La Reprise des Cours

La reprise des cours

 

 

De la place Hoa Binh la première chose à faire fut d'aller chercher le vélo qui m'avait été prêté par une famille chino-vietnamienne lors de mon dernier séjour à Dalat, mais cette famille était partie à Saigon, ce qui signifiait qu'il allait falloir que je me débrouille avec mes jambes pour tous mes déplacements.

 

Je me suis rendu à pied au lycée où j'ai rencontré l'incontournable  M. Dupont pour avoir un logement. En raison du manque de villas, beaucoup ayant été détruites ou sérieusement endommagées, il m'a proposé une habitation à partager avec d'autres enseignants célibataires, car la grande vie de ministre des coopérants semblait avoir pris fin avec les dommages de l'attaque du têt. Je serais bien allé à la villa rose, ou ailleurs, mais mon problème était que sans argent, ni papiers, ni documents de cours, je ne pouvais pas partager un logement collectif et devoir aux autres une assistance dont la nourriture, aussi je désirais rester discret sur ma pénible situation matérielle et financière.

 

- J'ai bien une chambre d'instituteur au petit lycée pour une personne seule, mais ce n'est pas digne de votre rang.

 

- Ok cela me convient. En ces temps difficiles, le rang social n’a que peu d’importance. Et puis, ne suis-je pas un enseignant-coolie qui n’a qu’un vélo pour se déplacer ?

 

- Bon si vous acceptez allons-y, mais je n'osais pas vous le proposer. On peut s'y rendre tout de suite, si vous le voulez.

 

En fait, cela m'arrangeait, car j'ai eu un transport en voiture avec lui pour gagner ce nouveau logement. Finalement, cette solution du petit lycée convenait parfaitement, car d'une part j'étais le seul prof y résidant donc à l'écart des autres, parfaitement isolé, et d'autre part, il y avait beaucoup de possibilités d'être transporté entre les deux établissements pour pouvoir me rendre au grand lycée et en revenir.

 

Sur le chemin, je rappelais à M. Dupont d’éviter d’écraser les chiens ou les chats avec sa traction Citroën, comme il l’avait fait à mon arrivée pour me conduire à la villa rose en disant « Cela fera de la bonne viande pour les Tonkinois ». Je n’avais pas du tout apprécié sa désinvolture envers un animal et j’avais répondu que je ne pensais pas que la civilisation des Indes était encore aussi fruste au point d'écrabouiller sur la route les animaux domestiques pour le plaisir. Résultat, entre lui et moi, ce n’était pas une relation idyllique, malgré le côté rondouillard du bonhomme qui trompait son monde.

 

La chambre qui m'a été confié était celle de Melle Kim Loan affectée à Saigon donc libre. Elle était des plus sobrement équipées. Un petit lit, pas de quoi y faire des folies érotiques, une table de travail devant la fenêtre, une chaise, une armoire, un meuble bas de rangement et un lavabo, mais j'avais autour de moi dans le petit lycée d'autres instits, infirmières et au rez-de-chaussée la famille Dupont, en cas de nécessité absolue.

 

Je me souviens avoir rencontré en ville un des chauffeurs, M. Raymond Pica, desservant les plantations du Lam Dong et qui avant de partir sur Saigon allait devoir rester quelques temps à Dalat. Ce chauffeur m'avait l'an dernier plusieurs fois ramené de Djiring à Dalat tôt les lundis matins. Il devait prendre les affaires de Melle Kim Loan pour les lui remettre à Saigon et comme je désirais avoir des nouvelles des planteurs, je l'ai invité à dîner, sans me rendre compte que je n'avais déjà pas grand-chose à offrir sur le plan gastronomique.

 

Ce soir-là, nous avons "bouffé" (c'est le mot qui convient) et non mangé, des boites de conserves américaines et le camionneur, habitué à être mieux reçu chez les planteurs ou les profs dont il assurait les déménagements, me fit ironiquement remarquer que mon standing de vie laissait à désirer. Je lui ai dit que les coopérants militaires n'avaient pas les mêmes possibilités de standing de vie que les profs coopérants qui vivaient au Vietnam et la bonne preuve était qu'on ne m'avait pas attribué une villa, mais une modeste chambrée d'instituteur. Il en fut étonné, mais il fallait bien sauver la face. Je crois me souvenir que je n’avais ni pain, ni vin, ni fruit, ni entrées, juste de l’eau bouillie de chez un voisin de pallier pour faire du thé et deux boites de cornbeef trouvées au marché aux voleurs sur la place Hoa Binh. Bref, il a eu une vision décadente de la condition de vie des coopérants au Vietnam. Les temps changeaient et la splendeur du passé semblait révolue.

 

Côté repas, je n’avais pas de possibilités pour inviter des gens ; par contre, je ne refusais jamais une invitation. Mais en cette fin d’année scolaire si particulière, il y en eu peu. Je ne me souviens seulement celle d’un surveillant tonkinois qui m’a invité à déjeuner pour manger du chien, et aussi l'invitation de M.Prom, prof d’anglais, à qui j’avais demandé de prendre une photo de sa ravissante petite fille que j’avais comme élève en cinquième.

