SINISTRÉ À DALAT

Sur l'aéroport militaire de la base américaine de Nhatrang, profitant d'un retard, j'ai pu me faire passer pour le conseiller militaire américain M. Grison, le dernier occidental inscrit sur la liste des passagers et prendre place clandestinement dans un petit avion de ligne privé à huit places, avec quatre autres passagers vietnamiens, déjà en place qui attendaient la montée à bord du passager américain. Croyant avoir embarqué M. Grison, les pilotes ont présenté l’avion sur la piste d'envol et chance inouïe l'appareil a reçu l'ordre de décoller sans une longue attente, son envol n'ayant pas été remis en cause, ni stoppé par une priorité militaire.

 

Le vol Nhatrang-Dalat ne fut pas très long. Il s’est déroulé sans histoire. Je suis resté silencieux, pour ne pas que les deux pilotes ne s’aperçoivent de ma nationalité étrangère.

 

L’avion s'est posé sur l’aéroport militaire de Cam Ly, dont j’ignorais même l’existence, n'ayant entendu parlé que des chutes de ce lieu pittoresque. Cet aéroport était exclusivement militaire, situé à trois kilomètres seulement du centre ville, un aérodrome sans doute de création récente, réservé aux déplacements privés des conseillers militaires américains, afin d'éviter l'aéroport civil de Dalat très encombré.

 

À la descente de l’avion, j’ai voulu partir discrètement, quand les quatre vietnamiens se sont adressés à moi, pour être conduits à Dalat en voiture croyant, qu’en tant que conseiller militaire, j’aurais une voiture mise à ma disposition, pour descendre en ville.

 

Je me suis senti embarrassé, ne sachant pas très bien comment me sortir de cette situation inattendue, sans me faire prendre et me retrouver en prison, d’avoir pris clandestinement la place d’un certain Grison, resté lui à Nhatrang, et d’avoir usurpé son identité auprès des deux  pilotes de ce petit coucou.

 

J’ai eu l’idée de leur demander de bien vouloir m’attendre dans un bâtiment que j’ai désigné du doigt, leur promettant de venir les prendre dans un moment. Dès qu’ils eurent franchi la porte et disparu à l'intérieur, je me suis rendu presto vers la sortie.

 

En chemin, j’ai vu une jeep se dirigeant comme moi vers la sortie avec quatre G I à bord, mitraillette M 16 entre les jambes. J’ai fait signe au véhicule de stopper, en criant un « Hi » sonore à tous, le pouce levé en signe d'un "ride". Les G I ont accepté de me prendre et la jeep a passé le poste de garde avec moi, sans contrôle d’identité, grâce aux militaires de la jeep, qui ont pris le chemin de Dalat.

 

En arrivant en ville, les G I m’ont demandé où me déposer.

 

- At Pasteur district if you don’t mind

 

- Pasteur !! Are you crazy ?

 

- Why ?

 

- You don’t know about it ?

 

- No !

 

 - So you will see without us, if you don’t mind !

 

- Ok !

 

Et ils m’ont laissé au croisement de la route, qui bifurque dans le quartier Pasteur non loin du petit lycée.

 

Là, j’ai voulu rejoindre ma petite conciergerie, mais bizarrement je n’arrivais pas à reconnaître les lieux. En effet, sur ma droite une haute cheminée dénudée, sans maison, se dressait vers le ciel, face à la caserne militaire de l'autre côté de la rue sur la gauche. Sans bien réalisé le changement de décors, du en fait aux destructions des villas, je poursuivais la montée de la route, qui mène à l’Institut Pasteur. Devant la seconde maison complètement détruite, j’ai cru qu’elle avait été victime d’un malencontreux incendie. Je n’arrivais pas à reconnaître la rue et les lieux, aussi je suis retourné sur mes pas, croyant que la jeep s’était trompée de carrefour ; mais au carrefour pas de doute c’était bien le bon.

