Post date: Oct 08, 2015 7:2:36 PM
En sixième, je fus mis, avec mon frère, au lycée Yersin, à Dalat, une station d'altitude à plus de mille kilomètres de Hanoi. Nous allions y rester quatre ans, jusqu'à notre départ vers la France pour y passer le Bac.
Dans le Viêtnam de l'époque coloniale, les rues et les écoles portaient le nom de ceux qui l'avaient humilié. Le lycée Yersin était une exception. Alexandre Yersin (1863-1943), disciple de Pasteur, avait isolé le bacille de la peste, mis au point le vaccin contre cette terrible maladie, découvert le site de Dalat, fondé les instituts Pasteur d'Indochine. Le Viêtnam d'aujourd'hui lui bâtit encore des temples, à la manière de ceux qui honorent nos héros nationaux.
Les premiers temps de notre arrivée au lycée, mon frère et moi fûmes agressés par une bande qui était constituée depuis quelques années déjà. Leur agression n'avait aucun caractère raciste. Pourquoi s'en sont-ils pris spécialement à nous, je ne me rappelle plus. Peut-être parce que nous avions voulu jouer avec eux.
La bande était dirigée par un garçon de treize ou quatorze ans. Il avait des cheveux jaune paille, avec une mèche rebelle, et un visage plutôt beau, mais déjà dur à cet âge. Ses yeux étaient bleu clair comme ceux d'Alice, mais n'en avaient pas la douceur. C'était leur dureté qui donnait sa dureté au reste du visage. Le lycée était construit au sommet d'une colline. Tout autour, il y avait de grands espaces boisés où il était en principe interdit d'aller, mais qu'aucune ligne de démarcation précise ne séparait des aires de récréation autorisées, en sorte qu'on pouvait circuler partout dans l'enceinte du lycée qui était vaste.
La bande nous somma de nous rendre dans un bosquet éloigné des zones de jeux ordinaires. Par bravade nous y allâmes, et à cinq ou six, ils nous tombèrent dessus. À la fin, nous fûmes contraints de sauter dans une profonde tranchée. C'était une de ces tranchées creusées pendant la guerre pour servir d'abri contre les bombardements aériens. La bande nous y laissa, non sans nous avoir couverts de quolibets. Nous sortîmes de là bien résolus à prendre notre revanche. La bande avait une faiblesse : leur chef redoublait sa classe alors que tous les autres étaient en sixième avec nous. Nous prîmes chacun d'eux à part, pour lui susurrer que, tout de même, pour un garçon intelligent comme lui c'était dommage de se laisser diriger par un pareil cancre. Dans un milieu où la culture vietnamienne ambiante pénétrait malgré tout, cet argument avait du poids. Très vite, la bande se dispersa et nous eûmes la paix.
Nous étions les rares Vietnamiens à jouer avec les Français. Les deux communautés se côtoyaient assez amicalement, mais ne se mélangeaient pas. Pour ma part, j'étais le plus souvent avec les camarades français pour les jeux de tous les jours, et avec des Vietnamiens pour les excursions du dimanche et surtout pour les périodes des longs congés, le nouvel an vietnamien, Noël et Pâques où nous ne rentrions pas dans nos familles.
Je me rappelle, en quatrième, une bagarre avec un petit Français. Nous soupirions en secret pour les yeux d'une même belle. Elle avait des yeux où se concentrait tout l'azur du monde. Sans que la véritable cause du conflit fût jamais avouée, la guerre éclata sur un futile prétexte. Un Vietnamien pouvait alors être assez bien accepté parmi les Français pour que l'incident ne dressât pas les deux communautés l'une contre l'autre. Par rapport au climat qui pouvait régner à Hanoi quelques années auparavant, c'était un grand changement. Un soir, après le réfectoire, Français et Vietnamiens firent cercle autour des deux combattants, pour compter fraternellement les points.
*
* *
Les relations avec les adultes, en dehors de l'univers clos du lycée sont plus difficiles à raconter. Un jour dans une boutique chinoise pleine à ne pas savoir où mettre les pieds, j'ai bousculé un vieux colon par mégarde. Comme je lui demandai pardon (" Oh ! je vous demande pardon ! "), il me cria : " Bas les pattes ! " Comme à un chien. Il y a eu pire. L'horreur est vivante sous chaque ligne de ce récit d'une passion.
