La recherche de la raison

Du rêve de science à la science

Pour faire la science la première chose à faire est de rêver. Des bons principes qui expliquent tout ce que nous voulons comprendre. Des bonnes théories qui répondent aux grandes questions qui se posent. Des vertus intellectuelles qui nous rendent capables de découvrir les plus belles vérités. Des bons savants qui disent fiablement la vérité dans leur domaine de compétence. Des bons enseignants qui enseignent les meilleurs des savoirs à tous ceux qui les veulent. Un bon savoir sur le savoir qui nous donne les moyens de reconnaître tous les bons savoirs. Une bonne communauté où tous les esprits épris de vérité s'entraident pour développer ensemble ce bien public qu'est le savoir, ce bien pour tous, ce bien grâce auquel tous peuvent être le bien...

Un idéal de science sert de critère de reconnaissance du bon savoir. Un savoir est bon s'il nous aide à réaliser l'idéal, pourvu que l'idéal soit bon. Mais comment savoir que l'idéal est bon ? Et comment faire du rêve une réalité ?

La force des causes finales

Comment peut-on atteindre les buts qu'on a imaginés ? Comment peut-on réaliser des intentions ? Comment la volonté d'atteindre une fin a-t-elle la force de mettre en mouvement pour atteindre cette fin ? Comment les causes finales peuvent-elles être des causes motrices ou des forces ?

Un système dynamique est déterminé avec un espace E d'états et une fonction f de E dans E de changement d'état. Il obéit à la loi du mouvement x(t+1)=f(x(t)) où x(t) est son état à l'instant t. f est la représentation mathématique des forces parce qu'elle prend en compte tout ce qui détermine le mouvement à chaque instant. La loi du mouvement détermine l'avenir du système à partir de n'importe quel état initial x(0) : x(n)=f^n(x(0)) pour tous les nombres naturels n, où f^n est définie par f^0(x)=x et f^(n+1)(x)=f(f^n(x)).

Atteindre un état x fixé à un instant t également fixé est un but simple. Un ensemble de buts détermine deux nouveaux buts, sa disjonction et sa conjonction. Une disjonction de buts est atteinte si et seulement si l'un au moins des buts de l'ensemble est atteint. Une conjonction de buts est atteinte si et seulement si tous les buts de l'ensemble sont atteints. Par exemple un but b peut  être défini par la disjonction des éléments d'un sous-ensemble B de ExN (N est l'ensemble des nombres naturels. ExN est le produit cartésien de E et N, c'est l'ensemble de tous les couples (x,y) tels que x est élément de E et y est élément de N). Un élément (x,n) de ExN représente un but simple, atteindre l'état x à l'instant n. Il est atteint à partir de l'état initial x(0) si et seulement si f^n(x(0))=x. Le but b est atteint à partir de x(0) si et seulement si il existe n tel que (f^n(x(0)),n) est élément de B. On peut conclure que la capacité d'un système à atteindre des buts dépend de son état initial et de sa loi du mouvement. Une pierre qui roule atteint le bas de la pente.

Un agent volontaire est plus qu'une pierre qui roule parce qu'il choisit les buts qu'il veut atteindre. En déterminant sa volonté il détermine son état initial. Mais les buts qu'il peut atteindre ne dépendent pas que de lui, ils dépendent aussi de l'état initial de son environnement. Comment alors peut-on sélectionner les buts qu'on va atteindre en déterminant seulement ses intentions ? Faut-il croire à la magie ? Comme si la réalité extérieure obéissait mystérieusement à nos désirs ?

"You can't always get what you want But if you try sometime you find You get what you need." (Mick Jagger, Keith Richards) 

Les désirs n'ont pas de force magique, mais nous pouvons quand même parfois les réaliser, pourvu que nous fassions l'effort de nous adapter. Nous n'avons pas choisi la réalité mais nous pouvons choisir d'adapter nos intentions et nos actions à la réalité que nous percevons. 

