Les fondements de l'éthique

Le savoir éthique est le savoir sur les biens et les maux de l'esprit.

Les biens et les maux fondamentaux

Être en bonne santé, bien percevoir, bien s'émouvoir, bien imaginer, bien penser, bien vouloir, bien agir, et tout ce qui constitue le bien vivre d'un esprit, sont tous des biens fondamentaux pour tous les esprits. Semblablement, être en mauvaise santé, mal percevoir, mal s'émouvoir, mal imaginer, mal penser, mal vouloir, mal agir, et tout ce qui constitue le mal vivre d'un esprit, sont tous des maux fondamentaux pour tous les esprits. Les bien fondamentaux font une vie sage, juste et heureuse. Les maux fondamentaux font une vie insensée, injuste et malheureuse. Bien parler, bien faire attention, acquérir de bonnes habitudes, bien se souvenir, bien méditer... sont des bien fondamentaux. Bien parler et acquérir de bonnes habitudes sont des façons de bien agir, bien faire attention une façon de bien percevoir, bien se souvenir, bien penser et bien méditer des façons de bien imaginer... Hormis la santé du corps ou son absence, les biens et les maux fondamentaux sont toujours psychiques, parce que s'il n'y avait ni esprit ni vie, il n'y aurait ni bien ni mal. 

Les biens fondamentaux sont inséparables. Ils sont comme les rayons d'une même roue, la roue de la sagesse, ou la roue du Dharma. Il faut bien percevoir pour bien s'émouvoir, bien s'émouvoir pour bien penser, bien penser pour bien vouloir, bien vouloir pour bien agir, et bien agir pour bien percevoir...

La roue du Dharma (source : Commons)

Les biens dérivés sont des moyens pour atteindre les biens fondamentaux. Les maux dérivés sont des causes des maux fondamentaux. Les biens et les maux fondamentaux s'excluent mutuellement mais pas les biens et les maux dérivés, parce qu'un moyen pour atteindre un bien fondamental peut être en même temps une cause d'un mal fondamental. 

Les biens peuvent être indispensables ou seulement souhaitables. Les biens indispensables peut être plus ou moins indispensables, de même pour les biens souhaitables. Les maux peuvent être intolérables ou seulement indésirables. Les maux intolérables peuvent être plus ou moins intolérables, de même pour les maux indésirables.

Du rêve de sagesse à la sagesse

Comment savoir si les biens et les maux sont des biens ou des maux ? Comment l'observer ? On connaît les biens et les maux dérivés à partir des causes des biens et des maux fondamentaux. On connaît les biens et les maux fondamentaux à partir des idéaux de sagesse, de justice et de bonheur.

Pour connaître les biens et les maux dérivés, il faut connaître les biens et les maux fondamentaux. Pour connaître les biens et les maux fondamentaux, il faut connaître la sagesse, la justice et le bonheur. Mais le savoir sur la sagesse, la justice et le bonheur est le savoir éthique le plus élevé. Il semble qu'un débutant ne puisse même pas commencer à développer son savoir éthique, puisqu'il faudrait qu'il ait le savoir le plus élevé dès les premiers pas.

Le véritable savoir sur la sagesse, la justice et le bonheur vient seulement à la fin, si on est vraiment devenu sage et juste. Au commencement on a seulement des exemples, des rêves, des préjugés, des fantasmes, des erreurs de jugement, mais cela suffit pour commencer, parce qu'on apprend par l'expérience à corriger nos erreurs et à transformer nos rêves en bons idéaux vraiment réalisables. L'apprentissage du savoir éthique transforme un rêve de sagesse en un véritable savoir sur la sagesse. Toutes les sciences sont développées en passant de rêves de science à de véritables sciences. Il ne faut surtout pas renoncer au rêve parce qu'on en a besoin pour apprendre.