 

J’ai fini par me rendre compte que la rue était bien la bonne et je suis revenu sur mes pas pour poursuivre mon retour home, avec une sorte de soulagement jubilatoire d’être enfin parvenu à revenir à bon port, de retrouver ma vieille tiba, qui sûrement allait être heureuse de me revoir et enfin de pouvoir me reposer, manger tranquillement et être en sécurité.

 

J’ai repris le même chemin, mais en voyant les mêmes maisons détruites, là j’ai commencé à réaliser que le quartier avait été le théâtre de combats du fait de son aspect, ressemblant aux quartiers détruits de Banméthuot. Mais curieusement, je n’ai pas imaginé que les villas des coopérants puissent être l’objet d’une quelconque convoitise militaire.

 

Je n’ai jamais imaginé non plus que Dalat puisse être objet d’une attaque VC et quand je suis arrivé devant mon logement, je fus stupéfait de le voir détruit et je me suis vraiment rendu compte de ce constat, quand j’ai également remarqué que la villa de mes voisins Thion étaient très endommagée, voir incendiée, au point, comme la mienne, de ne plus pouvoir être habitée.

 

Ce fut pour moi un choc. Je visitais les débris de la conciergerie en me demandant où étaient passées mes affaires. Ma tiba avait peut-être pris soin de les épargner et de les sauver, en les ayant transférées  quelque part chez les bonnes sœurs. Je continuais à croire que tout cela n’était pas bien grave, cette maison après tout n’était pas la mienne, l’intendance du lycée m’en fournirait une autre, et que mes affaires étaient quelque part en sûreté ; bref il ne fallait dramatiser la situation.

 

J’ai longuement inspecté ma maison et fouillé les décombres pour constater que le pillage avait vidé les pièces du mobilier et que toutes mes affaires avaient disparues, notamment mes achats d'artisanat moïs et vietnamiens. Je n’ai retrouvé que des feuilles de poèmes écrits depuis mon retour au Vietnam et rien de plus. Pourquoi ces feuilles manuscrites de poèmes, alors que mes cahiers de cours n’étaient plus là ? Je ne comprenais pas bien cet état de fait. Je me demandais aussi ce qui était arrivé à ma tiba, qui avait la garde de la conciergerie et ce qu’elle avait bien pu devenir, tiba que je n’ai jamais revue, ni eu la moindre nouvelle. Je visitais la villa des Thion. Personne non plus, complètement vide, elle aussi, sans mobilier, ni affaires ; complètement clean !

 

Désemparé et quelque peu abattu, je décidais de me rendre à pied au lycée prendre des nouvelles, inquiet sur mon sort de "déserteur" de poste d'enseignant, n'ayant pas été là lors de la reprise des cours, sans encore me rendre compte que Dalat avait été attaqué comme Banméthuot et que le Quartier Pasteur avait été le théâtre de durs combats, qui avaient amené mes convoyeurs G I à ne pas risquer d’y pénétrer.

 

Après avoir une dernière fois inspecté les lieux de la conciergerie dans l’espoir, mais en vain, de pouvoir récupérer des affaires même abîmées et surtout mon passeport et ma carte militaire, désorienté j'ai eu du mal à quitter les lieux pour me rendre la mort dans l’âme vers le lycée.

 

J'ai été aperçu par une élève de ma seconde A, Thanh Huong, qui descendait la rue des roses, rue transversale donnant à hauteur de la villa des Thion. Elle m'a invité à entrer dans la maison de ses parents située dans cette rue. Cette habitation avait échappé à la destruction, mais pas au pillage, car la famille n'avait du fuir les combats. On m'a mis au courant de l'attaque de Dalat et de l'interruption des cours au lycée Yersin. N'ayant rien mangé ces derniers temps, j'ai eu droit à une collation. Puis j'ai du quitter mes hôtes pour rejoindre le lycée. 

