Cette crise de régime ne trouve pas sa seule origine dans l’irresponsabilité d’un président prêt à dynamiter le système politique pour satisfaire son hubris personnel. Les changements exceptionnels observables dans les autres démocraties libérales montrent que la crise est bien plus générale et profonde. Cependant, chaque pays, région ou ville en fait une expérience singulière que l’approche conjoncturelle peut utilement restituer. Adopter une perspective “conjoncturelle” de la crise en cours implique tout à la fois de prêter attention à l’évolution des jeux d’acteurs qui rythment la vie politique mais aussi de replacer ces derniers dans le cadre de l’évolution des différentes structures à l’œuvre (idéologiques, sociales, économiques, écologiques, etc. ) qui ont conduit à l’épuisement puis à la crise du néolibéralisme apprivoisé.
Parmi les différentes structures à l’œuvre, l’organisation du territoire fait, depuis une décennie, l’objet de controverses aiguës, opposant les garants du régime néolibéral à la française et ses contempteurs. Les premiers sont prompts à l'euphémisation et à la dépolitisation des enjeux territoriaux, réduits à des considérations instrumentales que des solutions et des remaniements techniques pourraient suffire à résoudre. Les réformes territoriales et l’accompagnement par l’État des démarches vertueuses engagées par les collectivités territoriales sont devenus les outils privilégiés de réponse et d’ajustement du régime à l’amplification des défis écologiques, sociaux et économiques auxquels la Nation est confrontée. La plupart des politiques de “développement durable” hier, de “transitions” ou d’“adaptation” aujourd'hui s’inscrivent dans cette stratégie de réformisme superficiel. Au contraire, les commentateurs critiques n'hésitent pas à dramatiser les enjeux pour mieux justifier la condamnation morale et politique du régime. Plusieurs thématiques géographiques, constitutives de l’imaginaire national, sont alors réinvesties pour alerter de la gravité des dangers que court le pays : le déclin et la perte de souveraineté vis-à-vis du reste de l’Europe et du monde, la fracture intérieure, notamment entre les métropoles privilégiées et les périphéries oubliées, ou encore l’épuisement de la substance et des ressources internes du pays. Les controverses qui surgissent de ces visions antagonistes contribuent à la délégitimation du régime, ses défenseurs ayant de plus en plus de difficultés à en démontrer les bienfaits. Cet affaiblissement tient pour partie aux évolutions effectives des structures qui organisent la géographie de la France mais aussi, de façon non négligeable, à l’incapacité dans laquelle s’est enfermé l’État, depuis un quart de siècle au moins, à proposer une représentation crédible de son propre territoire et à l’assortir de moyens adéquats. En se limitant à accompagner les territoires locaux et régionaux, l’État a renoncé à la pratique du diagnostic et de la planification stratégique pour son propre territoire, celui de la Nation toute entière, à proposer une vision souhaitable des grands équilibres régionaux, des rapports entre Paris et la province, entre les littoraux et les arrière-pays, entre les massifs et les grandes vallées, à proposer une ambition cohérente pour l’organisation de son système de villes et de métropoles, pour les rapports villes-campagnes, pour faire face aux inégalités persistantes entre régions ou pour proposer des réponses adaptées aux difficultés des espaces menacés par la désertification ou la désindustrialisation. Cette mise en retrait de l’État a eu deux conséquences principales.
On assiste tout d’abord à une dérégulation partielle des grandes structures géographiques qui organisent le territoire français. Les processus de métropolisation, de littoralisation, de densification ou, au contraire, de désertification, de décrochage et de marginalisation se sont poursuivis alors que la politique d’aménagement du territoire national a été peu à peu démantelée et remplacée par des politiques locales et régionales prises en charge par les collectivités territoriales. Dans ce contexte, le rôle régulateur de l’État ne disparaît pas mais est fondamentalement affaibli, privant la Nation de toute réelle prise sur les grandes transformations de son propre territoire. Après le renoncement à élaborer un Schéma national d’aménagement du territoire prévu dans la LOADT de 1995, l’Etat a peu à peu abandonné les instruments qui avaient servi jusqu’alors à réguler l’évolution de l’espace étatique (CIAT, DATAR). A la place, l’Etat privilégie les contrats avec les acteurs locaux, ce qui conduit ou bien à cibler les financements sur les acteurs les plus agiles, ou bien à instaurer des dispositifs de distribution spatiale de l’argent public selon des critères hétérogènes et non discutés. Les grandes politiques sectorielles (y compris en matière de transport) sont menées comme si la régulation des grands équilibres régionaux était un enjeu négligeable. Par ailleurs, l’Etat s’est engagé depuis le début des années 2000 dans une politique de “maîtrise” de ses coûts de fonctionnement qui l’a conduit à réduire une partie de sa présence au sein du territoire.