Bien vouloir, c'est vouloir le bien

L'esprit ne doit pas s'autodétruire, il doit persévérer dans son être, il doit vouloir vivre. On doit agir pour avoir de bonnes conditions de vie. Si on ne fait pas d’efforts, on vit forcément plutôt mal, ou on cesse de vivre. Si un esprit veut vivre et profiter de la vie, il doit s’en donner les moyens

La volonté de persévérer dans son être est une condition nécessaire de la bonne volonté, mais elle n'est pas suffisante. L'esprit doit vouloir le bien de l'esprit, pas seulement que l'esprit vive. Le crime organisé vit pour continuer à vivre et il n'est pas un bien de l'esprit. Pour bien vivre, il faut vouloir bien vivre. On ne peut pas bien vivre sans avoir une bonne volonté. L'esprit doit vouloir le bien de l'esprit. Bien vouloir, c'est nécessairement vouloir le bien, vouloir le faire autant qu'on peut. Si un esprit ne veut ni son propre bien, ni celui d'autrui, il se sert mal de sa volonté. Il ne lui reste plus qu'à s'autodétruire, ou à détruire autrui.

Pour bien vouloir, il faut bien décider et se tenir à ses bonnes décisions. Pour bien décider il faut évaluer les conséquences dont on est responsable, les biens et les maux prévisibles qui affectent autrui ou soi-même et qui résultent de nos décisions. Dans les cas plus simples ces conséquences sont toutes bonnes ou toutes mauvaises. Si elles sont toutes mauvaises, il faut refuser la décision. Si elles sont toutes bonnes et si au moins l'une d'elles est un bien indispensable, il faut accepter la décision. Si elles sont seulement souhaitables, il n'est pas nécessaire, seulement souhaitable, d'accepter la décision. On ne peut pas toujours se décider en faveur de ce qui est souhaitable, parce que les biens souhaitables s'excluent souvent mutuellement. Si une décision a comme conséquences prévisibles un bien indispensable et un mal seulement indésirable, il faut l'accepter. Semblablement, un bien seulement souhaitable ne suffit pas pour justifier une décision en faveur d'un mal intolérable. Si une décision a comme conséquences un bien indispensable et un mal intolérable, ou un bien seulement souhaitable et un mal seulement indésirable, on a besoin d'une évaluation équilibrée et raisonnée de l'ensemble des conséquences dont on est responsable pour bien décider.

Puisque la bonne volonté est un bien fondamental, on doit vouloir que la volonté du bien se perpétue quand on veut le bien. C’est le cercle de la perpétuation du bien de l’esprit. Vouloir le bien, percevoir, imaginer, penser, s'émouvoir et agir pour le bien, c'est vivre pour le bien. Le bien de l'esprit est de vivre pour le bien. Pour un esprit, vivre bien, c'est vivre pour le bien.

L'amour du bien est le désir, la connaissance et l'acte. Aimer le bien, c'est le vouloir, et percevoir, imaginer, penser, s'émouvoir et agir pour le réaliser, dans la mesure du possible. Aimer le bien, c'est vivre pour le bien. Le bien de l'esprit est d'aimer le bien. Un esprit s’accomplit en aimant le bien, par le désir, la connaissance et l’action.

On peut prendre des décisions sur sa façon de prendre des décisions. On peut exercer sa volonté sur sa façon d'exercer sa volonté. On peut décider d'adopter des principes qui déterminent le bien qu'on doit rechercher. On décide ainsi de toujours se décider en respectant les principes qu'on a adoptés. On peut se décider à toujours prendre ses décisions en voulant le bien.

Une action motivée par la bonne volonté est un bien, même si elle manque son but, parce que la bonne volonté est un bien. Inversement une action qui n'est pas motivée par la bonne volonté n'est pas un bien, même si elle a des conséquences bénéfiques, parce que l'absence de bonne volonté est un mal (Kant 1785). Les intentions sont essentielles pour évaluer les actions, parce que la bonne volonté est la condition fondamentale du bien-vivre, mais il ne faut pas ignorer les conséquences pour autant : nous avons le devoir de prévoir les conséquences de nos actions, autant qu'il est possible et adapté à la situation.