Un agent est un être capable de percevoir, de vouloir et d'agir. Dans la suite on raisonne sur un modèle très simpliste d'un agent, mais le raisonnement serait le même avec un modèle plus réaliste. Soit E l'ensemble des états de l'environnement, P celui des états de perception de l'agent, V celui de sa volonté, A celui de ses actions. Pour modéliser la perception, on suppose l'existence d'une fonction p de ExPxV dans P qui détermine l'état de perception en fonction de l'état antérieur de l'environnement et de l'agent. Pour modéliser l'action, on suppose l'existence d'une fonction a de PxVxA dans A qui détermine l'action en fonction de l'état antérieur de l'agent. La loi du mouvement de l'environnement est déterminée par une fonction e de ExA dans E. Pour modéliser la formation de la volonté, on peut supposer l'existence d'une fonction v de PxV dans V qui détermine la volonté présente en fonction de la perception et de la volonté antérieures. Cela revient à supposer que l'agent est déterministe, que sa destinée est complètement déterminée par son état initial et par celui de son environnement. Les quatre fonctions e, p, v et a définissent ensemble une fonction de changement d'état de ExPxVxA dans ExPxVxA. Le système constitué de l'agent et de son environnement est donc un système dynamique. 

Un agent déterministe n'est pas libre, mais on peut faire une théorie déterministe des agents libres en raisonnant sur l'ensemble de leurs destinées possibles. Ce n'est pas l'état d'un agent libre à un instant donné qui est déterminé par la loi du mouvement, mais seulement l'ensemble de ses états accessibles à partir d'un état initial.

La capacité d'un agent à atteindre des buts dépend de son état initial, de celui de son environnement, et de leurs lois du mouvement. Les lois de l'environnement, de la perception, de la volonté et de l'action font que les rêves peuvent, ou non, devenir réalité.

Des agents volontaires peuvent contrôler en partie les lois de  leurs mouvements. Ils peuvent se donner des règles pour diriger leur action, leur perception et leur volonté. Nous ne choisissons pas les lois de la Nature mais nous pouvons choisir les lois auxquelles nous obéissons. Nous pouvons espérer réaliser nos idéaux s'ils sont adaptés à la réalité et si nous nous donnons les règles qui nous rendent capables de les atteindre. La puissance de nos rêves dépend du bon choix des règles que nous appliquons.

Les dispositifs producteurs de vérité

Pour trouver la vérité, on a besoin de bons dispositifs producteurs de vérité. Il faut que la loi du mouvement du dispositif le fasse passer de son état initial à la vérité désirée.

Un dispositif d'observation est un dispositif producteur de vérité. La réalité observée fait partie de l'état initial du dispositif. Sa loi du mouvement doit le conduire à un énoncé d'observation qui soit vrai. 

En général on observe des événements localisés du monde actuel. Mais on peut étendre le concept d'observation. Une loi de la Nature est une observation de l'Univers, puisqu'on a observé qu'il obéit à la loi. Avec l'imagination et la théorie on peut observer des êtres qui ne sont pas actuels, seulement possibles. Toute vérité est équivalente à l'observation qu'elle est une vérité, puisqu'un énoncé est vrai si et seulement si il est vrai qu'il est vrai. Si on entend le concept d'observation avec une telle généralité, toute vérité est une observation et un dispositif producteur de vérité est toujours un dispositif d'observation.

L'être d'un concept est d'être attribué. Les dispositifs d'attribution des concepts font des concepts ce qu'ils sont. Sans dispositifs d'attribution, il n'y aurait pas de concepts. Attribuer un concept, c'est observer sa présence. Les dispositifs d'attribution des concepts sont des dispositifs d'observation, leur bon fonctionnement dépend des lois de leur mouvement. Pas de concepts sans lois donc.

Les théories servent à faire des dispositifs producteurs de vérité. Une théorie est un système d'axiomes et de définitions, les principes de la théorie. Les théorèmes sont les conséquences logiques des principes. Avec les principes on reconnaît le vrai, les théorèmes, et le faux, ce dont la négation est un théorème. Des principes vrais garantissent infailliblement la vérité de tous les théorèmes, parce que la logique conduit toujours du vrai au vrai.

Un théorème ne porte pas sur lui de marques visibles qu'il est un théorème. Rien dans l'apparence d'un énoncé ne différencie un théorème des autres énoncés. On ne peut donc pas observer qu'il est un théorème simplement en l'examinant. En revanche une preuve porte sur elle les marques visibles qu'elle est une preuve. Il suffit de vérifier que toutes ses prémisses sont des principes de la théorie (ou des théorèmes déjà démontrés, ou des hypothèses temporaires) et que toutes les étapes du raisonnement respectent les règles de la logique. Les principes logiques nous donnent les moyens de faire un dispositif universel d'observation des preuves. Il est universel parce qu'il permet d'observer toutes les preuves de toutes les théories.