Les réprobations émanant tout à la fois des opposants au néolibéralisme apprivoisé que des élus locaux, souvent prompts à dénoncer l'impéritie du pouvoir central pour mieux défendre les intérêts de leur propre territoire, ont pu s’accumuler sans que l’Etat ne soit en mesure de proposer des contre-feux idéologiques et programmatiques. Fragilisé par son propre renoncement à assumer un positionnement politique sur l’avenir du territoire national, l’État n’a pas cherché à répondre, discuter ou critiquer les défauts qu’on lui impute par une stratégie de proposition tangible, crédible et susceptible d’offrir un horizon géographique discutable pour et par l’ensemble du pays. Ce faisant, il a laissé proliférer les discours négatifs et des jugements réprobateurs mêlant autant de conclusions tirées des expériences vécues par la population que du recyclage plus ou moins outrancier de divers mythes géographiques autour desquels la Nation française s’est lentement construite (le couple Paris/provinces, le clivage ville-campagne, la division et le déclin national, etc.). Il en a découlé une dramatisation du débat public qui érode peu à peu la légitimité du régime.
Dans ce contexte de dérégulation partielle et de dramatisation du débat territorial, il est devenu de plus en plus difficile d’appréhender la nature effective des transformations géographiques en cours. La confusion qui en découle est accentuée par le fait que la crise politique du régime néolibéral se traduit, non pas par un effondrement brutal (ou alors pas encore), mais par une succession de déstabilisations successives d’ampleur croissante que les institutions ont de plus en plus de difficultés à juguler. Le régime est entré dans ce que les analyses gramsciennes nomment un “interrègne”, ouvrant une phase d’incertitude au cours de laquelle la conflictualité entre les forces opposées s’accentue et où se multiplient des phénomènes soudains et disruptifs. Les clivages traditionnels et les normes héritées cèdent le pas à des restructurations inédites et instables, guidées par la volatilité croissante des relations entre acteurs engagés dans la lutte pour la reconstruction de l’hégémonie. L’élection d’E. Macron à la présidence de la République en 2017 représente une première forme d’entrée dans cette période d’interrègne, marquant pour la première fois depuis la fin des années 1950, une rupture avec le clivage droite-gauche et la déstabilisation à peu près générale du système des partis politiques. La dissolution soudaine de l’Assemblée nationale décidée par le même E. Macron le 9 juin 2024 marque un deuxième moment important, précipitant le pays dans une crise de régime sans précédent qui, de fait, met fin au gouvernement majoritaire et ouvre une période incertaine de crise permanente.
Rendre compte des enjeux qui se posent dans cette période perturbée et instable suppose de suivre avec attention le cours des manœuvres tactiques, la reconstruction des alliances et des clivages, l’extension des luttes, la volatilité des rapports de forces, ce qu’on nomme la “guerre de mouvement” dans la terminologie gramscienne. Cependant, l’analyse de la conjoncture politique ne saurait ignorer le poids des dynamiques structurelles sous-jacentes, sans lesquelles aucune stabilisation n’est possible. La façon dont ces différents ordres de facteurs s’articulent dans la conjoncture de crise actuelle mérite la pleine attention de chacun.