 

En route, j’ai rencontré une de mes élèves chinoises, qui m’a demandé si j’avais vu ce qui s’était passé à Pasteur, s'inquiétant de la perte éventuelle de mon vélo. Ne sachant ce qu'il avait bien pu devenir, elle m’invita à la suivre à son domicile, où sa sœur, une de mes élèves aussi, s’est empressée de me préparer un repas, devinant que, venant de Banméthuot par l'aéroport de Cam Ly, dans un transport militaire, je ne devais pas avoir été nourri en cours de route. Ils m’ont eux aussi rapidement mis au courant de la situation militaire de la ville et de la confusion régnant dans toute la localité, avec beaucoup de quartiers rasés par les combats, ce qui m'a fait craindre que bon nombre de mes élèves aient pu en être victimes. Je n’osais pas demander des nouvelles de certaines d’entre elles, qui me tenaient particulièrement à cœur, ne voulant pas vexer la susceptibilité de mes hôtes. J’étais complètement désorienté, ne sachant plus quoi faire.

 

Mon élève chinoise, dont hélas, je n’ai pas retrouvé le nom faute de photos dans mon carnet de notes scolaires, m’a averti que les cours au Lycée n’avaient pas encore repris. Je l’ai informée qu’ayant tout perdu dans le sinistre de Pasteur, il me serait impossible sans document de faire à nouveau cours à Yersin. Elle m’a dit qu’elle allait s’occuper de cela et m’avoir les cahiers des élèves de l’an dernier pour que je puisse enseigner à nouveau. Bref, elle cherchait visiblement à m’apporter un réconfort, allant jusqu’à dire à son frère, après le repas, devant mon intention de me rendre au lycée, de me prêter son vélo. Je n'ai pas refusé cette offre, bien que cette bicyclette fût trop petite pour ma taille, mais cela valait mieux que rien pour se déplacer dans Dalat et ne pas perdre trop de temps en trajets à pied.

 

C’est en vélo que je me suis rendu au lycée Yersin. À l’entrée du complexe scolaire, voilà que je croise la voiture de Melle Lamy, conduite par son ami. La voiture s’est arrêtée et Melle Lamy s’en est extraite précipitamment. Je m’attendais à me faire copieusement engueuler pour avoir disparu pendant plusieurs semaines et n’avoir pas repris mon poste à temps. Mais elle s’est jetée sur moi, pour me prendre dans ses bras et m’embraser sur les joues disant "Mon Dieu ! C’est un miracle que vous soyez revenu. J’en suis si heureuse et soulagée".

 

Je restais pétrifié devant son attitude chaleureuse, elle d'habitude si froide d’apparence, alors qu’à son tour son ami venait me serrer chaleureusement les mains.

 

J’ai du brièvement mettre au courant Melle Lamy de mon séjour à Banméthuot, disant que j’avais été invité pour les vacances par une élève et qu’une attaque de la ville, la nuit du Têt, avait fermée les lignes aériennes et les routes, rendant impossible tout retour à Dalat et que pour y parvenir, il m’avait fallu l’aide des Américains, qui m’avaient déposé à Cam Ly. Prudent je n’en dis pas plus. Cela suffisait largement.   

 

- Ah quel bonheur que vous soyez sain et sauf, car vous avez été, par le consulat de Saigon, porté disparu et même déclaré mort dans les Hauts-Plateaux, selon des témoignages visiblement erronés. Vous étiez le seul français disparu et mort en raison de ces attaques vietcongs. J'en ai été informé et je suis heureuse qu'il n'en soit rien.

 

Je n’arrivais pas à très bien comprendre ce discours et moins encore à en soupçonner les répercussions, car cette information s’était répandue en France dans les journaux et à Paris dans tous les média. Mes parents avaient bien sûr lu les récits des journalistes, relatant ma disparition, puis ma mort et comme je n’avais pas écrit la moindre lettre depuis le têt, ils ne savaient rien de la réalité me concernant. Mais à cet instant, je n’ai pas réalisé les conséquences de ces informations, qui m’ont plutôt fait sourire, sans comprendre que ma famille devait être anéantie par des pareilles nouvelles. Plus tard, à mon retour en France, mon père m’a raconté en détail, comment de leur côté ils avaient vécu les choses et j’ai su que ma mère avait été particulièrement affectée.