En principe un dispositif d'observation des preuves suffit pour faire un dispositif d'observation des théorèmes. Il suffit d'examiner toutes les preuves, par ordre de longueur, en commençant par les plus courtes. Si l'énoncé examiné est un théorème, le dispositif finira par trouver une preuve, puisqu'il examine toutes les preuves, et fournira ainsi l'observation que l'énoncé est un théorème. Mais même avec un ordinateur très puissant, cette méthode d'observation des théorèmes ne fournit pas en général de résultat dans un délai raisonnable. Même si on pouvait attendre des milliards d'années, ce ne serait pas suffisant pour la plupart des théorèmes, sauf ceux dont les preuves sont très courtes.

Certains dispositifs producteurs de vérité peuvent fonctionner comme des oracles. On pose une question et ils fournissent une réponse, ou bien ils répondent que la question est en dehors de leur domaine de compétence.

La volonté de savoir

On acquiert beaucoup de savoir sans même le vouloir. Nos facultés naturelles d'observation et de réflexion, et la société dans laquelle nous vivons, font que nous produisons ou recevons sans cesse de nombreuses vérités, que nous le voulions ou non. Pour acquérir du savoir, il suffit de laisser fonctionner les dispositifs producteurs de vérité qui existent déjà, ceux qui nous sont donnés par la Nature et la culture. Mais si on s'en contente, on ne va pas toujours très loin. Ce qui existe déjà ne dit pas toujours tout ce qu'on voudrait savoir, ou le dit d'une façon très incertaine. De plus les dispositifs producteurs de vérité sont mêlés aux producteurs de fausseté, et on ne sait pas toujours faire la différence. Pour être vraiment savant, ce qu'on acquiert sans effort ne suffit pas. Pour être vraiment compétent, il faut le vouloir. C'est vrai pour la production du savoir comme pour tous les métiers. "Je veux savoir" est le "sésame ouvre-toi" pour cette caverne d'Ali-Baba qu'est la somme de tous les savoirs que nous pouvons découvrir.

« - ... je veux bien mener cet examen avec toi, pour que nous recherchions ensemble ce que peut bien être la vertu. 

- Et de quelle façon chercheras-tu, Socrate, cette réalité dont tu ne sais absolument pas ce qu'elle est ? Laquelle des choses qu'en effet tu ignores, prendras-tu comme objet de ta recherche ? Et si même, au mieux, tu tombais dessus, comment saurais-tu qu'il s'agit de cette chose que tu ne connaissais pas ?

- Je comprends de quoi tu parles, Ménon. Tu vois comme il est éristique, cet argument que tu débites, selon lequel il n'est possible à un homme de chercher ni ce qu'il connaît ni ce qu'il ne connaît pas ! En effet, ce qu'il connaît, il ne le chercherait pas, parce qu'il le connaît, et le connaissant, n'a aucun besoin d'une recherche ; et ce qu'il ne connaît pas, il ne le chercherait pas non plus, parce qu'il ne saurait même pas ce qu'il devrait chercher. » (Platon, Ménon, 80d-e, traduit par Monique Canto-Sperber, cf. Fine 2014)

Pour vouloir il faut savoir ce qu'on veut. Comment pourrait-on vouloir si on n'a pas déterminé sa volonté ? Savoir ce qu'on veut, c'est savoir reconnaître si on l'a obtenu. Comment pourrait-on obtenir ce qu'on veut si on n'est pas capable de s'en rendre compte ?

Pour vouloir savoir, il faut savoir quel savoir on veut, puisqu'il faut savoir ce qu'on veut pour vouloir. Mais si on sait déjà le savoir qu'on veut, on l'a déjà, on n'a donc pas à le vouloir. Cet argument est un sophisme. S'il était juste, il n'y aurait pas de sens à poser la moindre question. On peut savoir ce qu'on veut, une bonne réponse à la question posée, sans l'avoir obtenue. On peut savoir ce qu'on cherche avant de l'avoir trouvé. 

Dès qu'on a un dispositif d'observation, on est capable de chercher en sachant ce qu'on cherche, avant de le trouver. On sait ce qu'on cherche si on est capable de l'observer. On trouve ce qu'on cherche en l'observant.

Poser un problème consiste à se donner une fin, un but, un objectif. On a résolu le problème quand on a atteint la fin qu'on s'est fixée ou quand on sait comment l'atteindre. On connaît une fin quand on sait observer si elle est réalisée. La connaissance d'un problème n'est pas la connaissance de sa solution. On peut connaître une fin, donc on sait ce qu'on cherche, avant de l'avoir atteinte, donc on n'a pas encore trouvé.

