Cédric Cagnat

His own life

1. Sa maison

Sa maison n’est pas grande mais comme il est seul à y habiter, il jouit à ses dires d’un espace suffisant. Cette maison, pourtant, ne compte qu’un étage. Sur la terrasse, on aperçoit un rideau de plastique translucide accroché à une tringle en aluminium.

Au premier contact visuel, le chromatisme des façades peut légitimement surprendre : sans tenir compte des nuances occasionnées par les variations d’intensité de la lumière naturelle, on dénombre cinq couleurs distinctes : voisinant avec les gris, blanc et noir consacrés, les trois couleurs primaires, nettement cloisonnées par d’épaisses bandes, ont trouvé leur juste place. L’harmonie certaine des colorations permet à ce qui aurait pu dégénérer en une entorse exorbitante au bon goût – surtout s’agissant d’une résidence principale – d’apparaître au bout du compte comme un caprice esthétique aux heureuses conséquences.

Un autre sujet d’étonnement est la profusion inusuelle des fenêtres.

2. Son lieu de travail

Il travaille, tous les jours, selon un horaire peu flexible, dans une tour de 23 étages. Chaque étage comporte 13 fenêtres, chacune d’elle étant divisée par une ligne horizontale, si bien qu’un observateur lointain pourrait croire que chaque étage comporte en fait 26 fenêtres, soit, en tout, 26 fenêtres multipliées par les 23 étages, à savoir 598 fenêtres.

Mais il n’en est rien.

Mon nègre

J’ai acheté un nègre. Mon épouse et moi évoquions fréquemment cette possibilité d’avoir avec nous une personne efficace, capable de nous assister dans les tâches quotidiennes que nécessite l’entretien d’une maison, surtout lorsque celle-ci se trouve gratifiée d’un vaste terrain cultivable, bien trop vaste pour deux êtres chez qui la pesanteur de l’âge a commencé de se faire sentir. Un défi puéril lancé au temps nous empêchait néanmoins d’abandonner à un tiers les menues besognes qui seules nous donnaient l’impression rassurante d’exister encore aux yeux des autres, et maintes fois nos atermoiements nous firent laisser échapper des occasions très avantageuses. Or, la grande foire annuelle proposait récemment de si remarquables spécimens, si peu onéreux, que je n’ai su trouver, comme les années précédentes, de motif assez plausible pour différer cette acquisition.

À présent, l’affaire est donc close : me voilà en possession d’un nègre ; je ne devrais plus avoir à en parler. Pourtant, j’en suis encore à me tourmenter à propos de certaines questions qui ne sont plus de mise, le délai de réflexion nécessaire à toute transaction commerciale m’ayant été largement accordé par les fournisseurs, lesquels ont du reste témoigné d’une conscience professionnelle dont je leur saurai gré pour longtemps. Je suis prêt, par conséquent, à répondre seul de la situation actuelle. Si quelque erreur a dû être commise, je ne dois l’imputer qu’à mes propres décisions. Par exemple, il ne me viendrait pas à l’esprit de dénigrer la qualité du produit, loin de là ! Il faut le voir ! Il est beau, il court vite, danse bien. Je n’irais pas non plus ergoter relativement au prénom grotesque dont ses anciens propriétaires l’ont affublé – « Giovanni » me rappelle notre voyage de noces à Venise. Seulement, ma circonspection habituelle aura cédé, je le crains, à l’enthousiasme de l’instant, et surtout, à la jouissance orgueilleuse de ravir aux autres acquéreurs potentiels ce véritable joyau ; jouissance bien éphémère car à cette heure, de la plus sèche réalité les exigences m’assaillent sans détour : la perspective d’avoir à gérer les humeurs, les requêtes que Giovanni ne manquera pas – à raison, j’en conviens – de manifester, m’ôte d’ores et déjà le sommeil.

Nous n’avons, mon épouse et moi, jamais eu d’enfants. Nous nous sommes accoutumés depuis longtemps à vivre selon certaines habitudes, de petites manies dérisoires, mais auxquelles nous tenons, et personne n’ignore qu’un âge aussi avancé que le nôtre ne se prête guère aux bouleversements. Il faudra malgré tout compter avec Giovanni et probablement consentir à bien des extravagances.