 

En effet, mes parents avaient reçu un courrier du Ministère des Affaires Etrangères les informant en premier lieu de ma disparition, puis un autre confirmant le peu d’espoir de me retrouver vivant, en fonction des graves événements, qui se déroulaient dans le pays. Ma mère n’a d’abord pas voulu y croire, disant que j’en avais vu d’autres dans mes précédents voyages, que j’avais une bonne étoile, qui me protégeait et que j’allais faire surface un jour ou l’autre. Mais quand les média ont annoncé ma mort, à la télé comme dans les quotidiens, même si le ministère n’a pas pu ni démentir, ni confirmer les faits, ma famille en fut durement affectée. Cette affaire d’informations erronées a produit un choc psychologique sur les miens et mes proches pendant plusieurs mois, tant que je n’ai pas pu envoyer une lettre via l’Australie pour leurs donner de mes nouvelles, qui les ont rassurés, le consulat n'ayant pas pris la peine de leur côté d'avertir ma famille des retrouvailles de ma personne saine et sauve.

 

Melle Lamy savait pour le quartier Pasteur, mon logement et celle des Thion. Ces derniers ouvertement communistes avaient été prudemment transférés au Cambodge. Comme beaucoup de villas françaises avaient été détruites et que le lycée manquait cruellement de logements pour héberger les coopérants restant encore à Dalat, elle m’a conduit voir M. Dupont pour me trouver un hébergement provisoire.

 

En fait, M. Dupont n’avait rien à me proposer. Il attendait les décisions de Saigon à savoir qui ou pas des enseignants reviendraient à Dalat poursuivre leurs missions, avant de pouvoir repartir à nouveau les coopérants et leur attribuer des logements à partager. En attendant, il n'avait rien à me offrir et me suggéra de me débrouiller par moi-même pour trouver une famille acceptant de me loger provisoirement. Sympa comme accueil de la part de l’intendance et une fois encore je devais me débrouiller par moi-même de cette situation, dont personne n’a vu, ni soupçonné combien pour moi elle était critique, n’ayant plus de papiers, ni d’argent et perdu tous mes biens.

 

Bon les difficultés pour moi étaient loin d’être terminées. Sans possibilité de ressources, sans logement; sans soutien logistique du lycée que faire ? C’est la première fois que je me retrouvais dans une situation de sinistré. Cette situation n’avait rien à voir avec celles de mes voyages, car au cours de mes nombreux périples à travers le monde, si la situation tournait mal, je pouvais poursuivre ma route et voir ailleurs, mais là impossible de partir, même pour aller à Saigon refaire mes papiers perdus, et sans passeport plus question de retourner en France non plus et enfin, si les cours reprenaient, il me faudrait y faire face, mais comment et avec quoi ?

  

Je me suis retrouvé seul dans un lycée désert que je visitais découvrant plein d’impact de balles sur les murs et même dans les classes où les tableaux noirs n’avaient pas été épargnés. Mais rien n’était perdu, j’avais en main un vélo, ce n'était déjà pas si mal. Je me suis rendu au domicile des Berthier, mes seuls amis à Dalat. Mais en arrivant chez eux, personne, leur villa étant occupée par deux autres familles de coopérants, qui m’ont indiqué la nouvelle adresse des Berthier, au rez-de-chaussée de la villa de M. Wilthiem, prof de maths des terminales, sur l’avenue longeant la ligne de chemin de fer.

 

Décidément, le vélo devenait indispensable. Je retrouvais les Berthier. Jean Marie comme toujours manifesta sa joie et son enthousiasme de me revoir et m’invita à entrer chez lui pour avoir de mes nouvelles. J’ai dis un minium pour ne pas trop compromettre ma situation, car je savais que le téléphone tam-tam entre coopérants en milieu fermé fonctionne vite fait.

