Préambule : qu'est-ce que c'est que cette histoire de tonneaux ?
La première partie de mon cours sur le bonheur constitue avant tout un commentaire d'un extrait du Gorgias de Platon. C'est le fameux passage sur les tonneaux.
Vous y faites souvent référence dans vos devoirs, parce que c'est un passage relativement facile, et qu'on retient bien. Une remarque à ce sujet : attention de ne pas en abuser. On peut tout à fait parler du texte, mais il ne suffit pas de décrire l'image pour que cela soit intéressant. Il faut, si vous en parlez dans une dissertation, expliquer le sens qu'a l'image, le rôle qu'elle joue dans l'argumentation de Socrate. Il faut la traduire, en termes de désir, de bonheur, de plaisir ; et elle ne peut pas remplacer des arguments bien formés.
Ce que je désire est une chose ; la vie réelle en est une autre
L'hypothèse envisagée dans le I est la suivante : si on veut être heureux, il faut nécessairement réaliser ses désirs.
Nous avons des désirs, càd des sentiments de choses qui nous manquent, que nous n'avons pas, et dont nous regrettons l'absence.
ces choses que nous n'avons pas, ce ne sont pas forcément des objets au sens de biens matériels ; il peut s'agir de situations (je désire être en Asie, je désire vivre avec telle ou telle personne), d'états (je désirerais ressentir ceci ou cela...). Ce qu'on constate facilement, c'est qu'entre ce qu'on désire et ce qui exsiet, il y a un décalage. entre ce qu'on aimerait être et avoir et ce qu'on est réellement et ce qu'on a réellement, il y a un décalage important.
Une petite expérience philosophique
Ici on peut faire l'expérience sur chacun. Je propose une petite expérience philosophique.
Qui consiste à d'abord écrire ce qu'on désire. ce qu'on désire maintenant, ou ce qu'on désire pour sa vie. Alors là, on va vite constater qu'on ne peut pas tout dire (on a en fait pas mal de désirs inavouables, on dirait). Mais bon, on peut quand même lister les désirs corrects qu'on n'arrive à évoquer sans trop rougir pendant un cours de philo.
Ensuite, on peut s'amuser à décrire où on en est dans notre vie. Et on va voir des décalages apparaître.
par ex : je désire : être en vacances, sous les cocotiers, en lisant un magazine de philosophie. (c'est un de mes idéaux).
or je suis : dans une classe, devant un parterre d'élèves paresseux et rétifs.
parfois, on constate que notre vie n'est pas si éloignée de ce qu'on souhaite vraiment. si c'est votre cas après l'exercice, c'est que vous êtes sur la voie de la sagesse, plus en tout cas que votre prof de philo ou que la plupart de vos camarades. ou alors, peut-être que vous manquez tout simplement d'imagination : vous êtes peut-être incapable d'imaginer une autre vie que celle que vous avez.
on se heurte à une autre difficulté en faisant l'exercice : ce que je désire = ?
ce que je désire voir se réaliser vraiment ? ou ce qui me plairait, sans tenir aucun compte de la possibilité ? distinction qui sera sans doute utile pour penser le bonheur réel, par opposition au bonheur idéal.
Seule solution pour être heureux : réaliser ses désirs ?
Cette expérience nous a convaincus du décalage entre désir et réalité. entre désir et vie réelle.
je désire des choses que je n'ai pas.
comment être heureux alors ?
le bonheur = une satisfaction totale, un état où on ne désire plus rien d'autre que ce qu'on a. une absence de tout trouble, de tout manque.
donc tant que je désire qq chose, je ne suis pas heureux en ce sens-là.
il faudrait alors réaliser tous les désirs ? qu'il n'y en ait plus aucun qui soit insatisfait. là, on pourrait dire que je suis heureux. la réalité correspondrait, grâce peut-être à mon action, à ce que je désire. (ce serait une solution peut-être a priori plus satisfaisante que la limitation des désirs?) Mais tant que j'ai des désirs non réalisés, je ne suis pas heureux pleinement ; (à moins que j'oublie temporairement mes désirs irréalisés, que je ne les éprouve pas. il faut noter ici que les désirs varient, fluctuent ; il y a des moments où nous ne désirons pas autre chose que ce que nous avons. mais ces moments où il semblerait que nous désirons continuer la situation actuelle, où nous n'avons plus rien à lui demander, ces moments rendent-ils heureux ? pb à traiter).
pour l'instant : faisons l'hypothèse que le bonheur suppose la réalisation des désirs.
deux questions :
- en quoi consiste la réalisation des désirs ? on va voir que l'expression est ambiguë.
- est-elle possible ?
- si elle est possible mène-t-elle vraiment au bonheur ?