Pour trouver une réponse à une question qu'on se pose, il faut savoir observer qu'elle est une bonne réponse. La volonté de savoir requiert un savoir sur le savoir. Si on n'avait pas de savoir sur le savoir, on ne pourrait pas le reconnaître si on le rencontre, et il serait donc vain de le chercher.

Qu'est-ce que le savoir ?

Un énoncé est un savoir si et seulement si il peut être produit par un bon dispositif producteur de vérité qui a bien fonctionné en la produisant.

La clause de bon fonctionnement est nécessaire parce que les bons dispositifs producteurs de vérité ne sont pas toujours infaillibles.

La vertu intellectuelle est la force de produire la vérité. La définition précédente du savoir est donc équivalente à la suivante :

Un énoncé est un savoir si et seulement il peut être produit par un acte de vertu intellectuelle.

La fiabilité des dispositifs producteurs de vérité et l'efficacité des vertus intellectuelles dépendent des lois qui déterminent leurs mouvements vers la vérité. Sans lois pour nous guider, il n'y aurait ni dispositif producteur de vérité, ni vertu intellectuelle. L'existence du savoir dépend des lois de la Nature et des règles que nous appliquons. Pour trouver la vérité, on a besoin de nos facultés naturelles et de règles qui nous rendent capables de la trouver.

Qu'est-ce que savoir ?

On sait quand on a acquis une capacité à produire la vérité, quand on est soi-même un dispositif producteur de vérité. Mais il y a de nombreuses façons de produire la vérité. On peut savoir d'une façon plus ou moins fiable, plus ou moins autonome et plus ou moins réfléchie. La fiabilité est mesurée par le taux d'erreur dans le domaine de compétence. On est autonome si on ne dépend que de soi-même, pas d'autrui, pour produire la vérité. On est réfléchi si on sait évaluer la fiabilité de la production de la vérité, sa propre fiabilité ou celle d'autrui si on dépend de lui.

La savoir sur le savoir fait la qualité du savoir, en même temps sa réflexivité, sa fiabilité et son autonomie. Mieux on sait qu'on sait, plus le savoir est réfléchi. La fiabilité de l'usage d'un dispositif producteur de vérité dépend du savoir sur son domaine de compétence, donc d'un savoir sur le savoir. Pour être autonome il faut être capable de reconnaître par soi-même qu'un savoir est un savoir, on a donc besoin d'un savoir sur le savoir.

Quand on dépend d'autrui pour savoir, en un sens on sait, parce qu'on a acquis un savoir, mais en un autre sens on ne sait pas vraiment, parce qu'il faut être autonome pour vraiment savoir. Pour bien savoir ce qu'on sait, il faut savoir qu'on le sait. Mais est-ce vraiment possible ? On peut craindre une régression à l'infini : pour savoir il faut savoir qu'on sait qu'on sait qu'on sait...

Le savoir sur le savoir sur le savoir n'est pas un savoir qui vient en plus du savoir sur le savoir, parce qu'il est une partie de celui-ci, parce que le savoir sur le savoir est un savoir. Le savoir sur le savoir est un savoir sur tous les savoirs, un savoir universel. Puisqu'il est lui aussi un savoir, il est nécessairement un savoir sur lui-même.On peut toujours savoir qu'on sait quand on sait, pourvu qu'on ait un bon savoir sur le savoir, parce qu'un tel savoir peut contenir le savoir qu'il est un bon savoir.

L'apprentissage supervisé

Je ne sais pas choisir le vin. Je veux le vin qui sera choisi par le convive qui connaît bien les vins. En un sens, je sais ce que veux, le vin qui sera choisi, mais en un autre sens, je ne sais pas ce que veux, puisque je ne sais pas le reconnaître seul.

Je veux savoir ce que des savants savent déjà dans leur domaine de compétence. C'est la première chose à faire quand on veut devenir savant, acquérir le savoir qui est déjà connu. Il ne s'agit pas seulement de connaître des vérités, il faut aussi et surtout devenir soi-même un bon producteur de vérité en sachant se servir des bons dispositifs producteurs de vérité. Mais si je suis débutant, je ne sais pas reconnaitre par moi-même les bons dispositifs producteurs de vérité, parce qu'il faut être déjà savant pour cela. Si je rencontre un bon dispositif producteur de vérité que je veux, je ne suis pas capable de me rendre compte qu'il est ce que je veux. Comment alors acquérir le savoir que je veux ? Un enseignant peut résoudre le problème, parce qu'il sait ce que je veux. Je ne sais pas reconnaître ce que je veux, mais il le sait et il peut me le montrer.

