Leçon n°0 - IL ETAIT UNE FOIS...


CONTE DIDACTIQUE


Il était une fois un jeune Roi à la tête d'un tout petit royaume. Son peuple ne lui vouait pas une grande admiration mais le trouvait plutôt juste et bon. Il n'était pas d'une grande instruction car il n'avait pas fait de longues études - pour tout dire, il ne gardait pas un très bon souvenir de l'école... De temps à autre, il invitait un vieux Sage qui savait le distraire en lui proposant des jeux et des devinettes. Le jeune Roi avait l'esprit joueur et curieux, c'est pourquoi il acceptait, non sans plaisir, de se confronter aux énigmes du vieux Sage. Leurs rencontres périodiques étaient la distraction du jeune Monarque qui, par ailleurs, devait bien sûr se consacrer aux affaires du royaume.

Un jour, son ministre du Trésor demanda une audience pour signifier au jeune Roi que les finances du royaume n'étaient plus assez solides et qu'il fallait trouver un moyen de faire des économies... En expert avisé, le ministre proposa plusieurs solutions pour réduire les dépenses. L'une des solutions consistait à fermer l'école - il n'y avait qu'une école dans ce petit royaume - et le ministre d'ajouter que le "retour sur investissement" de cette institution était bien faible compte tenu de charges importantes : un bâtiment à entretenir, des équipements... et le salaire de l'Instituteur. Après quelques minutes de réflexion, le jeune Roi acquiesça : la décision était prise : on fermerait l'école pour renflouer les finances du royaume.

La décision ne fit pas plaisir aux familles concernées, évidemment. Ce fut un vrai choc pour l'Instituteur qui se retrouvait ainsi, du jour au lendemain, sans emploi. Mais que faire ? C'était une décision du Monarque, et il fallait bien s'y résigner.

Quelques mois passèrent lorsque le jeune Roi, souhaitant se distraire, invita une nouvelle fois le vieux Sage à se rendre au palais. Ce dernier se présenta devant le jeune Roi, un grand sourire aux lèvres, et lui dit :

- Majesté, je viens aujourd'hui avec un petit problème à résoudre. Oh ! pas très difficile ; c'est mieux qu'une simple petite devinette...

Le jeune Roi impatient répondit :

- Très bien, qu'en est-il, vieux Sage...

- Eh bien voici le problème : imaginez que vous avez devant vous deux verres identiques. Le verre de gauche contient du vin. Le verre de droite contient de l'eau. Il y a exactement la même quantité de vin (à gauche) et d'eau (à droite).

- Le jeune Roi ferme les yeux et se représente ainsi la situation

- Maintenant on prend une cuillerée de vin (à gauche) pour la déverser dans le verre d'eau (à droite). Vous y êtes ?

- Oui, oui.

- Bon maintenant, on mélange le vin et l'eau à droite...

- ... puis on prend une cuillerée du mélange (à droite) pour la déverser dans le verre de vin (à gauche). Tout est clair ?

- Oui, très clair.

- Alors maintenant je vais vous poser une question : y-a-t-il plus de vin dans le verre de droite que d'eau dans le verre de gauche ou est-ce l'inverse ?...

- Hum... je crois que la réponse est simple.

- Ah oui ? Alors dites-moi, Majesté.

- Eh bien, on a transporté de gauche à droite une cuillerée de vin pur. On a transporté de droite à gauche une cuillerée de mélange donc... Il y a un peu plus de vin à droite qu'il n'y a d'eau à gauche. Franchement, vieux Sage, ton problème est trop simple !

- Croyez-vous Majesté ?... Vous avez l'air d'être sûr de votre raisonnement mais voilà, l'intuition est trompeuse... Je vais vous donner la bonne réponse : en réalité, il y a exactement la même quantité de vin dans le verre de droite que d'eau dans le verre de gauche !

- Comment ça ? Peux-tu me dire pourquoi ?

- Je vais plutôt vous faire une autre proposition, Majesté. Face à toutes les devinettes et problèmes que je vous ai proposés jusqu'à présent, vous vous êtes toujours montré perspicace en trouvant, après réflexion, la réponse exacte. Sur le problème d'aujourd'hui, je vais vous laisser le temps de la réflexion. Quand vous aurez trouvé l'explication, je reviendrai vous voir... À très bientôt, Majesté.

Et le vieux Sage de prendre congé en laissant le jeune Roi plongé dans le doute.

Dans les jours qui suivirent, le Monarque était saisi d'une obsession : trouver l'explication !... Il tournait et retournait la situation dans tous les sens... rien n'y faisait, il retombait toujours sur la même conclusion : plus de vin dans le verre de droite que d'eau dans le verre de gauche...

De guerre lasse, il se résolut à chercher de l'aide. Il convoqua au palais l'Apothicaire.

L'Apothicaire répondant à la royale convocation, pris connaissance du problème puis demanda un instant de réflexion. Sur un morceau de papier, il griffonna quelques lignes, froissa un premier puis un deuxième brouillon. Il continua à aligner des calculs et s'écria:

- C'est fait, Majesté. Voici un calcul très simple qui vous apportera la preuve que le vieux Sage a raison.

Il présenta son écrit au jeune Roi en l'accompagnant de quelques commentaires :

- J'ai choisi des chiffres simples : 9cl de vin à gauche, 9cl d'eau à droite. On va supposer que la cuillère transporte à chaque fois 1cl de liquide. Voici le schéma de résolution...