 

De son côté, il m’a présenté à une jeune femme française infirmière divorcée, réfugiée à son domicile avec sa petite fille, toutes deux installées, comme la famille Berthier, dans la villa de M. Wilthiem, qui avait du céder son rez-de-chaussée. Jean Marie m’a raconté que le lycée avait été investi par les Viets, avec beaucoup de gens pris en otage, des personnes, qui lors de l’attaque de la ville avaient eu l’idée d’aller s’y réfugier, comme lui et les siens, pour y être en sécurité et que ces gens avaient vécu l’enfer, se querellant pour de riens comme l'usage d'un réchaud ou d'une couverture, ne supportant pas la vie en communauté. Quelle différence avec les réfugiés de la CHIP si solitaires entre eux.

 

Il savait que ma villa et celle des Thion avaient été détruites et précisait que c’était la faute des Thion, qui avaient une mentalité de gauche ouvertement exprimée dans les classes, ce qui avait amené les forces sud-vietnamiennes à détruire leur maison pour se débarrasser d’eux, obligeant ainsi les autorités françaises à les déplacer au Cambodge. Il n’avait aucune idée de ce que ma tiba avait pu devenir, alors que lui même, très lié au milieu catholique et missionnaire, aurait pu avoir des nouvelles de ma vieille gouvernante très croyante elle aussi.

 

Les Berthier ont immédiatement accepté de m’héberger. Ils étaient très anti-Wilthiem, polytechnicien, déchu selon eux, célibataire, qui louait à l'étage une chambre à la prostitution pour les officiers américains et c’est vrai que, couvre-feu ou pas, on voyait les fréquents va et vient des jeeps devant la villa et qu'au-dessus de nos têtes, on entendait le soir et les nuits des cavalcades sur le parquet et des cris de femmes, qui nous permettaient d’imaginer n’importe quoi érotiquement parlant.

 

Il faut dire que, pendant les quelques soirées que nous avons partagés ensemble, ce fut de sérieuses et d'incroyables parties de rigolades sur les frasques du prof de maths avec ses tibas ou sur les agissements et mœurs sexuelles des autres coopérants français, comme notamment des enseignants pédés.

 

Je me souviens être retourné en vélo dans le quartier Pasteur pour faire des photos de ma conciergerie. Je sais aussi que je suis allé visiter un quartier dit "4", au-delà de l’université, voir les sinistrés de cette zone et constaté leur vitalité à repartir et vivre sur les ruines de leurs habitations détruites, ce qui m’a fortement impressionnée.

 

J'ai également été visité le prof de philo Le Van Hai pour revoir ses enfants et notamment ses deux filles qui étaient depuis l'an dernier mes élèves.  M Le Van Hai m'a invité un soir à dîner et après le repas, pris de bonne heure vers 18 heures 30, j'ai tenu compagnie aux deux fillettes. La table débarrassée nous nous sommes installés et j'ai proposé que chacun écrive un poème, car Jean Marie m'avait dit qu'il en faisait faire à ses élèves et que les poèmes de forme classique, ainsi obtenus, étaient généralement de bonne qualité, sans erreur en ce qui concerne les règles, rimes ou syllabes. La plus jeune sœur Tuyet  s'est vite révélée habile à écrire des vers en quatre strophes, alors que j'étais partisan des poèmes en cinq. Je l'invitais à en ajouter une, mais elle déclara que quatre suffisaient amplement. J'ai donné mon poème à Tuyet sans en faire copie. Plus tard, afin d'en avoir copie, j'ai également recopié mes poèmes retrouvés dans les débris de ma villa, du fait que les feuilles des manuscrits, bien qu'ayant été épargnées des pluies en saison sèche, étaient très abîmées.