Lorsque mon apprentissage est supervisé, en un sens je sais ce que je veux, le savoir que les savants peuvent donner, mais en un autre sens je ne sais pas ce que je veux, puisque sans eux, je ne suis pas capable de le reconnaître si je le rencontre. Je sais reconnaître ce que je veux seulement à la fin de l'apprentissage, quand je suis devenu assez compétent pour reconnaître par moi-même la compétence. Habituellement on sait reconnaître ce qu'on veut avant de l'obtenir, mais si l'apprentissage est supervisé, on sait reconnaître ce qu'on veut seulement après l'avoir obtenu.

Le bon apprentissage supervisé rend autonome. L'enseignant enseigne comment se passer de lui, comment trouver en soi-même la force de produire la vérité.

L'apprentissage autonome

L'apprentissage supervisé est hétéronome. Un autre nous donne les règles que nous appliquons. Mais le savoir qu'on enseigne ne l'a pas toujours été, il a d'abord fallu le trouver. Si l'apprentissage est supervisé, on prend la vérité à la citerne, mais pour qu'il y ait des citernes, il faut bien qu'il y ait des sources. Comment fait-on pour prendre la vérité à la source ?

Il faut être savant pour observer le savoir. Si on n'est pas savant, on peut apprendre avec l'aide d'un enseignant, mais de cette façon on acquiert seulement le savoir qui existe déjà. Comment fait-on si on veut trouver un nouveau savoir que personne n'a jamais enseigné ? 

Si on a un savoir sur le savoir, on n'a pas besoin d'autrui pour acquérir du savoir, on peut le trouver tout seul. On peut apprendre de façon autonome parce qu'avec un savoir sur le savoir, on peut savoir ce qu'on veut quand on veut savoir et savoir si on l'a obtenu. Le savoir sur le savoir donne de l'esprit critique. Être critique, c'est observer si une prétention au savoir est vraiment, ou non, un savoir. Il faut être critique, et surtout autocritique, pour savoir d'une façon autonome.

Nous apprenons tous les jours, même sans le vouloir et même si personne ne nous enseigne rien. Pour apprendre il suffit de se servir des dispositifs producteurs de vérité que nous avons déjà. Nous pouvons aussi découvrir de nouveaux dispositifs producteurs de vérité. Le savoir sur le savoir rend capable de trouver de nouvelles façons de produire du savoir, parce qu'il rend capable de les reconnaître. Il rend capable de trouver par soi-même les règles qu'il faut appliquer pour produire du savoir. Plus on a de savoir, plus on est capable d'en acquérir davantage, parce que les dispositifs producteurs de vérité donnent les moyens de produire à la fois du savoir et de nouvelles façons de produire du savoir.

Le savoir sur le savoir rend capable d'apprendre en révélant qu'on est capable d'apprendre. Il faut parfois savoir qu'on est capable pour devenir capable, parce que si on ne le sait pas, on n'essaie même pas, on devient incapable parce qu'on se croit incapable, on perd ses capacités parce qu'on ne les exerce pas. Le savoir sur le savoir nous révèle l'immensité de nos capacités à découvrir des vérités. Il active notre potentiel en nous montrant comment le développer pleinement.

Chercher sans savoir ce qu'on cherche

Si je veux un savoir que ni moi, ni personne ne sait observer, il semble que cette volonté est vaine. Même si je rencontre ce que je veux, je ne m'en rendrais pas compte, je n'ai donc aucune chance de le trouver. 

On sait ce qu'on cherche quand on est capable d'observer si on l'a trouvé. Mais on n'est pas toujours capable d'observer la vertu intellectuelle, le raison ou la sagesse. Pour reconnaître la sagesse, il faut déjà être sage. Comment chercher la sagesse si on ne sait pas l'observer ? Même si on tombait dessus par hasard, on ne saurait pas qu'on l'a rencontrée. 

Quand on cherche la raison, on ne sait pas toujours ce qu'on cherche, parce qu'on n'a pas les dispositifs d'observation de toutes les formes de la raison.

Je cherche la raison lorsque je veux apprendre tout le bon savoir que je peux apprendre si je veux l'apprendre. En un sens je sais ce que je veux, le bon savoir que je peux acquérir si je le veux, mais en un autre sens, je ne sais pas ce que je veux, puisque je pourrais le rencontrer sans m'en rendre compte. J'ai quand même la capacité à reconnaître ce que je veux, mais elle n'est pas immédiate. Pour savoir si je peux apprendre, je dois essayer. Si je réussis alors je sais que j'ai trouvé un bon savoir que je peux apprendre si je le veux. Si je ne réussis pas, je ne sais pas, c'est peut-être de la malchance, mais c'est peut-être aussi qu'il n'y a pas de bon savoir à trouver. Quoiqu'il en soit, je peux observer ma capacité à apprendre, donc je suis capable de reconnaître si j'obtiens ce que je veux, donc je sais ce que je veux, même si au commencement je pourrais le rencontrer sans m'en rendre compte.

