Mon projet initial portait sur « les fondements de l’interprétation » et visait à élucider les conditions dans lesquelles, à l’aube du XIXe siècle, avaient été conçues les nouvelles méthodologies des sciences historiques à partir de la rencontre entre la philologie et la philosophie. J’avais fait apparaître la mise en place d’une typologie des théories de l’interprétation (sceptique, critique ou dogmatique), en montrant qu’un petit nombre d’options, irréductibles à un seul modèle, balisent le champ des postures théoriques. Ce premier acquis me dotait ainsi d’un instrument critique pour l’appréciation des discours contemporains. J’ai élargi ce dispositif, historiquement marqué par les disciplines du texte, à travers la philologie et la théologie, en y incluant la linguistique comparée, qui introduisait la dimension de la diversité des langues dans l’enquête anthropologique.
A partir de cette meilleure intelligence de l’émergence du « paradigme herméneutique » comme théorie du monde historique, il convenait d’élargir la réflexion aux conditions générales de la théorie de l’interprétation afin de mieux penser la spécificité des sciences de la culture, et notamment leur méthode. Le défi qu’ont à relever de telles sciences est de parvenir à constituer une objectivité sans pour autant se dissoudre dans un objectivisme qui n’aurait plus que les dehors de la science et serait incapable d’honorer la complexité des phénomènes culturels, sociaux et historiques. De l’autre côté, il ne leur faut pas renoncer à une visée de connaissance et d’explication, en déclarant le domaine de la culture irréductible à la connaissance.
J’ai profité de mon « séjour » d’une dizaine d’années au Centre de recherche philologique de Lille pour interroger la portée « épistémologique » des instruments de la philologie pour la constitution d’un savoir des formes symboliques qui serait à la fois méthodique et interprétatif, critique et herméneutique. En m’attachant à reconstituer une généalogie philologique de l’herméneutique, je visais une science du singulier, susceptible de penser l’historicité et la particularité du monde culturel et donc de fournir une inspiration pour renouveler la philosophie des sciences de la culture. Celles-ci ne peuvent sortir de l’incertitude sur leur statut qu’en échappant à l’alternative entre un modèle trop uniment holiste et son rejet unilatéral au nom d’une philosophie de la différence, et en s’assumant comme savoirs interprétatifs réglés. Etablir une telle herméneutique affirmant sa dimension de jugement critique suppose l’examen de ses conditions de possibilité, à savoir des conceptions du sujet, du langage et de l’interprétation.
Pour la première, qui faisait l’objet de ma thèse consacrée à Kant et Schleiermacher, j’ai mis en évidence la structure conflictuelle de la subjectivité dans sa construction historique, celle-ci étant de toute évidence irréductible à l’image convenue du sujet dit cartésien. La subjectivité me semble au contraire prise dans une tension interne entre un motif d’affirmation de soi, lié à l’amour-propre et à la réflexion, et un motif de déprise, formulé parfois en termes de désintéressement. C’est par cette part de passivité que le sujet peut s’inscrire dans une histoire à interpréter, de même que c’est par son affirmation de soi qu’il peut la soumettre à la critique et se projeter dans un avenir.
Le deuxième champ impliqué était celui des théories du langage, étudié en particulier à travers deux ensembles apparemment contradictoires : la tradition de la grammaire générale et celle de l’étude comparée des langues inaugurée par Humboldt. Or la conception du langage assumée par les sciences de la culture détermine amplement leur physionomie. Que le langage soit pris de manière indifférenciée comme le lieu d’une vérité propre qu’il ne s’agirait que de recevoir, comme dans une certaine tradition de l’herméneutique philosophique, ou bien qu’il soit réduit à ses fonctions communicationnelles, simple code indifférent au contenu transmis, comme c’est largement le cas dans la conception dominante (notamment en linguistique), c’est toujours une conception partielle du langage qui est présupposée dans les discours théoriques. L’intérêt de Humboldt est justement de penser les catégories universelles du langage dans la perspective des langues particulières – c’est en cela qu’il peut toujours nous inspirer.
Enfin le troisième domaine suppose les deux premiers. Je l’ai abordé à travers l’étude des conflits d’interprétation et l’histoire de l’herméneutique, des premières herméneutiques bibliques, notamment à l’occasion d’un séminaire sur Flacius Illyricus à l’EPHE, jusqu’aux théories contemporaines. Dans ma thèse d’habilitation « Critique et herméneutique », j’ai abordé ainsi trois domaines de controverses où s’est formée la pensée de l’interprétation : l’étude des Ecritures saintes, celle du modèle grec (principalement au XIXe siècle) et enfin, à l’époque plus contemporaine, les conflits d’interprétation sur la poésie moderne (notamment celle de Paul Celan qui implique philosophes et philologues).
Ma conclusion provisoire est que la question même du statut des sciences de la culture qui fondent l’unité de notre section ne peut faire l’économie d’une juste appréciation des rôles respectifs du jugement et de l’interprétation. La méthode des sciences interprétatives a à conjoindre deux gestes différents : celui d’une objectivation et d’une mise à distance, à savoir un geste critique, et celui d’une participation, soucieuse de respecter la particularité et l’individualité de son objet, à savoir un geste herméneutique. L’interprétation n’est pas exclusive d’un jugement, elle doit assumer un intérêt de connaissance propre. Et le jugement, dans ce domaine, n’est jamais une détermination absolue, mais une conceptualisation provisoire. J’ai proposé de comprendre l’acte de l’interprétation comme visant le sujet dans la langue, à savoir ce qui, dans un code culturel donné, traduit l’opération d’un jugement sédimenté. C’est bien la transformation singulière du code qu’il nous importe de comprendre ; c’est cette transformation qui instaure une séparation entre un avant et un après dans un jugement qui fait sens. Sujet, langue et interprétation sont ainsi solidaires dans l’invention d’un monde sensé, dans sa pratique comme dans sa compréhension : un tel monde où nous vivons est sans doute l’objet des sciences de la culture. Avec le projet d’une herméneutique critique, j’aimerais contribuer à doter l’interprétation en ce domaine de ses conditions propres d’objectivité.