Mathématique 

vs

Intuition (parfois trompeuse)

" Deux choses sont infinies : l'univers et la bêtise humaine. Mais pour l'univers, je n'ai pas de certitude absolue "

Albert Einstein


Voici une histoire qui s'inspire librement, mais sans trop s'éloigner de la réalité, d'un épisode la vie de Marilyn Vos Savant...

Dès son plus jeune âge, Marilyn montra des qualités exceptionnelles dans la résolution de problèmes. Plus tard, selon des évaluations qui feront polémique, on lui prêtera le « QI le plus élevé du monde ». A l’âge adulte, on lui confia la responsabilité d’une rubrique dans un hebdomadaire grand public. La ligne éditoriale était à la fois simple et ambitieuse : apporter chaque semaine des réponses aux questions les plus diverses posées par les lecteurs du magazine. A cette époque, la télévision proposait un jeu qui avait un grand succès populaire. Les règles en étaient très simples : « trois portes fermées se trouvent devant le joueur ; l’une d’elle cache une voiture, chacune des deux autres portes cache une bouteille de Champagne ; le joueur est invité à choisir une porte ; dans un second temps, l’animateur ouvre l’une des deux portes délaissées par le joueur. Celle-ci, comme par hasard, dévoile une bouteille de Champagne.  C’est alors que l’animateur invite le joueur à choisir entre deux options : soit conserver le choix de porte initial, soit modifier ce choix au profit de la porte que l’animateur n’a pas ouverte… »

De nombreux lecteurs ont écrit à Marilyn pour savoir si le joueur a intérêt à rester sur son choix initial ou si, au contraire, il a de meilleures chances en modifiant son choix. 

Dans la réponse qu’elle publia, Marilyn demanda à ses lecteurs d'imaginer qu’il y ait non pas une, mais cent portes. « Si par exemple vous choisissez la porte n° 1, expliquait-elle, l’animateur qui sait ce qui se trouve derrière chaque porte évitera bien sûr celle qui cache la voiture et ouvrira toutes les portes sauf l’une des 99 portes (sans toucher évidemment la porte n°1 que vous avez choisie). Dans ce cas, ne serez-vous pas fortement tenté de modifier votre choix initial ? ».

Cette réponse fut à l’origine d’une tempête épistolaire ! En effet, des centaines de lecteurs - dont quelques éminents professeurs de mathématiques - affirmaient que le raisonnement de Marilyn était erroné. On lui opposait le raisonnement académique suivant : « Le joueur qui se trouve devant deux portes, l’une cachant la voiture, l’autre cachant la deuxième bouteille de Champagne a exactement une chance sur deux de gagner la voiture. CQFD ».

Le Professeur Dalton du département de mathématiques de l’université d’Austin lui répondit personnellement : « [… ] vous pourriez ajouter mille portes que votre argument ne tiendrait par pour autant ! »…

Dans sa rubrique hebdomadaire, Marilyn fit part à ses lecteurs des nombreuses lettres de contestation qu’elle avait reçues. « Je vais donc tenter de vous livrer un argument plus convaincant, écrivait-elle. Imaginez que juste après que l'animateur a ouvert une porte dévoilant une bouteille de champagne, un inconnu entre dans le jeu. Si on lui demande de choisir l'une des deux portes restées closes (il ne sait pas quelle porte vous avez choisie initialement), il a une chance sur deux de choisir la porte gagnante. Mais, chose essentielle dans notre raisonnement, il manque à notre inconnu un avantage important que possède le candidat ; je veux parler de l’aide apportée par l’animateur. Si la voiture se trouve derrière la porte n°2, l'animateur aura ouvert la porte  n°3 ; si la voiture se trouve derrière la porte n°3, il aura ouvert la porte n°2. Donc, lorsque vous modifiez votre choix, vous augmentez incontestablement vos chances de gagner ».

Ce nouvel article ne calma pas la tempête puisque la revue reçut à nouveau des centaines de lettres. Quelques-unes remerciaient et soutenaient Marilyn, mais les plus nombreuses contestaient son chemin de pensée. Le professeur Dalton apporta même l’estocade : « Non et non, Madame ! Pensez-vous vraiment que cette nouvelle façon de voir les choses est plus convaincante ?… Puis-je vous donner un conseil ? Laissez ce problème de côté et retournez à vos occupations habituelles. Il semble en effet que la logique féminine ne soit pas toujours compatible avec la logique noble qui construit la pensée cartésienne ».

C’est avec une grande sérénité que Marilyn décida alors de faire preuve de pédagogie : « Voici, écrivit-elle, deux tableaux qui illustrent les situations en toute exhaustivité.

1- Résultats du jeu en choisissant la porte n°1 et en maintenant ce choix :

2- Résultats du jeu en choisissant la porte n°1 et en modifiant ce choix :

Ainsi, concluait-elle, lorsque vous modifiez votre choix, vous gagnez deux fois sur trois, alors que si vous vous en tenez à votre choix initial, vous ne gagnez qu'une fois sur trois ».

Pensez-vous que cette approche très pragmatique mît un terme aux échanges ? Eh bien non seulement les lettres affluèrent encore par centaines à la rédaction du magazine, mais l’opposition de certains lecteurs se fit encore plus vive. A l’exemple du Professeur Dalton qui ne lâchait pas l’affaire : « Vous croyez convaincre vos lecteurs en illustrant ce problème à la façon d'une machine à sous de casino ?, écrivait-il. Cette approche pour le moins infantilisante ne donne pas plus de poids à votre raisonnement. Je salue l’effort mais, j’en suis désolé, il ne fonde par pour autant votre position.  Permettez moi de redire que la seule vérité mathématique qui s’impose c’est l’équiprobabilité :  face aux deux portes restantes, le joueur a une chance sur deux de trouver la voiture. Savez-vous que la logique et plus spécifiquement le goût des mathématiques ne sont pas les choses les mieux partagées chez nos concitoyens ? C’est pourquoi nous - je dis nous car je ne suis bien sûr pas le seul de cet avis - nous vous serions  infiniment reconnaissants de mettre votre notoriété au service d’une cause plus noble que celle qui consiste à cautionner l’absence de rigueur qui construit malheureusement si souvent le sens commun ».