Une remarque sur les définitions circulaires : des principes tels que "la matière est ce qui interagit avec la matière", "un nombre naturel est ou bien zéro ou bien le successeur d'un nombre naturel" et "le bien de l'esprit est que l'esprit vive pour le bien" ne sont pas fautifs. Ils déterminent les concepts fondamentaux. Formellement on les traduit par des axiomes. De façon informelle, on peut dire qu'ils sont vrais par définition, ou qu'ils définissent les concepts fondamentaux. Les définitions circulaires sont interdites seulement pour les concepts dérivés, définis à partir des concepts fondamentaux. Mais elles ne sont pas interdites pour les concepts fondamentaux, parce que les axiomes peuvent être considérés comme des définitions des concepts fondamentaux.

Le savoir éthique est un bien fondamental indispensable

Le mauvais usage de la pensée et de la volonté fait beaucoup souffrir. Le bon usage de la pensée et de la volonté apaise beaucoup de souffrances. Croire qu'on connaît bien le bien et le mal quand on les connaît mal nous fait faire beaucoup de mal et nous condamne au malheur. Nous avons le devoir de bien connaître le bien. Comme la bonne volonté, le savoir éthique est un bien fondamental et indispensable. Il est une condition nécessaire pour tous les biens fondamentaux, parce qu'on en a besoin pour bien décider et exercer ainsi sa bonne volonté.

Le savoir éthique est le savoir sur les biens et les maux. Le savoir métaéthique est le savoir sur le savoir éthique. Or le savoir éthique est un bien fondamental. Donc le savoir métaéthique est un savoir éthique. Il n'est pas un savoir supérieur ou extérieur à l'éthique, mais seulement une partie de l'éthique. La métaéthique est la conscience de soi de l'éthique.

L'unité de la raison et des passions

Bien s'émouvoir pour bien vivre et bien penser

Bien s'émouvoir, c'est avoir des émotions qui nous aident à nous adapter à la réalité pour bien vivre. Bien s'émouvoir n'est pas forcément se sentir bien. « Il y a un temps pour tout (...) un temps pour pleurer et un temps pour rire.  » (Ecclésiaste 3) Souffrir peut être une façon de bien s'émouvoir, parce que c'est une façon de s'adapter à un mal. Mais il serait insensé d'en conclure que la souffrance est un bien qu'il faut vouloir, parce que pour vouloir la souffrance il faut vouloir le mal qui fait souffrir.

Les émotions signalent ce qui est important et déclenchent des réactions qui aident à s'adapter à la réalité. Elles enseignent ce qu'il faut rechercher, quand elles sont plaisantes, et ce qu'il faut éviter, quand elles ne le sont pas. L'intelligence émotionnelle est la principale forme d'intelligence. Sans émotions nous ne serions jamais capables de bien vivre, ou même de vivre tout court. Lorsque l'intelligence émotionnelle est abîmée par des troubles neurologiques ou psychiques, on perd sa capacité à bien vivre, on ne sait même plus faire un bon usage de sa pensée (Damasio 1994). 

On oppose parfois la raison aux passions, le pathos, et on croit élever la première en méprisant les secondes. Mais on ignore alors qu'il est naturellement impossible de faire un bon usage de sa raison sans les passions. On oppose parfois les passions nobles aux passions tristes, la joie, la fierté, la sérénité d'une part, la colère, la tristesse, la peur, le dégoût, la honte d'autre part, et on croit s'élever en honorant les premières et en méprisant les secondes. Mais c'est oublier qu'on a besoin aussi des passions tristes pour bien vivre. N'avoir jamais peur n'est pas du courage mais de l'inconscience, parce que la peur avertit du danger. Il est toujours insensé d'aller contre la nature, de vouloir ce qui est naturellement impossible. Bien vivre sans les passions tristes n'est pas naturellement possible.