Il y avait aussi la guerre dont les échos nous parvenaient très assourdis. Les appels de De Lattre ("Venez avec nous, ou rejoignez les gens d'en face !"), accueillis avec scepticisme par les "grands", ceux qui, après leur bac, allaient être directement concernés par l'appel sous les drapeaux. Les exploits guerriers de mon cousin Nghiêm Xuân Toàn que Paris Match étalait dans ses pages. Il était dans l'armée française : c'était son choix, qu'on peut contester comme beaucoup de nos choix de l'époque ; mais, engagé volontaire de la Seconde Guerre mondiale à un moment où même l'empereur Duy Tân (en déportation à La Réunion), que nous vénérons, était avec la France, avait-il après la Guerre vraiment choisi autre chose que la guerre qu'il aimait ?
Un événement d'une extrême gravité vint, l'espace d'un instant, nous rappeler que la guerre était toute proche. Un jour, un soldat français fut retrouvé assassiné. On ne saura jamais s'il s'agissait d'un crime crapuleux ou d'un attentat terroriste. Dalat était en effet tout à fait en dehors de la guerre. Il nous arrivait de nous enfoncer à une demi-journée de marche dans la forêt pour nos pique-niques ; personne ne nous mettait en garde : il n'y avait aucun danger. La réaction des autorités fut brutale et inconsidérée : toutes les personnes trouvées dans la rue sans papier d'identité furent arrêtées et dix choisies au hasard furent passées par les armes.
Tous les élèves vietnamiens du lycée se mirent en grève. Nous allâmes sur un grand espace gazonné qui servait de terrain de foot pour les jeux ordinaires et restâmes là toute la journée sans boire ni manger. Tout se passait dans le calme. Des "grands" étaient passés dans les études nous mettre au courant, et nous dire qu'il fallait nous mettre en grève. Il n'y eut aucun discours, aucune agitation. Seulement un soudain sentiment de fraternité parmi nous.
Les nouvelles qui venaient de l'extérieur étaient cependant alarmantes : la police se préparait à venir arrêter les éléments Viêt-minh infiltrés parmi nous. Un vent de panique souffla parmi les chefs de la rébellion. Plus encore que le lycée de Hanoi, celui de Dalat recevait les enfants des familles dites privilégiées. Rien n'avait préparé les promoteurs de la grève à l'action révolutionnaire. Ils avaient agi sur un élan du cœur, sans se préoccuper de ce qui pouvait s'ensuivre. Ils finirent par avoir l'idée de se choisir pour chef un cousin de l'empereur Bao Dai, un élève de philo qui accepta en tremblant (Turenne tremblait bien sous le feu ennemi). Convoqué à la police, il eut à subir une forte remontrance, mais ne fut pas arrêté.
*
* *
Les adultes qui vivaient dans l'univers du lycée n'étaient pas ceux du monde extérieur.
Notre médecin était un vieux monsieur aux cheveux tout blancs, qui parlait le vietnamien, chose rarissime parmi les colons. Il le lisait même, et inculquait le respect des Vietnamiens à son personnel infirmier.
Nous avions aussi des surveillants d'internat. Étudiants, tous français, ils s'adaptaient tant bien que mal à leur condition. Il y avait un malheureux qui me collait une privation de sortie chaque fois qu'il prenait son service. Son comportement sauvage à mon égard était celui d'une bête aux abois. Je le torturais, je crois, tout en pensant être la victime. Vous savez, cet âge est sans pitié. Nos relations étaient devenues une telle fable qu'il me suffisait de lancer n'importe quelle plaisanterie insipide pour provoquer l'hilarité dans les rangs qui devaient être silencieux pour se rendre en classe. Et la punition tombait aussitôt. Mes camarades finissaient par annoncer ma punition en chœur avant que le malheureux pût réagir, ce qui n'arrangeait guère mes affaires.
Par chance les relations avec les professeurs ont toujours été au beau fixe. Mais elles n'ont pas été sans gentille malice de part et d'autre.
Nous avions un professeur de sciences naturelles que nous aimions bien. J'aimais à peu près tous mes professeurs du lycée Yersin, mais celui-ci était aimé aussi des autres élèves. Monsieur Journan (ce n'est pas son vrai nom) nous faisait volontiers la morale, à sa manière qui était jeune et sans prêchi-prêcha. J'avais un camarade français avec qui j'allais souvent dans les bois qui entouraient le lycée. Appelons-le Olivier. C'était un garçon qui avait un goût assez modéré pour les études ; mais aux huit cents mètres, il nous mettait facilement la moitié d'une piste dans la vue. Je lui communiquais mon amour des insectes. Nos bois en étaient bruissants de vie. Il y avait en grande quantité des phasmes, ces insectes que nous appelions des bâtonnets, qui mimaient les brindilles des pins où ils vivaient.
