ni ce roc :

L'encens

Funèbre meurt,

Tout se meurt,

Le fleuve aussi mourra,

Et la Stèle

Serve

Scelle la clameur.

Tout meurt :

L'oubli, l'athée

Et la douleur

(Mais ô Marthe

Et toi, triste Marie,

Voici :

Je Suis Venu Sauver le Monde,

Et la Mort de ses Cris.)"

4.

L'encens funèbre meurt,

Et l'écorce funèbre des rocs de Saba

Sur toute la Judée.

5.

Or

Jésus,

Debout

Parmi des scribes accroupis et de vieux tabellions

(Ou bien était-ce ses disciples ?), d'une main

Ordonne de rouler ce

Roc.

Et à ce Roc aux niches de chaux nue

Par où l'ombre chantait,

Il dit

Uniquement : "Lazare. Viens dehors."

Des légionnaires, en plein midi, dorment

En sueur sur un jeu d'osselets blancs.

"Lazare. Viens dehors."

Et leurs chevaux

Vaincus sont repartis sans galoper de Béthanie.

"Lazare. Viens dehors."

Des linceuls d'août pendent à tous les oliviers.

"Lazare. Viens dehors."

Et l'If de Palestine jamais sec

Sans fin s'accable, ô morts, sur votre lit de terre endolorie.

"Viens dehors."

Et loin, très loin

Déjà sur l'autre rive à sec

La chanson aigre d'une enfant descend sa route de tessons.

"Viens dehors."

Et le Soleil qui passe nous montra

L'Ombre d'un Corps immense, comme

Moïse, et qui passait un large Fleuve d'autrefois

Aussi lent que l'Euphrate.

6.

"Viens dehors !"

(Ainsi

Reprend

Un chœur d'aveugles

A tous les carrefours de toute la Judée,

Un Chœur,

Et son Echo

Viril et blanc sur les perrons du Ciel.)

"Viens

Dehors !"

(Et

Ainsi, pour la troisième fois,

Les Mères tragiques à la voix noire

Sous leurs voiles

Immenses

Du haut des citadelles

A tous les carrefours pavés de toute la Judée.)

"Viens

Dehors !"

Et le cri passe jusqu'à nous.

"Lazare :

Viens dehors !"

(Et ce cri passe le Siècle jusqu'à nous.)

7.

Tout le visible n'est que pleur, et qu'hymne,

Et Cri épique :

"Sors !"

(Cri. Silence. Nuit.)

"Sors !"

(Cri. Silence. Noir de chaux.)

Or le souffle s'avive aux fraîcheurs du caveau.

(Une ombre sans relief, une présence, un rythme.)

Une hirondelle passe en amont des âges,

Et jette

Son cri dominical sur toutes choses,

Les plus sèches.

Et Marie à voix mate,

Parmi la cuve des tanneurs :

"O Lazare !

Et ce souffle, et cette ombre à tes doigts -

Lazare, sang couché !"

Et puis

Il crie :

"SO-ORS !!"

Et celui-ci sortit,

Remis dans son linceul aux peaux rudes du drap,

Endormi dans le suaire, et tous membres liés :

Ce Lazare, et lui seul, sujet de ce miracle,

Et le cerne tout ceint d'un glorieux Autrefois,

Et les tempes pâlies par un An douloureux,

Comme un aveugle naît des violences du roc.

Lazare.

Lazare

Presque mort, presque mort, presque

Vivant.

Le ciel mêlé au ciel,

Et ce ciel à une âme de terre,

Comme le fer au blé.

Lazare

Sans regard, et sans nom.

Simple et silencieux.

Lazare revêtu de Science,

Et simple comme l'olivier.

Lazare.

Un frère différent.

Lazare revenu. D'entre les morts venu.

Dans son linceul sans pli, comme un

Olivier sans nœud.

8.

Le frère lumineux.

Nimbé comme un amen. Un peu de terre aux tempes.

Le pouce de l'Idée au front.

9.

Et puis voici. Un membre craque.

Sorti d'ailleurs.

Comme un acacia d'une voûte d'église.

Et la fumée autour se lève aussi.

(Un chien inquiet quitte à regret sa cuve.

Et la vieille chatte cendrée du logis,

A qui tout cela échappe,

Regarde la scène

Et continue par jeu à mordiller sans dents

La main d’un organiste désuet.)

10.

Qui

Donc l'a appelé ? Quel

Souffle sec, avec amour, loin de ses tempes ?

Mille ans ne sont pour lui que la bougie d'hier.

Un songe. Un pas.

L'automne vain du feu.

Mille ans.

Le jour entre sous roc.

Mille ans. Et l'aube naît du sol.

Dix mille.

Et un Suaire aujourd'hui illumine son suaire.

Mais sans fièvre ni plaie, ni se frotter

Les yeux : "Qui

M'a appelé ?"

Et

Il entend déjà.

"O mère" :

Et je parle déjà.

"O Béthanie." Et

Béthanie,

Son bourg

Silencieux, au loin

Il le reconnaît.

Et le tumulte saint de Béthanie.

O jour cloué.

Lazare voit ce jour.

O soir.

Il boit au puits du soir.

Voit des arbres marcher,

Et ces marcheurs, des hommes, le saluer.

Il verra l'hiver nul,

Et le miel sombre des journées.

Il aura faim. Peur de la mort.

Ah mon sang récent renaît !

Et se remet à nouveau à saigner

Dans l’aorte tiédie et le vaisseau poudreux,

Et à rajeunir l’air proche de clarté.

O Porte,

Echo du Mont,

Ocre Maison

Dont je perdis le pas !

"Qui

M'a appelé ?"

L'éveille-

t-On ?

"Lazare" fut son nom.

Son baptême et son nom.

"Lazare.

Enfin, tu as parlé."

11.

Quatre jours

Seulement. Et quatre jours déjà. Et presque l'

Infini entre hier et l'infini du temps.

12.

C'était lui. Et c'est lui.

C'est le frère vivant, sans s'être acheminé.

Et tandis

Qu'elles courent, hâtives messagères,

Voilà

Qu'elles touchent l'éclat, qu'elles baisent ces pieds.

C'était midi par la chaux du sépulcre

Enonçant l'évidence au miracle présent,

Enonçant d'évidence un différent silence,

Midi par la clarté des chaux, sur les fresques du roc,

Auprès de la fontaine à gorges de tesson,

Sous la Source du Scribe, où boivent les mourants :

Aux lieux déjà cités de la Fontaine Aride,

Où l'heure révélait ses heures dans la chaux.

Déjà, ces pleurs arides,

Sans la main du sommeil ont relavé les cœurs.

Et l'encens sans péché

Et la ronce, et le jour ont brûlé

Loin des ronces et des voies.

Or, c'était midi aux sentes d'olivier,

L'énigme s'avivait aux rampes du Cédron,

Le puits gelait son cours aux meules du Conseil,

L'artifice glissait dans l'âme des Anciens :

L'énigme s'avivait sous l'édit de Caïphe,

Pressentant le traître et la Résurrection

13.

Et donc aussi, depuis la limpidité de Béthanie, la limpide

Ascension.