Les émotions nous donnent une sensibilité morale, comme si nous avions un détecteur capable de signaler la présence du bien et du mal. On pourrait en conclure que nous n'avons pas besoin de la raison pour bien vivre, que les émotions suffisent. On peut être très intelligent simplement en se laissant guider par ses émotions. Alors a-t-on vraiment besoin de raisonner pour bien vivre ?

Les plaisirs sont des indicateurs du bien vivre. Mais bien vivre ne se réduit pas à la recherche des plaisirs. Suivre le plaisir du moment ne fait pas une bonne volonté. Les émotions nous éclairent mais elles peuvent aussi nous aveugler. Une émotion particulière ne montre qu'un aspect de la situation. Si elle est forte, elle peut conduire à une décision partiale, intolérante et injuste. Les émotions ne s'opposent pas à la raison comme des ennemis, parce qu'elles montrent comment bien vivre, mais comme des intérêts particuliers qui s'opposent parfois à l'intérêt commun. Une émotion trop faible nous empêche de prendre conscience de ce qui est important. Une émotion trop forte étouffe les autres émotions et nous aveugle. Pour que les émotions nous aident à vivre, il faut une juste mesure, ni trop, ni trop peu (Aristote, Éthique à Nicomaque). Ce ne sont pas les émotions qui s'opposent à la raison, mais seulement le déséquilibre émotionnel. Une émotion trop forte nous empêche d'avoir un jugement équilibré. L'équilibre émotionnel est une condition nécessaire de la raison.

Bien penser pour bien s'émouvoir

On a besoin de l'équilibre émotionnel pour bien vivre, mais les émotions n'obéissent pas aux ordres de la volonté. Comment alors pourrait-on vouloir bien s'émouvoir ? Le déclenchement des émotions n'est pas directement sous le contrôle de la volonté, mais les émotions ne sont pas pour autant toutes puissantes face à la volonté. On peut contrôler volontairement l'expression des émotions, les retenir ou les libérer. On peut aussi contrôler volontairement les conditions, extérieures et intérieures, qui les déclenchent. Surtout, les émotions dépendent des façons d'interpréter la réalité. 

Le Bouddha (l'éveillé) :

« Il m'a insulté, il m'a battu, il m'a vaincu, il m'a volé ». S'attachent-ils à ces reproches : point d'apaisement pour leur haine !

« Il m'a insulté, il m'a battu, il m'a vaincu, il m'a volé ». Ne s'attachent-ils pas à ces reproches : apaisement pour leur haine !

Assurément, en ce monde jamais haine n'apaisa haine, mais absence de haine le fait : loi éternelle.

(Dhammapada 3-5, traduit par Jean-Pierre Osier)

Le Bouddha s'est éveillé quand il a compris qu'il était le créateur de son interprétation de la réalité, comme un rêveur qui se réveille en se rendant compte qu'il a rêvé.

Les émotions dépendent de l'interprétation de la réalité, et donc des pensées et des principes. Nous nous donnons des schémas, des systèmes de présupposés ou de principes, qui déterminent nos façons de percevoir, comment nous anticipons les conséquences de nos actions et comment nous prenons nos décisions. Nous pouvons nous servir de la pensée pour modifier nos réactions émotionnelles en changeant nos interprétations. En contrôlant volontairement nos interprétations, nous pouvons acquérir la maîtrise de nos émotions. Grâce à la pensée, la conscience de soi est assez puissante pour apaiser ou éteindre le feu des émotions. 

