Quand l'élève sème le doute chez le pédagogue...

Lors d'un voyage d'étude à Montréal - au siècle dernier - je tombai sur un article qui allait marquer mon esprit de jeune prof d'alors. Cet article, paru en 1959 sous le titre "Des anges sur une aiguille", avait pour auteur Alexander Calandra, professeur de Physique à l'université de Washington à St Louis dans le Missouri. 

Le message a-t-il pris une ride ?...

D. Ferragne

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« Il y a quelque temps, je reçus un appel d’un collègue me demandant si je consentirais à être arbitre dans la correction d’une question d’examen. Il était sur le point d’attribuer un zéro à un étudiant pour sa réponse à une certaine question de physique, alors que l’étudiant prétendait qu’il devrait recevoir la totalité des points prévus si le « système » n’était pas établi contre lui. L’enseignant et l’étudiant s’étant mis d’accord pour soumettre ce cas à un arbitre impartial, on me choisit.

Je suis allé au bureau de mon collègue et là, j’ai lu la question de l’examen : « Montrez comment il est possible de déterminer la hauteur d’un grand édifice à l’aide d’un baromètre ».

L’étudiant répondit : « Montez le baromètre sur le toit de l’édifice, attachez-y une longue corde, laissez descendre le baromètre jusque sur la rue et ensuite, remontez-le en mesurant la longueur de la corde. La longueur de la corde donne la hauteur de l’édifice ».

Je fis remarquer que l’étudiant avait un argument assez plausible pour qu’on lui accordât la totalité des points. Il avait répondu complètement et correctement à la question posée. Mais par contre, si une telle note lui était attribuée, cela le placerait en position  privilégiée par rapport aux autres, ce que la réponse donnée ne pouvait justifier. Je suggérai donc que l’étudiant ait une autre occasion de répondre à cette même question. Je ne fus pas surpris de l’accord de mon collègue, mais je fus étonné d’une position similaire de la part de l’étudiant.

J’accordai donc six minutes à l’étudiant pour qu’il puisse répondre à la question, en l’avisant que la réponse devait démontrer une certaine connaissance de la physique. Cinq minutes s’étaient écoulées et il n’avait rien écrit. Je lui demandai alors s’il voulait abandonner, mais il répondit « Non ». Il avait plusieurs réponses à ce problème et il tentait seulement de déterminer laquelle serait la meilleure. Je m’excusai et lui demandai de continuer. Dans la minute qui suivit, il griffonna cette réponse :

« Portez le baromètre sur le toit de l’édifice et penchez-vous par-dessus le bord du toit ; laissez tomber le baromètre et mesurez le temps de sa chute avec un chronomètre. Ensuite calculez la hauteur de l’édifice en employant la formule :  s = ½ gt2 ».

Cette fois, je demandai à mon collègue s’il voulait abandonner. Il concéda et j’accordai à l’étudiant la presque totalité des points.

Je me préparai à sortir, mais l’étudiant me retint en me disant qu’il avait d’autres réponses à ce problème. Alors je les lui demandai. « Oh ! Oui ! » dit l’étudiant, il y a plusieurs façons de déterminer la hauteur d’un grand édifice à l’aide d’un baromètre. On pourrait, par exemple, sortir le baromètre lors d’une journée ensoleillée, mesurer la hauteur du baromètre, la longueur de son ombre, et la longueur de l’ombre de l’édifice puis en employant une simple proportion, on pourrait calculer la hauteur de l’édifice ».

« Très bien », répondis-je. « Et les autres ? »

« Oui », dit-il, « Il existe une méthode de mesure très fondamentale que vous aimerez. Selon cette méthode, vous prenez le baromètre et montez les escaliers. En montant, vous marquez la longueur du baromètre le long du mur. Ensuite, vous comptez le nombre de marques, et vous obtenez la hauteur de l’édifice en unités barométriques. C’est là une méthode très directe ».

« Naturellement, si vous voulez une méthode plus sophistiquée, vous pouvez attacher le baromètre à un bout de corde, le balancer comme un pendule, et déterminer la valeur « g » au niveau de la rue et au niveau du toit de l’édifice. La hauteur de l’édifice peut, en principe, être calculée sur la différence entre les deux valeurs obtenues ».

Finalement, il conclut qu’il existait plusieurs façons de résoudre le problème, autres que celles mentionnées auparavant.

Probablement la meilleure, dit-il, serait de frapper à la porte du concierge. Quand ce dernier répondra, vous lui parlez comme ceci : « Monsieur le Concierge, j’ai ici un excellent baromètre. Si vous me dites la hauteur de cet édifice, je vous donnerai ce baromètre ».

A ce moment, j’ai demandé à l’étudiant s’il ne connaissait vraiment pas la réponse conventionnelle. A cette question, il admit que oui, mais rétorqua qu’il en avait marre de tous ces enseignants d’écoles secondaires et de collèges qui tentent de lui enseigner comment penser ; comment employer « la méthode scientifique » et comment explorer les profondeurs de la logique du sujet à l’étude et ce d’une façon pédante, comme c’est souvent le fait dans la mathématique nouvelle, plutôt que de lui montrer la structure même du sujet traité.

De retour à mon bureau, je réfléchis longtemps à cet étudiant. Mieux que tous les rapports sophistiqués que j’avais lus, il venait de m’enseigner la vraie pédagogie, celle qui colle à la réalité. Avec de tels jeunes, je ne craignais pas l’avenir.»