- il nous faudra aussi éclaircir les liens entre bonheur, plaisir, désir, hédonisme.
une distinction simple et non clarifiée : la vie heureuse / les moments de plaisir
un pb : les fluctuations du désir et de l'identité.
Commentaire du texte de Platon. Gorgias
1. La thèse hédoniste de Calliclès.
questions :
1. Quelle thèse défend Calliclès sur le bonheur ?
2. Quelles sont les moyens du bonheur et quelles qualités faut-il avoir pour être heureux ?
formulation de la thèse : il faut pour être heureux réaliser le maximum de désirs pour éprouver le maximum de plaisir.
cela suppose deux choses :
d'abord, il faut assumer tous ses désirs. C'est que beaucoup de gens (que Calliclès appellera les "faibles") ont honte de certains de leurs désirs. Ils les éliminent alors d'emblée, se disant que ces désirs ne doivent surtout pas être réalisés, par exemple parce qu'ils sont immoraux. C'est une forme d'autocensure. Pour Calliclès cette autocensure est une des premières causes du malheur : nous sommes convaincus par notre éducation, qui pour Calliclès s'apparente à un dressage (cf texte sur les lionceaux), qu'il est mauvais de désirer le pouvoir, de désirer avoir plus que les autres, d'être égoÏste, etc. Or, c'est cela qui nous ferait vraiment plaisir ; c'est ce que nous dit la nature, notre nature, qui nous pousse non pas à l'égalité avec les autres mais nous pousse à l'égoïsme. assumer cet égoïsme, et assumer ses désirs égoïstes et ses désirs de domination, c'est bien la première condition du bonheur.
Pour assumer ces désirs, il faut une qualité : le courage. C'est qu'il n'est pas facile d'aller contre l'opinion dominante, contre les conventions sociales. Il faut lutter contre les moralisateurs qui cherchent à limiter votre existence par une culpabilisation.
Ensuite, il faut tout faire pour réaliser ses désirs. Une fois qu'on les assume, il faut essayer de faire en sorte que le monde ressemble réellement à ce que nous désirons. si nous désirons le pouvoir sur les autres, il faut leur donner des ordres. Si nous désirons manger trois desserts, nous devons le faire. si nous désirons être privilégié et gagner énormément d'argent, nous devons tout faire pour réussir à gagner de l'argent. Il faut agir. Mais pas n'importe comment : il faut agir avec intelligence. Non pas essayer de tout avoir par la force pure, mais aussi par la ruse. c'est ici que la rhétorique (thème du dialogue) va servir à Calliclès : grâce à la rhétorique, je suis capable de persuader les autres de ce que je veux ; autrement dit, je peux en faire mes esclaves. la rhétorique me donne le pouvoir qui m'est nécessaire pour réaliser mes désirs : un pouvoir sur les autres.
remarque sur l'hédonisme.
La thèse de Calliclès, si on la formule comme ça, paraît gentille et assez innocente : il faut se faire plaisir, le bonheur c'est le plaisir.
Mais en fait, cette thèse est extrêmement radicale. Si on est plus précis, on doit dire en effet : la thèse de Calliclès, c'est qu'il faut se faire plaisir à tout prix, à n'importe quel prix, parce que le plaisir, et même MON plaisir, c'est la priorité : le plaisir est équivalent au bien et l n'y a pas d'autre valeur.
cela veut dire que je peux essayer de me faire plaisir y compris aux dépens des autres, y compris aux dépens de la morale. C'est de là que vient mon fameux exemple que vous avez tant apprécié - la fameuse histoire des petites vieilles.
eh oui, car si vous êtes adepte de Calliclès, la logique, c'est que vous allez très bientôt commencer à voler les petites vieilles. parce que votre priorité, c'est de vous faire plaisir. parce que pour le faire, tous les moyens sont bons; que l'argent est un bon moyen (même si ce n'est pas du tout le seul) de se faire plaisir, vu que dans notre société il donne un certain pouvoir ; que pour avoir de l'argent facilement, le vol est plus rapide que le travail. Mais il faut être intelligent, alors il ne faut pas voler n'importe qui. Vous allez donc préférer voler des petites vieilles peu lucides qui ont confiance en vous. recette immorale :Instaurez d'abord une relation de confiance avec une petite vieille de votre entourage. Soutirez-lui des petites sommes. quand vous êtes sûrs qu'elle ne s'en aperçoit pas, soutirez de plus grosses sommes. Changez régulièrement de petite vieille pour éviter tout soupçon.
on pourrait donner d'autres conseils aux apprentis calliclèsiens : ils doivent, en public, se montrer assez prudents et même, peut-être, tout faire pour passer pour des gens bien. un peu comme le Tartuffe de Molière, ils pourraient peut-être se faire passer pour très pieux pour mieux duper les gens. Ils peuvent défendre haut et fort les valeurs morales du moment pour mieux s'assoir dessus. s'ils défendent alors des valeurs morales, ce n'est pas parce qu'ils y croient mais parce qu'ils y voient un moyen utile d'arriver à duper les gens...