Nous avons besoin de bons schémas pour nous adapter à la réalité. Tant qu'on n'a pas de schéma on ne sait pas comment interpréter ce qu'on perçoit. Mais les schémas que nous avons intériorisés ne sont pas toujours bons. Les mauvais schémas empêchent de s'adapter à la réalité, ils aveuglent, ils affaiblissent, ils font souffrir, ils font répéter toujours les mêmes erreurs, ils enferment dans des situations qui semblent sans issue, ils affligent et condamnent. Les bons schémas font découvrir les possibilités que la réalité nous offre, ils éclairent, ils rendent forts, ils apaisent les souffrances, ils montrent comment retenir les leçons de l'expérience, ils donnent le pouvoir d'éviter ou de surmonter les obstacles, ils réjouissent et donnent des raisons d'espérer. La méthode des schémas, identifier les schémas inadaptés et les modifier ou les remplacer par de meilleurs, est appliquée dans de nombreux domaines, la psychothérapie (Jeffrey Young 2003, Jean Cottraux 2001...), la liberté sexuelle, l'auto-réhabilitation des anciens détenus (Shadd Maruna 2008)... On peut l'appliquer dans tous les domaines où s'exerce l'intelligence humaine, parce qu'elle nous invite à nous servir pleinement des pouvoirs de l'intelligence. La méthode des schémas repose sur la capacité de l'esprit à se former lui-même, se programmer lui-même, en prenant des décisions. Nous ne sommes pas condamnés à subir les effets de schémas qui nous font souffrir. Choisir de bons principes revient à se donner de bons programmes, pour bien percevoir, bien penser, bien s'émouvoir, bien agir et bien vivre.

Il y a un cercle vertueux des émotions et des pensées : l'équilibre émotionnel permet de développer une pensée équilibrée qui renforce l'équilibre émotionnel. Inversement, il y a une cercle vicieux du déséquilibre émotionnel : le déséquilibre émotionnel conduit à une pensée déséquilibrée qui amplifie le déséquilibre émotionnel. Nous devons rechercher l'unité de la raison et des passions : bien penser avec de bons principes pour bien vivre. Se réclamer de la raison pour s'opposer aux passions est de la déraison.

Le désir de sagesse

C'est toujours une erreur de vouloir le mal. C'est aussi une erreur de désirer ce qui est naturellement impossible. Quand la satisfaction d'un désir est naturellement impossible, on souffre de la frustration. Quand la satisfaction d'un désir est un mal, on subit les conséquences du renoncement à la raison. Dans les deux cas on n'a pas réalisé l'unité de la raison et des passions. Quand un désir ne peut pas être satisfait ou ne doit pas l'être, on peut et on doit éteindre la souffrance par le renoncement. C'est la troisième noble vérité du Bouddha.

Un chemin de sagesse n'est pas un renoncement à tous les désirs - pas de sagesse sans désir de sagesse, pas de bien vivre sans désir de bien vivre - mais ce n'est pas un chemin d'insatisfaction, parce qu'un désir de sagesse n'est pas condamné à la frustration. Un vrai désir de vraie sagesse est l'exact contraire du supplice de Tantale (Homère, L'Odyssée, XI) : il suffit de se pencher pour que l'eau claire apparaisse, parce qu'un vrai désir de vraie sagesse est déjà une vraie sagesse.

Un esprit doit apprendre à être ce qu'il doit être. Quand il apprend, un esprit n'est pas encore ce qu'il doit être, parce qu'il doit l'apprendre, mais d'une autre façon il est déjà ce qu'il doit être, parce qu'il doit apprendre, parce que la phase d'apprentissage doit être. Apprendre à être vertueux, c'est déjà commencer à l'être, parce que vouloir le bien est un bien. Le désir de la sagesse est le commencement de la sagesse. Quand on aime le bien, on aime ce qui est déjà là, pas seulement un bien qu'on désire sans l'avoir, parce que l'amour du bien est le bien. « Qui boira de cette eau n'aura plus jamais soif car elle est une source d'où jaillit la vie sans fin. » (Jean 4, 14)

Le bien d'un esprit est de vivre pour le bien de tous les esprits

On ne peut pas faire le bien d'autrui contre son gré parce qu'on ne peut pas prendre ses décisions à sa place. Son bien est qu'il ait une bonne volonté et qu'il l'exerce librement. Comme on n'a pas le devoir de faire ce qu'on ne peut pas faire, on pourrait en conclure qu'on n'a jamais le devoir de faire le bien d'autrui, qu'on ne doit s'occuper que de son propre bien. Un esprit égoïste, qui vit seulement pour son bien, sans se soucier du bien des autres esprits, peut-il bien vivre ?