Afin d’offrir un repérage situé, celui d’un acteur engagé en faveur d’une nouveau pouvoir progressiste, je propose ce petit atlas visant à permettre à quiconque de mesurer la façon dont le territoire est travaillé par la crise en cours tout en contribuant lui-même, par les transformations dont il a fait l’objet depuis plusieurs décennies, à l’activation de la crise et à conditionner sa résolution possible. Pour cela, j’ai réalisé une série d’analyses thématiques sur des enjeux relatifs à la dimension territoriale de la crise en cours en essayant de proposer un diagnostic dynamique, c’est-à-dire en essayant de capter, non pas l’état du territoire à un moment donné, mais la façon dont les structures spatiales évoluent et à caractériser le rythme, l’intensité et l’extension géographique de ces transformations. En effet, la crise ne peut se comprendre que si l’on parvient à saisir comment les différentes composantes du régime interagissent de façon dynamique et s’influencent mutuellement, au point de fragiliser progressivement les mécanismes de régulation. Sur le plan géographique, loin de se traduire par une fracture nette et univoque, à l’inverse donc de ce que prétendent les contempteurs les plus véhéments, la crise se manifeste plutôt par des changements complexes, des glissements progressifs creusant lentement les écarts de situation, un remodelage des équilibres locaux et régionaux tout en accumulant les tensions de façon subreptice. Les dispositifs d’ajustement politique ne disparaissent pas mais perdent en efficacité, livrant le territoire à des logiques marchandes de moins en moins encadrées et maîtrisées. Les lignes de faille qui structurent le territoire jouent alors plus activement sans que les liens de cohésion socio-géographique ne disparaissent pour autant, continuant à jouer le rôle de temporisateurs résiduels dans un contexte de déstabilisation croissante. Pour appréhender le déséquilibre dynamique à l'œuvre, je propose d’aborder successivement différents ordres de facteurs impliqués dans le déroulement de la crise : l’évolution géographique des rapports de forces électorales (1), les mutations induites par la néolibéralisation du territoire (2) et la recomposition des outils de régulation territoriale (3).
Cet atlas conjoncturel a la particularité d’être évolutif car il est appelé à s’enrichir au gré de mes capacités à l’alimenter mais aussi du déploiement de la crise elle-même et des retours, critiques et suggestions que les lecteurs intéressés souhaiteraient éventuellement m’adresser. Conçu et lancé dans le cadre d’une démarche itérative sur les réseaux sociaux en juillet 2024, cet atlas assume une position engagée, combinant analyse cartographique et géographie critique, ouverte au dialogue et à la controverse. Les remarques, commentaires, réserves et suggestions que j’ai reçues depuis plusieurs mois aux fiches diffusées sur les réseaux sociaux m’ont permis à la fois d’enrichir ma propre compréhension des structures observables mais aussi de mieux apprécier le décalage entre certaines représentations géographiques et l’ampleur effective des transformations en cours. C’est pourquoi il me semble judicieux de poursuivre cette forme de production progressive dans laquelle données et représentations territoriales dialoguent et se confrontent de façon rigoureuse, robuste et transparente, donnant à chacun la possibilité d’en tirer les conclusions qu’il voudra, mais avec le souci d’examiner avec honnêteté et lucidité ce que nos outils d’observation cartographique nous donnent à voir des transformations en cours. Bien entendu, il s’agit d’un outil précieux dans la mesure où il offre une base tangible d’évaluation, construite à partir de données publiques que chacun peut mobiliser pour apporter des diagnostics contradictoires, susceptible de permettre à n’importe qui de consolider sa connaissance des structures géographiques. En contrepartie, il est limité par les lacunes et les imperfections des sources et des modalités de traitement et de représentation de l’information géographique disponibles. Il n’a donc vocation à répondre qu’à un nombre limité de questions au coeur du débat politique et c’est aussi une de ses ambitions : améliorer la connaissance collective de l’état géographique de la France métropolitaine mais aussi mieux appréhender l’étendue de ce que l’on ne sait pas ou de ce que l’on n’est pas en mesure de vérifier. Ainsi, cette collection de cartes sourcées, vérifiables et discutables ne vise pas à imposer à quiconque un quelconque diagnostic mais à soumettre un essai personnel à la critique collective sur la base d’éléments rationnels, transparents et ouverts au débat.