 

Par contre, le souvenir le plus marquant, que je garde de cette période dalatoise, fut celui des nuits passées dans le living de la maison, dans un face à face nocturne avec la jolie infirmière jeune et blonde, qui comme moi avait bien du mal à trouver le sommeil. En effet, quand le couple Berthier regagnait la chambre et s’adonnait chaque soir à une séance d’amour tout à fait légitime entre époux, ils ne se doutaient pas que leurs ardentes étreintes amoureuses étaient parfaitement audibles en raison d’une cloison trop mince et mal insonorisée, permettant de tout entendre. L’infirmière dormait sur le divan du living et moi en face d’elle sur des cousins, alors que sa fille occupait la cuisine avec les autres enfants de mes hôtes. J’étais séparée d’elle que par une table base, ce qui me permettait dans la pénombre de distinguer son visage.

 

Il faut savoir que pour un homme entendre les gémissements d’une femme en train de faire l’amour est particulièrement efficace pour donner une très forte envie de satisfaire une pulsion primale alors tenace. Pour les femmes,  je n’en sais rien, mais je voyais bien que l’infirmière ne fermait pas l’œil non plus pendant les ébats des Berthier, qui au moment suprême hurlaient ensemble leur bonheur de s’aimer.

 

Je ne sais encore comment je n’ai pas rejoint l’infirmière sur le canapé, sans doute par crainte qu’une simple relation sexuelle aurait pu se traduire pour elle en une liaison sentimentale, car si pour les hommes sexualité et sentimentalité peuvent être vécues séparément, pour les femmes ces deux domaines sont inséparables, aussi je ne voulais pas que mon désir de faire l’amour se traduise en drame sentimental pour une femme meurtrie par un divorce. Mais j’ai été, je l’avoue, fortement tenté de le faire et je doute que cette femme en manque d’amour aurait, en de telles circonstances, refusé une partie de plaisir.

 

Chaque nuit, on entendait aussi des tirs provenant de la ligne de chemin de fer par laquelle les Viets s’infiltraient dans la ville. Pour Jean Marie, cela n’était rien, car il disait que les Viets testaient les villas pour déterminer seulement celles des Américains. Pour moi, ces tests pouvaient déboucher par des prises d’otages indifférenciées et des bombardements américains comme à Banméthuot, mais Jean Marie n’y croyait pas.

 

Un après-midi,  deux officiers américains en jeep sont venus avertir touts les occupants des villas situées le long de la ligne de chemin de fer étaient en danger car les Viets tentaient de s’infiltrer pour prendre possession de villas avec prises d’otages et ils proposaient tous de nous évacuer.

 

J’ai trouvé sympa que les Américains prennent la peine de nous avertir d’un tel danger. Mais personne n’a répondu à leur proposition. J’en ai décidé autrement, pas seulement pour une raison de sécurité, mais dans l’espoir de renouer avec les militaires américains, espérant gagner Saigon, ne pouvant pas rester ainsi à charge des Berthier pendant une période indéterminée.

 

Quand les officiers sont revenus prendre les personnes ayant décidé d’être évacuées, je fus le seul à quitter les lieux, malgré mes avertissements auprès des Berthier et mes recommandations auprès de M. Wilthiem, désirant leur éviter le pire, si les Viets concrétisaient leurs intentions. J’ai fait mes adieux aux Berthier et à la jolie infirmière pour suivre les officiers américains, avec mon petit sac à main, contenant le peu de mes affaires emportées pour Banméthuot.  Aux côtés des militaires américains, je suis monté dans une jeep vers une destination inconnue.

  

En chemin, dans la jeep, les deux officiers m’ont demandé pourquoi les Français, déjà victimes d’une prise d’otage au lycée Yersin, avaient décliné leur invitation visant à garantir leur sécurité.

 

Pas facile de leur dire combien les Français du Vietnam étaient anti-américains. J’ai préféré souligner leur inconscience et leur naïveté devant le danger.