La rigueur n’est pas la qualité qui manquait à Marilyn, pas plus que la pugnacité d’ailleurs ; c’est pourquoi elle voulut absolument trouver le moyen de convaincre tous ceux qui s’étaient perdus dans les méandres d’une intuition trompeuse. Après réflexion, elle entreprit de faire preuve de la plus grande concision sans ne rien sacrifier à la clarté de sa pensée : « Voici, écrivait-elle, un tableau qui, sans renoncer à l’inventaire exhaustif des situations, devrait convaincre les plus rétifs.

La synthèse s’impose : si vous modifiez votre choix initial, vous gagnerez la voiture deux fois sur trois, alors que si vous maintenez votre choix initial vous ne la gagnerez qu’une fois sur trois ».

Malheureusement, loin de calmer tous les esprits, cette nouvelle proposition enflamma celui du Professeur Dalton : « Rétif, vous avez dit rétif ?… Mais pour qui vous prenez-vous Madame Je-sais-tout. Vous pouvez bien remplir tous les tableaux que vous voulez, lorsque le raisonnement est faux à la base, les tableaux ne font qu’illustrer la fausseté […] ».

Souhaitant mettre un terme définitif à la polémique, Marilyn s’engagea dans une démarche qu’elle voulait pourtant éviter a priori : « Je voudrais m’excuser auprès des lecteurs qui n’ont pas un goût prononcé pour les mathématiques mais, pour lever les obstacles qui se dressent encore (au regard des courriers reçus), je dois me résigner à apporter une preuve  irréfutable en convoquant la théorie des probabilités et plus particulièrement un calcul de probabilités conditionnelles.

« Supposons, écrivait-elle, que le joueur ait choisi la porte n°1 (le raisonnement serait identique pour les deux autres portes). Posons-nous alors la question suivante : Quelle est la probabilité de l'événement C2 ainsi défini "le présentateur dévoile une bouteille de champagne en ouvrant la porte 2” ?

Si je note :

- Ω l'univers du jeu

- V1 l'événement "la voiture se trouve derrière la porte n°1" 

- V2 l’événement "la voiture se trouve derrière la porte n°2" 

- V3 l'événement "la voiture se trouve derrière la porte n°3"

{V1, V2, V3} constitue une partition de Ω. On a donc selon la formule des probabilités totales :

P(C2) = P(C2/V1).P(V1) + P(C2/V2).P(V2) + P(C2/V3).P(V3)

dans laquelle 

P(V1) = P(V2) = P(V3) = 1/3 car la voiture a une chance sur trois de se trouver derrière chacune des portes.

P(C2/V1) = 1/2 car si la voiture se trouve derrière la porte n°1, alors le présentateur peut ouvrir indifféremment la porte n°2 ou la porte n°3 (une chance sur deux).

P(C2/V2) = 0  car si la voiture se trouve derrière la porte n°2, alors il n'y a aucune chance que le présentateur ouvre cette porte (probabilité nulle).

P(C2/V3) = 1 car si la voiture se trouve derrière la porte n°3 (le joueur ayant choisi la porte n°1), alors le présentateur est obligé d'ouvrir la porte n°2 (probabilité égale 1).

Ainsi P(C2) = 1/2 x 1/3  +  0 x 1/3  +  1 x 1/3 

donc  P(C2) = 1/2

À partir de là, deux cas de figure se présentent :

-  Soit le joueur maintient son choix de la porte n°1 et dans ce cas, la question qui se pose est : Quelle est la probabilité de trouver la voiture derrière la porte n°1 (évènement V1) sachant que le présentateur a dévoilé une bouteille de champagne derrière la porte n°2 (événement C2) ? 

Le calcul donne selon la formule de Bayes :

P(V1/C2) = P(C2/V1).P(V1) / P(C2)

P(V1/C2) = (1/2 x 1/3) / 1/2

P(V1/C2) = 1/3

- Soit le joueur modifie son choix au profit de la porte n°3 et dans ce cas, la question qui se pose est : Quelle est la probabilité de trouver la voiture derrière la porte n°3 (événement V3) sachant que le présentateur a dévoilé une bouteille de champagne derrière la porte n°2 (événement C2) ?

Le calcul donne (toujours d’après la formule de Bayes) :

P(V3/C2) = P(C2/V3).P(V3) / P(C2)

P(V3/C2) = (1 x 1/3) / 1/2

P(V1/C2) = 2/3

Le calcul démontre bien qu’il y a deux fois plus de chance de gagner la voiture lorsque le joueur modifie son choix initial ».

Les réactions, d'ordinaire promptes, se firent beaucoup plus rares, notamment de la part des dignes représentants de la communauté mathématique. Auraient-ils reçu la démonstration de Marilyn comme un uppercut mettant à mal leur certitudes (et peut-être aussi leurs préjugés sur les compétences logico-mathématiques d’une… femme) ? Assurément. 

Néanmoins, un jour, la rédaction du magazine reçut de la part du Professeur Dalton, un message laconique en forme de timide mea culpa : « Chère madame, votre démonstration m'a convaincu. Je bats ma coulpe ».

——

THE END