Je peux acquérir un savoir que personne ne sait observer, parce que je peux apprendre de façon autonome à l'observer. Le savoir sur le savoir rend capable de découvrir de nouvelles façons d'observer le savoir. Il n'est pas nécessaire de savoir par avance ce qu'on cherche pour le chercher, on peut l'apprendre en cours de route. On peut apprendre à observer et on ne sait pas par avance ce qu'on sera capable d'observer. On ne se connaît pas très bien soi-même. On peut chercher sans savoir ce qu'on cherche parce qu'on cherche ce qu'on peut devenir.

Si on cherche le savoir, on ne sait pas toujours au commencement observer si on a obtenu ce qu'on veut, parce qu'on n'a pas un savoir sur tous les savoirs qui donne les moyens de les observer tous. Le savoir sur le savoir que nous avons au départ est toujours d'une portée et d'une fiabilité limitées. Nous sommes en général capables d'observer les savoirs qui ne sont pas très différents de ceux que nous avons déjà, mais un savoir trop différent risque fort de ne pas être reconnu.

Avec son savoir limité sur le savoir, un débutant est capable de résoudre des problèmes de débutant, de reconnaître le savoir et les erreurs d'un débutant Il n'est pas capable d'observer le bon savoir qu'il veut acquérir finalement, mais son savoir de débutant suffit pour démarrer, c'est un premier pas sur le chemin de l'apprentissage. Chaque pas rend davantage capable d'observer et d'acquérir du savoir. La capacité à observer le savoir progresse en même temps que l'acquisition du savoir. Cela permet d'apprendre à résoudre des problèmes de plus en plus difficiles. C'est ainsi qu'on devient vraiment savant. Il faut vouloir avancer, faire un pas après l'autre, et être toujours disposé à apprendre ce qui se présente sur le chemin. À la fin, si on est devenu vraiment compétent, on est devenu capable d'observer le bon savoir qu'on a voulu au commencement. 

On peut atteindre un sommet même dans le brouillard, même si on ne sait pas où il est. Il suffit de monter. De la même façon, on peut chercher et trouver un bon savoir même si au départ on ne sait pas l'observer. Il suffit de savoir observer si on progresse quand on apprend. Un débutant ne sait pas observer le bon savoir qu'il veut, mais il sait quand même parfois observer s'il a progressé, d'une façon qui n'est pas toujours fiable mais qui peut suffire pour apprendre de façon autonome. Pour apprendre par l'exercice, par l'essai, l'erreur et la réussite, il n'est pas nécessaire de savoir où on va, il suffit de vouloir progresser. Rêver de la raison donne envie d'apprendre et peut faire progresser, même si on ne sait pas ce qu'on cherche. On peut être porté et guidé par des idées sans savoir où elles nous mènent.

Si on sait ce qu'on cherche, on peut acquérir du savoir en passant de certitude en certitude, en sachant à chaque pas qu'on a obtenu le bon savoir qu'on a voulu. Mais les chemins du savoir ne sont pas toujours aussi sécurisés, ils sont plutôt des chemins de doute que des chemins de certitude, parce qu'on ne sait pas très bien ce qu'on cherche. Cette ignorance initiale invite à la modestie et impose un devoir d'hospitalité. Si on ne sait pas ce qu'on cherche, on doit le laisser venir et l'accueillir pour qu'il nous révèle la raison. 

La recherche des principes

Un problème est bien défini lorsque l'énoncé du problème suffit pour déterminer complètement l'ensemble de ses solutions. On sait ce qu'on cherche lorsque le problème est bien défini, parce que la connaissance de l'énoncé du problème suffit pour observer les solutions. Pour qu'une question qu'on se pose soit un problème bien défini, il faut avoir d'avance le dispositif d'observation ou la théorie qui détermine les bonnes réponses. Très souvent les questions qu'on se pose ne sont pas des problèmes biens définis. Nous n'avons pas les dispositifs d'observation ou les bons principes qui rendent capable de répondre, nous devons d'abord les trouver (Aristote, Topiques).