          

La jeep s’est rendue dans le plus bel hôtel de la ville aux pieds de la place Hoa Binh. Cet hôtel nouveau, était réquisitionné comme quartier général de commandement des forces militaires américaines depuis l’attaque de Dalat. J’ai été présenté au commandant qui m’a félicité d’avoir répondu à son appel, regrettant que je sois le seul. Il m’a fait visiter la salle de commandement des opérations pour me montrer que son initiative d’évacuation de certaines zones était justifiée. Il m’a fait voir la carte des infiltrations Viets de ces derniers jours et les villas testées par les tirs. On pouvait se rendre compte combien la ligne du chemin de fer était visitée par rapport à d’autres zones de Dalat. C’est pourquoi le commandement s’attendait à une action prochaine dans cette zone et qu’il avait pris la décision d'en avertir les habitants à titre préventif, avant que les combats aient lieu, car pour lui les Viets préparaient quelque chose dans cette zone facile d’accès et de replis en raison de la voie ferrée abandonnée.

 

Il me disait que si les Viets attaquaient la ville en force son quartier général serait le dernier bastion de résistance, mais qu’il ne pourrait pas y avoir de replis suffisants en hélico, aussi ses soldats auraient alors à défendre chèrement leur peau.

 

Puis le commandant m’a invité à dîner au mess des officiers, me présentant à ses subordonnés comme "le plus sage" des Français de la ville. Au cours du repas, il a appris avec "stupéfaction et horreur" que j’étais militaire, en service national, alors que je n’avais pas la pratique du maniement d’armes. Je lui avouais mon inexpérience en ce domaine, car ma préparation d’officier en classe terminale au fort de Romainville datait déjà de 8 ans et mes entraînements aux tirs n’avaient pas été nombreux, ni éclatants.

 

Il a demandé à un de ses officiers de combler, après le repas, cette grave lacune, chargeant un officier de mon instruction au maniement et tir de la M 16, me disant que si les Viets décidaient d’investir la ville, cet hôtel serait le dernier bastion de résistance et que si l’ennemi l'investissait, tous les Américains seraient selon lui massacrés et moi avec n’ayant aucun élément pour prouver ma nationalité française, je serais obligé de vendre chèrement ma peau. D’où, selon lui, la nécessité de m’entraîner au maniement d’une M 16.

 

C’est ainsi qu’après le repas, j’ai subi un entraînement intensif de chargement et déchargement de cette arme. Puis après en avoir fait connaissance, j’ai été conduit sur le toit plat de l’hôtel pour des exercices de tir. Bref j’en ai eu pour deux heures d’entraînement.

 

De retour auprès du commandant, j’ai assisté aux opérations de la nuit menées par les G I dans la ville, en bavardant avec le commandant. J’ai demandé pourquoi à Banméthuot, le commandement américain avait préféré le bombardement d’une mission américaine investie par des Viets, plutôt que de la reprendre par un assaut, afin d'éviter que les otages périssent.

 

C’est alors que j’ai pris la mesure de la mentalité des militaires de cette époque. En effet, le commandant m’a expliqué que, pour lui, l’important était d’éviter me mettre en péril ses hommes dans des affrontements directs avec l’ennemi et qu’il préférait utiliser le matériel lourd, certes coûteux financièrement, que ses hommes dans de telles opérations militaires, ce qui explique les tirs de canons de chars sur les maisons ou les bombardements aériens sur les églises ou les campagnes. Il m’a rappelé que les Français, engagés contre les Viet Minhs dans la guerre d’Indochine, s’étaient bêtement usés à courir après l’ennemi dans les campagnes et que ces poursuites ou ces raids furent particulièrement meurtriers pour eux. Bien sûr, ils avaient eu le souci légitime de ne pas mêler les populations aux combats, mais cette stratégie avait coûté la vie à bien des soldats. Pour les Américains, pas question de commettre les mêmes erreurs et les autorités militaires préféraient sacrifier les civils, pour mieux préserver la vie des soldats. Dans ces conditions, je ne m’étonnais plus des événements dont j’avais été témoin à Banméthuot.