- Oui, oui, conclut le jeune Roi, le calcul est tout à fait clair... Mais, mais... pour autant, je ne suis pas convaincu... car on a transporté de gauche à droite une cuillerée de vin pur ; on a transporté de droite à gauche une cuillerée de mélange donc... Il y a un peu plus de vin à droite qu'il n'y a d'eau à gauche, c'est évident et contraire à ton calcul d'apothicaire !

- Je ne peux pas faire mieux, dit l'Apothicaire, en prenant congé respectueusement.

Le jeune Roi demeurait perplexe. Comment allait-il pouvoir trouver l'EXPLICATION, claire et irréfutable ?... Une idée lui traversa alors l'esprit : et s'il faisait appel à l'Erudit du royaume, cet homme estimé de tous pour ses connaissances dans de nombreux domaines ?

L'Erudit fut donc invité à se rendre au palais sur-le-champ. Le jeune Roi lui exposa le problème en précisant que l'Apothicaire n'avait pas apporté une réponse convaincante. L'Erudit se plongea dans un long moment de réflexion silencieuse que le jeune Roi n'osa pas troubler. L'érudit leva alors la tête, tourna son regard vers le jeune Roi en lui disant :

- Majesté, nul besoin de calcul. L'explication tient en un simple exercice de pensée.

- Voyons voir, dit le jeune Monarque.

- Oui, Majesté, pour faire une analyse claire, il faut s'affranchir de la situation concrète ; il faut prendre un peu de recul et les choses deviennent évidentes. Écoutez-moi bien ! Au départ, nous avons deux volumes identiques à droite et à gauche. A l'arrivée nous avons les deux mêmes volumes identiques à droite et à gauche. DONC, ce qui a "disparu" à gauche (vin) pour aller à droite est forcément égal en volume à ce qui a "disparu" à droite (eau) pour aller à gauche.

Le jeune Roi tente de se représenter le raisonnement ainsi énoncé :

- C'est un très beau raisonnement, dit le jeune Roi. Mais, mais... je ne peux ignorer ce qui trotte dans ma tête : on a transporté de gauche à droite une cuillerée de vin pur ; on a transporté de droite à gauche une cuillerée de mélange donc c'est une évidence : il y a un peu plus de vin à droite qu'il n'y a d'eau à gauche. Je suis désolé, ton raisonnement est élégant mais il n'efface pas ce que dicte mon intuition...

Tout aussi désolé, l'Erudit ajouta néanmoins :

- D'accord, Majesté, mais promettez-moi de penser à nouveau à ce raisonnement que je viens de tenir devant vous ; il est, croyez-moi, un chemin de vérité.

L'Erudit quitta les lieux.

" Que faire ? pensait le jeune Roi. Il faudra bien que je trouve quelque chose qui puisse me convaincre puisque tous sont d'accord avec la conclusion du vieux Sage. Qui pourrait bien me venir en aide ?... Hum... il y aurait bien une piste... L'Instituteur n'a-t-il pas l'habitude d'expliquer les choses avec une simplicité qui rend ces choses claires même aux yeux d'un enfant ?... Mais je suis un peu embarrassé à cause de ma décision de fermeture de l'école..."

Plus forte que ses scrupules, l'envie de répondre au défi du vieux Sage conduisit le jeune Roi à convoquer au palais l'Instituteur.

Contenant sa rancoeur, celui-ci écouta attentivement son hôte lui exposer son problème.

- Majesté, lui dit-il, j'ai bien une idée pour trouver la bonne explication mais il me faut un peu de temps. Accepteriez-vous que je rentre chez moi pour y réfléchir ?

Le jeune Roi accepta, et rendez-vous fut pris pour le lendemain.

Le lendemain, l'Instituteur se rendit à nouveau au palais portant sous le bras quelques fiches colorées qu'il présenta au Monarque impatient.

- Majesté, voici une façon très simple et visuelle de schématiser le problème : imaginons que le vin (à gauche) soit représenté par des billes rouges. Imaginons que l'eau (à droite) soit représentée par des billes bleues en même nombre.

L'Instituteur présenta ainsi sa première planche :

Il commenta ensuite les planches suivantes...

- On transporte 10 billes (une cuillerée) de gauche à droite.

- On mélange...

- On transporte alors 10 billes (mélange) de droite à gauche...

- Vous voyez, Majesté, il y a 9 billes rouges à droite, 9 billes bleues à gauche : exactement le même nombre !

- Certes, rétorqua le jeune Roi, mais si le mélange n'avait pas donné cette répartition des billes à droite...

- Qu'à cela ne tienne, Majesté ! On va faire mieux encore : supposons que l'on ne mélange pas à droite...

- On transporte 10 billes de droite à gauche...

- Vous voyez, Majesté, 5 billes rouges à gauche, 5 billes bleues à droite : exactement la même quantité ! Prenons encore un autre exemple...

- 7 billes bleues sont transportées à gauche pendant que 7 billes rouges restent à droite... Toujours la même quantité de part et d'autre.

Le jeune Roi était sous le charme de la démonstration du pédagogue qui lui fit admettre, enfin, que son intuition était fausse.

Il remercia chaleureusement l'Instituteur.

Sans attendre - et avant d'inviter le vieux Sage à se rendre au palais pour lui faire part de sa "victoire" - il ne manqua pas de convoquer son ministre du Trésor pour lui donner l'ordre de réouvrir l'école dès le lendemain.

© D. Ferragne