Quand on cherche des bons principes pour répondre à une question, on remplace une question par une autre : quels sont les bons principes avec lesquels on peut répondre à la question posée ? Mais ce nouveau problème n'est pas mieux défini que le précédent, parce qu'on n'a pas d'avance de dispositif d'observation de tous les bons principes, parce qu'on n'a pas un savoir sur le savoir qui suffise pour observer tous les savoirs.

Les grands problèmes théoriques (qu'est-ce que la raison ? La vertu ? La sagesse ? ...) ne sont pas et ne peuvent pas être des problèmes bien définis. Pour qu'ils soient des problèmes bien définis, il faudrait que nous connaissions par avance tous les principes qui déterminent toutes les formes de raison, de vertu et de sagesse. Nous n'aurions presque plus rien à apprendre. Il ne resterait plus qu'à vérifier dans chaque cas particulier un savoir connu d'avance. Mais pour nous la raison n'est pas de tout savoir d'avance, c'est plutôt le contraire. On en sait très peu par avance. Il faut avoir toujours l'esprit ouvert et accueillir ce qui se présente si on veut trouver la raison.

Comment trouver les bons principes ? - On reconnaît les bons principes à leurs fruits. - Comment reconnaît-on les fruits ? - La raison porte des fruits quand elles nous aide à bien penser et à bien vivre. Mais nous n'avons pas par avance un dispositif d'observation de toutes les formes du bien penser et du bien vivre. Il faut déjà être savant pour reconnaître les fruits de la raison. Il n'est pas toujours plus facile de reconnaître les fruits que de reconnaître les bons principes. Et les bons principes font eux-mêmes partie des fruits.

La raison porte des fruits quand elle nous aide à penser bien, à faire le bien, à vivre bien. Mais on se fait facilement des illusions. On peut très facilement croire qu’on pense ou qu’on agit bien pour de très mauvaises raisons. La raison n’apporte pas toujours des réponses tranchées parce que la différence entre les vrais fruits et les illusions, entre le bon grain et l'ivraie, n’est pas toujours claire et nettement marquée.

Quand on cherche les bons principes, le bon savoir, la raison, la vertu ou la sagesse, on cherche sans savoir ce qu'on cherche, parce qu'on n'a pas par avance un savoir suffisant pour reconnaître tous les bons principes, tous les bons savoirs ou tous les fruits de la raison. Il faut être disposé à accueillir tout ce que la raison peut nous enseigner.

Les pierres de touche de la raison

Une pierre de touche est une pierre rugueuse sur laquelle on frotte un échantillon de métal précieux pour éprouver sa pureté. L'essayeur identifie le métal à partir de la trace qu'il laisse sur la pierre. Nous sommes à la fois des pierres de touche et des essayeurs pour la raison. Nous éprouvons la raison sur nous-mêmes et l'évaluons à partir de ses traces sur nos esprits. Nous sommes pour nous-mêmes un terrain d'expérimentation de la raison.

Je suis la source, le milieu et la fin de la raison, la source parce que la raison naît de mes pensées, le milieu parce qu'elle se développe en moi quand je la cherche, la fin parce qu'elle s'accomplit quand je m'accomplis.

Je suis pour moi-même un critère fondamental de reconnaissance du bon savoir, puisque je le reconnais en reconnaissant ma compétence. Mais je ne sais pas par avance ce qui est bon pour moi, je dois l'apprendre par l'expérience. 

Un véritable savoir peut toujours être partagé. Il me rend compétent parce qu'il peut rendre compétent tous les esprits. Si j'acquiers un savoir sans savoir l'expliquer, et donner des preuves acceptables par tous les esprits, c'est que je ne l'ai pas bien compris. Pour maîtriser un savoir, il faut être capable de l'enseigner clairement à tous ceux qui veulent l'acquérir.

Chaque esprit est pour lui-même comme pour tous les autres un critère de reconnaissance de la raison, parce qu'elle est nécessairement ce qui est bon pour tous les esprits.

Un débutant n'est pas toujours capable de reconnaître les fruits de la raison et les bons principes, parce qu'il n'est pas encore un très bon essayeur de la raison, il doit l'apprendre, mais il est quand même un essayeur débutant, capable de reconnaître les fruits et les bons principes accessibles au débutant. Il prend conscience des bons principes quand ils le font progresser, quand ils le rendent plus compétent. Les bons principes doivent rendre compétent. S'ils ne rendent pas compétent, ils ne sont pas de bons principes. La raison doit être bonne pour tous les esprits, sinon elle ne serait pas la raison.