On ne peut pas faire le bien d'autrui à sa place mais on peut lui donner des moyens de le faire, ou au contraire l'empêcher de bien vivre. Un esprit égoïste renonce à sa nature sociale. Il peut être bon pour les autres esprits mais il renonce à l'être. C'est un rabougrissement de l'esprit. Un esprit vit bien en étant bon pour lui-même et son entourage. Mais il peut aussi être bon pour tous les esprits, parce que les fruits de la raison sont universels. Quand un esprit connaît la raison, il connaît en même temps ce qui est bon pour lui et ce qui est bon pour tous les autres. En révélant la raison, un esprit se prouve à lui-même, et à tous les autres, qu’il peut être bon pour tous les esprits, parce que nous pouvons tous bénéficier des fruits de la raison. En refusant d'être bon pour autrui un esprit égoïste renonce du même coup à être vraiment bon pour lui-même parce qu'il se prive de la puissance de la raison. On apprend en même temps à être bon pour soi-même et à être bon pour les autres. Si on ne sait pas être bon pour les autres, on ne sait pas être bon pour soi-même.

« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. » (Kant, 1785) Considérer un esprit seulement comme un moyen, c'est ignorer délibérément son bien. Pour le considérer vraiment comme une fin, il faut vouloir son bien. Le bien de tous les esprits doit être une fin pour tous les esprits. Un esprit vit bien quand il vit pour le bien de tous les esprits, le sien et celui de tous les autres. Le bien d'un esprit n'est pas séparable du bien de tous les esprits. Le bien vivre idéal, le bien que les esprits doivent rechercher, est le bien vivre d'une communauté dans laquelle chacun s'efforce de vivre pour le bien de tous les autres. 

Aimer un esprit, c'est vivre pour son bien. La raison prescrit de vivre pour le bien de tous les esprits, donc de les aimer. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18) est un principe rationaliste. Si les êtres humains ne veulent pas s'entraider la raison ne peut pas être parmi eux. La haine rend fou parce qu'elle est contraire à la raison, qui nous prescrit de toujours vouloir le bien de tous les esprits. Si on veut garder la raison, il faut « aimer ses ennemis » (Matthieu 5, 44). Il faut pardonner parce que la haine empêche de vouloir le bien, et donc de bien vivre. La raison nous demande d'aimer tous les esprits, mais l'amour ne se commande pas. Les émotions ne sont pas directement sous le contrôle de la volonté. On ne décide pas d'être ému. On ne choisit pas d'aimer. Aimer ses ennemis peut sembler contradictoire ou naturellement impossible.  L'obligation d'aimer ses ennemis n'est pas l'obligation de ne jamais haïr. Les réactions haineuses sont naturelles. Elles peuvent aider à évaluer une situation et à s'adapter. Mais il ne faut pas se laisser envahir par la colère et la haine, il faut les surmonter. Sinon elles rendent fou. L'obligation d'aimer ses ennemis est de ne jamais s'arrêter à la haine qu'ils nous inspirent, de les considérer toujours comme des fins, de vouloir leur bien et la fin de la haine. On peut bien penser pour bien s'émouvoir. On peut éteindre le feu de sa haine grâce à la pensée. L'ennemi qu'il faut vaincre n'est pas autrui mais la haine d'autrui. Beat it, comme dans la chanson de Michael Jackson.

La plus grande science est de connaître le plus important, le plus vital, l'indispensable. La science est de connaître les causes et les fins. Qu'est-ce qui est le plus vital ? Quelle est sa cause ? Quelle est sa fin ?

Love to love (Donna Summer)

Le plus vital ? L'amour. Sa cause ? L'amour. Sa fin ? L'amour.

Donc il n'y a pas de plus grand théorème que "Love to love".