Un jour, nous avons pris un beau spécimen de plus de trente centimètres et l'avons rapporté à notre professeur qui en eut une grande joie. Nous fûmes aussitôt gratifiés chacun d'un dix-huit. Voyant cela, nos camarades se mirent à la recherche des insectes et en rapportèrent une riche moisson. Ils reçurent des paroles de remerciement, mais aucune note ne vint récompenser leurs efforts. Certains s'en étonnèrent. Monsieur Journan, qui attendait cette récrimination, leur dit que mon camarade et moi avions été récompensés de notre amour spontané de la science, mais que ceux qui travaillaient pour la bonne note n'avaient droit à rien.
Un autre jour, pendant son cours, je me mis à taquiner Olivier en m'en prenant à ses affaires. Mon camarade réagit maladroitement et fit un grand bruit. Monsieur Journan qui était en train d'écrire au tableau se retourna, en colère :
- Qui a fait ça ?
Olivier se dénonça.
- Vous aurez quatre heures de colle.
Furieux de voir l'air d'innocence offensée qu'afficha mon camarade (dans cette fraction de seconde aucune idée d'honnêteté ou de justice ne traversa mon esprit), je levai le doigt et dis :
- C'est moi qui l'ai provoqué.
Le visage de Monsieur Journan s'éclaira d'un large sourire :
- C'est très bien ça, et il se reprit aussitôt, je ne vous félicite pas pour votre chahut, mais c'est très bien de savoir prendre ses responsabilités. Vous êtes graciés tous les deux.
Un jeune professeur tout frais débarqué de France nous étonna beaucoup, du moins les Vietnamiens, en jouant dans une équipe de football. Dans nos esprits que l'école française n'arrivait pas tout à fait à débarrasser des préjugés confucéens, cela correspondait peu à la dignité que nous attachions à la fonction de professeur.
Mais ce dont quelques-uns d'entre nous eurent le plus à souffrir de son fait ce fut une innovation qu'il introduisit et qui fut bientôt imitée par tous les autres professeurs : il rendait les compositions en commençant par les derniers. Ceux-ci, en général, prenaient les choses avec philosophie. Les mieux classés, surtout ceux qui étaient susceptibles d'arriver en tête, attendaient par contre les résultats dans l'angoisse. Le reste de la classe, sans être aussi tendu, suivait avec intérêt pour savoir qui serait le vainqueur. Le suspense était savamment aménagé. Ces psychodrames qui se renouvelaient chaque trimestre devaient faire partie du plaisir d'être prof.
Dans le premier cycle, nous avions surtout de jeunes professeurs. Beaucoup avaient des idées très en avance sur leur temps.
En troisième (c'était en 1951), un professeur de français nous faisait écouter des pièces classiques enregistrées par la Comédie-Française. Nous allions au foyer des élèves, le seul endroit où il y eût un phonographe, et assis en cercle, sans protocole aucun, nous écoutions Corneille et Racine, dits par de grands comédiens. Pour nous qui avions l'habitude d'ânonner nos récitations, c'était une révolution.
Ô rage !... Un long silence... Ô désespoir !... La voix se traînait, brisée. À la pause j'ai glissé sottement, et sans rire, à mon voisin que l'acteur avait profité des vers de Corneille pour exprimer ses propres sentiments. Malheureusement le professeur n'a pas entendu ma remarque. Sa réaction, à coup sûr amusante et riche, eût été quelque chose que je me serais encore rappelé.
Il y avait aussi des professeurs dont on était amoureux, comme cela doit sans doute exister dans tous les lycées de France. En sixième, un cours était assuré par une toute jeune fille brune aux yeux pervenche. Quand elle se maria et nous quitta à Pâques, toutes les classes, de la sixième à la seconde, furent plongées dans le désespoir.
Une année, pour l'une de nos classes on nous a donné une vraie démente, mais sans mentir, démente à se demander pourquoi elle était seulement laissée en liberté. À part ce cas pathologique, aucun de nos professeurs n'était vraiment impopulaire. Ils se médisaient bien entre eux, mais pendant ces quatre années, je n'ai pas entendu une seule parole de moquerie de la part d'un élève.
*
* *
Jamais personne ne nous a parlé de l'œuvre civilisatrice de la France. Nos maîtres nous aimaient trop pour ne pas savoir que cela nous aurait humiliés. Et puis cela ne devait pas correspondre au fond de leur pensée. Ils nous ont donné leur savoir avec dévouement et parfois avec passion. En accomplissant sans fanfare leur tâche, ils nous ont fait aimer la France idéaliste et généreuse des instituteurs et des profs, qui était auprès de nous pour représenter la France tout entire.
Un Yersinien d'une certaine e'poque.....