On voit bien la radicalité de la thèse de Calliclès, et à quoi elle mène vraiment si elle est mise en application.
a-t-il raison ou tort de voir dans le plaisir maximal le bonheur ? difficile à dire pour l'instant. ce qui est certain, c'est que cette thèse, en général, nous ne l'appliquons pas : en fait, si on réfléchit un peu sur sa propre vie, on constate que le plaisir n'est pas en fait notre priorité, en tout cas qu'il n'est pas notre seuls valeur. à moins que, comme le dit Calliclès, nous n'osions pas assumer cette recherche du plaisir, et que nous y renoncions par peur des conséquences qu'elle aurait.
La thèse de Calliclès est donc très immorale, elle ne tient pas compte de la morale traditionnelle. Ou plutôt elle repense la morale en disant que ce qui est bien, c'est ce qui fait plaisir. (ce qui me fait plaisir à moi). cela équivaut à détruire la morale, puisque chacun a une morale différente et que les conduites alors ne sont plus du tout régulées selon des règles communes. Mais ce n'est pas parce que la thèse de Calliclès est immorale qu'elle est fausse : peut-être le bonheur suppose-t-il justement cette immoralité.
C'est pour cela que Socrate ne va pas attaquer la thèse de Calliclès sur le plan moral. Il va essayer de lui montrer qu'il mène une vie absurde, que la vie qu'il propose est une punition plus qu'une vie heureuse.
2. Les objections de Socrate
Socrate ne fait pas de réfutation au sens habituel du terme. Il va utiliser une image, image qui en elle-même ne prouve rien.
d'autant plus que c'est lui qui choisit, et peut-être avec un peu de mauvaise foi, la comparaison qu'il fait - c'est d'ailleurs plus une parabole? -
L'image des tonneaux, vous la connaissez. Il est important, quand on l'expose, de faire deux choses :
- d'abord il faut la traduire : que signifient les tonneaux ? le fait de remplir ? etc.
- ensuite il faut tenir compte des interprétations différentes : Calliclès et Socrate ne traduisent pas du tout l'image de la même façon.
- si on veut aller plus loin : on peut s'interroger sur le choix de Socrate et ses raisons : pourquoi choisit-il cette image ? Est-ce qu'elle permet vraiment de bien penser le pb ? ou bien est-elle trop tissée de mauvaise foi ?
un tableau vous permettra d'y voir plus clair sur les deux premiers points :
On voit que le tonneau est ici le symbole du désir.
un tonneau en bon état symbolise un état sain, équilibré : le désir est modéré, régulé ; il peut être satisfait.
Un tonneau percé symbolise un état pathologique, de déséquilibre : le désir est infini, ne peut jamais être satisfait. Socrate attribue d'emblée à Calliclès un désir malade, pathologique, qui domine alors qu'il ne devrait pas dominer, qui est infini quand il devrait être modéré. Il est le désir d'un homme malade. On verra ce que cette affirmation sournoise (elle passe par l'image) peut avoir de contestable.
L'image de Socrate vise à montrer à Calliclès que sa vie ressemble à celle de l'homme aux tonneaux percés. C'est-à-dire que sa vie consiste à essayer de réaliser tous ses désirs, mais il y en a une infinité ; il n'arrivera pas au bout, et essaiera toujours d'arriver à satisfaire tous ses désirs, mais n'y arrivera pas, car on a toujours envie d'un autre plaisir.
la vie que propose Calliclès est donc absurde : elle consiste à répéter de façon infinie, sans espoir d'arriver au bout, une tentative vaine donc on sait qu'elle est vaine.
double absurdité :
1. Calliclès passe sa vie à essayer d'atteindre un but dont il sait qu'il est impossible à atteindre, car son désir de plaisir ne sera jamais comblé
2. Calliclès ne serait même pas satisfait, comme il le concède lui-même indirectement, s'il atteignait ce but : car la réalisation effective de tous ses désirs représente pour lui un état ennuyeux.
Calliclès passe donc sa vie à chercher à atteindre un but qu'il ne pourra pas atteindre et dont il sait que s'il l'atteignait il ne serait pas satisfait. Ma vie est consacrée à une quête infinie que je ne peux pas réussir (je n'irai pas au bout) et dont la réalisation serait insatisfaisante (je n'en veux pas, en fait, de cette réalisation, ou plutôt je la veux mais si elle arrivait je ne serais pas du tout satisfait).