 

Cette nuit là, j’ai dormi normalement sans les gémissements d’amour des Berthier, ni la tentation de l’imiter, en oubliant les lointains tirs et de coups de feu des opérations nocturnes.

 

Après une courte nuit de sommeil, le matin, un militaire est venu me réveiller pour je j’aille prendre le petit déjeuner avec le commandant de l’état-major des marines américains, contrôlant les attaques viets de Dalat. Le commandant me considérait comme un hôte de marque, étant enseignant au lycée Yersin. J’en profitais pour m’ouvrir à lui et lui compter mes déboires à Banméthuot et à Dalat, en soulignant que les militaires américains m’avaient offert un vol Banméthuot-Nhatrang, puis Nhatrang-Dalat et que la perte de mes papiers m’obligeait à devoir gagner Saigon, alors qu'il n'y avait plus dans le pays des vols civils. J’aurais bien voulu lui demander, ce qui s’était passé à Pasteur, mais je n’ai pas voulu attirer son attention sur ma villa et celle des Thion.

 

Pas de problème me dit–il, je vais vous faire une lettre de recommandation et vous trouver un vol sur Nhatrang, car nous n’en avons pas sur Saigon directement, mais de la base de Nhatrang vous pourrez gagner Saigon. Je le remerciais en pensant à mon précédant vol Nhatrang-Dalat en fraude et en imaginant que sans doute il me faudrait rééditer la même escapade pour atteindre Saigon. Bon je verrais bien et de toute façon je n’avais pas d’autre choix.

 

Vers neuf heures une jeep est venue me convoyez vers l’aérodrome militaire de Cam Ly. Le trajet de quelques kilomètres fut rapidement effectué. Et là surprise ! Le petit avion était le même que celui sur lequel j’étais venu à Dalat en passager clandestin et pire encore le pilote et le co-pilote étaient les mêmes aussi. Bigre, ils allaient me reconnaître et me faire arrêter comme usurpateur. Je n’en menais pas large à ce moment là. Je maudissais cette malchance de me retrouver devant le même avion que celui emprunté pour ma venue à Dalat et le plus incroyable encore devant les mêmes pilotes.

 

Les militaires m’ont présenté aux pilotes, qui par radio avaient reçu l’ordre du commandant de Dalat de venir me chercher. J’ai tout de suite vu sur leur visage et dans leurs yeux que j’observais avec grande minutie, qu’ils ne me reconnaissaient pas, car ils transportaient trop de personnes pour garder le souvenir de tous et puis, je ne m’appelais pas Grison !

 

Ouf !! Ils prirent les instructions écrites du commandant et me firent monter dans l’avion, qui sur cet aérodrome n'eut aucun retard de décollage pour quitter Dalat, afin de gagner à nouveau Nhatrang.

 

Je fus le seul passager de l’avion. Mais très vite, je me suis demandé si le co-pilote par radio n’avait pas discrètement prévenu la base pour que les policiers militaires viennent à l’atterrissage m’interpeller, car ils auraient très bien pu faire semblant de ne pas me reconnaître, afin de me faire arrêter plus facilement sur la base de Nha Trang. J’avoue que j’ai flippé pendant tout le vol, au point d’en ressentir l’envie de vomir mon petit déjeuner à l’atterrissage.

 

Quand ce dernier a eu lieu, j’ai regardé par le hublot  pour voir s’il y avait des policiers militaires, les fameux MP, facilement reconnaissables avec leurs casques.

 

Non, en apparence rien et quand les pilotes m’ont invité à descendre, je leur ai serré la main, toujours inquiet, en les remerciant. Puis je me suis immédiatement dirigé, non pas vers les services de transport comme le commandant je l’avais conseillé, mais vers la sortie de la base au plus vite, en me retournant presque à chaque pas, croyant voir arriver une jeep de la police militaire.