Les élèves enseignent aux enseignants comment enseigner. On a besoin de l'expérience pour reconnaître si un enseignement est bon. Si un enseignement rend les élèves vraiment compétents, on apprend qu'il est bon. Sinon, on ne sait pas, peut-être qu'il est bon mais qu'il n'est pas adapté, qu'il pourrait être bon pour des élèves plus avancés, plus motivés ou plus travailleurs, peut-être aussi qu'il n'est tout simplement pas bon. 

Nous justifions notre savoir en donnant des preuves fondées sur des principes. Mais les principes doivent être eux-mêmes justifiés. Il faut qu'ils fassent leurs preuves en nous aidant à développer un bon savoir. Chacun peut se servir de sa propre expérience pour mettre des principes à l'épreuve et apprendre ainsi à reconnaître leur valeur. Mais il ne faut pas se limiter à sa propre expérience. Quand on prend un principe comme base d'un raisonnement, on affirme implicitement qu'il a une valeur universelle, qu'il peut servir à tous ceux qui veulent raisonner. Un principe doit donc être mis à l'épreuve de toutes les expériences de tous les esprits. Un principe fait ses preuves en aidant tous les esprits à développer un bon savoir.

Le développement de la raison est une œuvre collective (Leibniz 1688-1690, Goldman 1999), à laquelle chaque être humain peut participer dès qu'il le veut, qu'il sait qu'il en est capable et qu'il se soumet volontairement à sa discipline : justification et évaluation critique.

Afin d'évaluer nos preuves nous devons les soumettre volontairement à la critique de tous les esprits. Les objections et les tentatives de réfutation peuvent nous conduire à modifier nos raisonnements, et parfois même à les abandonner, si la réfutation est décisive. Nous développons le savoir en conservant les principes et les preuves qui résistent bien aux épreuves critiques et en renonçant aux autres.

Tout le développement du savoir peut être conçu comme la résolution d'un unique et vaste problème. L'objectif est un savoir qui satisfasse notre désir de bien penser et de bien vivre. Nous explorons l'espace des possibles à chaque fois que nous examinons un savoir en vue de l'évaluer. Les épreuves critiques sont destinées à sélectionner les possibilités prometteuses. La critique est donc une heuristique, une façon de trouver un chemin, pour résoudre le problème général du développement de la raison (Goodman 1955, Rawls 1971, Depaul 2006). Mais nous cherchons sans savoir ce que nous cherchons, parce que nous ne savons pas toujours par avance comment reconnaître la raison.

Une bonne communauté critique est un dispositif universel de production du savoir. Elle peut reconnaître sans cesser d'être critique qu'elle est une bonne communauté critique, qui produit un bon savoir même quand elle déclare qu'elle produit un bon savoir. C'est un raisonnement circulaire, mais il n'est pas vicieux, si la communauté est vraiment une bonne communauté critique. On résout ainsi la problème de la régression à l'infini dans la reconnaissance du savoir. Il n'y a pas de régression à l'infini parce que le savoir sur le savoir peut se reconnaître lui-même.

Que pouvons-nous espérer ?

La raison nous rend capables, mais de quoi ? Que pouvons-nous réaliser avec les compétences que nous développons rationnellement ? Que pouvons-nous espérer ?

Nous ne connaissons pas d'avance la portée de nos capacités à résoudre des problèmes. Nous la découvrons par l'exercice. En résolvant des problèmes, nous prenons davantage conscience de nos capacités. Mieux nous les connaissons et plus nous pouvons étendre leur champ d'applications. Nous découvrons ainsi que nous sommes capables de découvrir la raison.

Si la liste des problèmes que nous pouvons résoudre rationnellement était connue d'avance, nous saurions quoi espérer. Mais justement elle n'est pas connue d'avance. Nous ne connaissons pas l'étendue des compétences que la raison peut nous donner.

Comme nous ne savons pas de quoi la raison nous rend capables, nous pouvons placer nos espoirs très haut, que le présent éphémère soit la splendeur de la vérité éternelle, ou très bas, la raison ne sera jamais plus qu'une pauvre consolation dans une vallée de larmes.

Le développement de la raison est l'histoire d'un étonnement perpétuellement renouvelé. Les sciences ont dépassé nos espérances. La Nature nous a révélé beaucoup plus de secrets que ce que nous pouvions rêver.

Pour savoir de quoi la raison nous rend capables, la meilleure façon, et la seule, est d'essayer. Si on n'essaie pas on n'a aucune chance de se rendre compte de ce qu'on peut faire.