Tout ça, c'est le point de vue de Socrate.
Calliclès n'est pas convaincu : il ne se laisse pas prendre au piège de l'image de Socrate.
piège : présenter d'emblée la vie de Calliclès comme absurde parce qu'il recommence une tâche pénible indéfiniment ; comme on le ferait si on était puni (l'image de Socrate renvoie à un des châtiments de l'Enfer de la mythologie grecque : cf.) Mais une objection ici est possible : remplir un tonneau, est-ce une bonne image pour traduire la satisfaction des désirs ? il y a une différence qui n'est pas mince : remplir un tonneau, c'est effectivement un travail, qui n'a de sens que si le tonneau n'est pas percé et troué ; mais satisfaire un désir, même de façon imparfaite ou incomplète, par exemple manger un bon plat quand on a faim, pour reprendre un des exemples de Socrate et Calliclès, ce n'est pas un travail pénible, cela apporte un certain plaisir - ce plaisir que Calliclès cherche à multiplier.
alors certes, quand on essaie d'éprouver le plus de plaisir possible, on recommence indéfiniment à essayer de réaliser ses désirs ; mais ce recommencement donne à chaque fois un plaisir, plus ou moins intense, que nous recherchons pour lui-même, qui a en lui-même un intérêt. le but que nous avons, c'est justement ce plaisir. Il y a l'horizon lointain, l'idée lointaine d'une satisfaction totale, où nous sommes parfaitement en paix avec nous-mêmes ; mais il y a aussi le plaisir que nous cherchons pour lui-même, même s'il n'est pas définitif ni même durable.
quoi qu'il en soit, l'image de Socrate a le mérite de nous montrer que la réalisation des désirs a un double sens :
premier sens : la réalisation des désirs comme processus. réalisation veut dire ici action de réaliser. la réalisation est pour Calliclès la source du plaisir, et le bonheur consiste à être toujours ou le plus possible en train de réaliser ses désirs.
deuxième sens : la réalisation de tous les désirs désigne l'état où tous les désirs sont réalisés. C'est l'idéal de l'homme aux tonneaux pleins. Il est heureux quand tous ses désirs sont réalisés, parce que le désir le laisse en paix, qu'il ne manque de rien.
cela nous donne deux conceptions du bonheur très différentes.
pour Calliclès, pour être heureux, il faut être en train de réaliser ses désirs. Càd éprouver du plaisir, puisque le plaisir suppose le passage du manque à la satisfaction. pour lui le désir est une condition du plaisir, donc du bonheur. il faut même se mettre au service de ses désirs pour être heureux.
pour Socrate, pour être heureux, il faut avoir réalisé tous ses désirs, càd avoir atteint une forme de paix où le désir, source de trouble, d'inquiétude, nous laisse en repos. pour lui le désir est une menace sur le bonheur : il faut le réguler, le maîtriser, pour pouvoir être heureux.
Réponse à la question de départ
pour être heureux, faut-il réaliser tous ses désirs ?
première réponse : pour être heureux il faut que nos désirs nous laissent en paix. Il faut que nous ne désirions plus rien. pour arriver à cet état, on pourrait imaginer deux solutions : soit éradiquer le désir, soit réaliser une fois pour toutes tous ses désirs. celui qui a réalisé tous ses désirs est heureux, oui ; mais parce que ses désirs le laissent en paix. celle solution n'est pas hédoniste. Le bonheur consiste dans l'état où on a réalisé tous ses désirs.
réponse hédoniste : oui, il faut pour être heureux essayer de réaliser tous ses désirs. même si on n'arrive pas au bout, parce que c'est peut-être impossible vu l'infinité du désir, il faut en réaliser le maximum pour ressentir le plus de plaisir possible. Le bonheur consiste dans le processus toujours renouvelé de réalisation active de ses désirs.
3. Remise en cause de la thèse hédoniste ?
première objection : celle de Socrate ; mais elle ne tient pas compte du plaisir même.
deuxième objection : ce bonheur n'est pas une paix, pas un état stable. il est un mélange de souffrance et de plaisir ; un pasage constant de l'un à l'autre. beaucoup de douleur dans ce bonheur ! c'est le contraste qui va ici donner le plaisir. objection d'Epicure : on va entrer dans un cycle infernal où on va avoir besoin de plaisirs de plus en plus intenses ? à dvlper.
troisième objetion : le plaisir ne peut pas être le bonheur. pourquoi ? cf. objection précédente.
transition : nécessité d'une régulation des désirs comme seule voie d'un bonheur stable.
pas de condamnation du plaisir ; mais si on veut une vie heureuse nécessité d'une maîtrise ou au moins d'une capacité à gérer les désirs.