 

Pour la reprise des cours, l’administration du lycée m’a remis un nouvel emploi du temps. Avec 23 heures de cours par semaine, au lieu des 18 légalement dues, on me confiait trois cinquièmes, trois quatrièmes et trois secondes. Cet éventail restreint de classes du premier et second cycle était bénéfique pour les préparations de cours. Néanmoins par rapport au début de l’année scolaire, je perdais les classes de troisièmes et premières pour prendre toutes les cinquièmes. Je n’avais jamais enseigné dans les cinquièmes et donc jamais préparé des cours d’histoire et de géographie pour ces classes du premier cycle. Je perdais ainsi la 3 BM1 et les meilleures élèves de ce lycée que j'avais eu l'an dernier en quatrième, mais je conservais My Dung en seconde, cette dernière ayant la particularité à chaque fin de cours de remercier le prof en quittant la salle. J’étais triste aussi de perdre ainsi mes ex-élèves de la 4ème BM1 de l’an passé que j’avais en troisième car cette classe fut la meilleure de toute ma carrière avec une brochette d’élèves très brillantes, où se trouvait une des filles du censeur Sandjivi, deux  métisses du nom de Gisèle Romain et Gilberte Rivière et aussi la plus excellente de toutes une certaine Nguyen Thi Tu Thuy sans parler de d’autres, qui dans d'autres classes auraient été les meilleures. La perte de cette classe que j’aimais particulièrement, pour avoir en contre partie toutes les cinquièmes, ne m’arrangerait guère.

 

Nous n’avions que deux mois de cours en avril et en mai à faire pour finir l’année scolaire, avec la période des examens comprise et comme je n’avais ni troisième, ni première, ni terminale, j’échappais aux examens de fin d’année à Dalat, ce qui m’a permis de rejoindre Saigon dès la fin mai. La répartition des horaires de cours était bonne. Je n’avais pas de trous dans cet emploi du temps, où il faut gagner la salle des profs et attendre l’heure suivante, ce qui n’est pratique que pour remplir les livrets scolaires, mais qui est une perte de temps, sorte d'heures supplémentaires à faire au lycée non rémunérées, comme je l’avais connu la première année.

 

Le seul avantage d’avoir des cinquièmes fut de retrouver mes deux élèves chinois pour des cours privés d’anglais qui m’ont permis d’acheter un peu de nourriture au marché aux voleurs pour pouvoir prendre un repas par jour celui du dîner sans petit déjeuner et souvent faute de temps le midi, devoir sauter le déjeuner, ne pouvant faire un aller-retour à pied jusqu'au petit lycée.

 

Ainsi j’étais libre le lundi matin, les mardi et jeudi après-midi et je ne reprenais les cours le mercredi qu’à 10 heures, en fait peu pratique pour trouver une voiture du petit lycée et qui m’obligeait à faire du stop. Je n’avais qu’une journée continue celle du vendredi, mais un samedi libre. Les lundi mercredi et vendredi soirs je quittais le lycée à 17 heures les cours commençant le matin à 8 heures.

 

Pour les quatrièmes et les secondes, j’ai pu demander aux élèves de me procurer un exemplaire de leurs cahiers de cours de l’an dernier, afin de ne pas avoir de préparation de cours à faire en histoire comme en géographie, mais pour les cinquièmes tout était à faire et la bibliothèque n’avait pas de documentation récente pour effectuer des cours selon les programmes. En géographie il s'agissait de l’étude des cinq continents et des principaux pays excluant l’Europe et la France domaines des quatrième et troisième et en histoire le Moyen-Âge dans le monde. Heureusement qu'en fac nous avions eu des TP sur ces questions de cours et que j'en conservais la mémoire pour établir mes exposés pour les classes de cinquième qui ne demandent pas non plus trop d'informations à fournir.

 

Comme nous n’avions que deux mois, j’ai axé les cours de cinquième sur la découverte du continent asiatique excluant le Moyen Orient pour m’en tenir à la Chine, au Japon et les Etats de l’Asie du sud-est. Mais dans ce domaine mes connaissances dataient de ma terminale et je dois reconnaître que mes cours furent des plus sommaires sous prétexte d’aller vite et de couvrir tout le programme. Lors d'une interrogation écrite en histoire auprès de mes cinquièmes j'ai posé la question de savoir quel chef gaulois avait résisté à l'empereur Jules César de sa conquête de la Gaule et de nombreux élèves ont répondu Astérix.

 

Dans la quête de documents réclamée auprès des élèves l'un d'en eux, en classe de seconde, m’a apporté le cahier de cours de son frère en économie et j’ai trouvé ce cours très intéressant pour ma formation dans cette matière que j’ignorais complètement.

 

Comme en début d'année scolaire pour établir mon cahier de notes des élèves en interrogations écrites et compositions, j'ai à nouveau réclamé des photos d'identité et si les élèves de cinquième ont bien répondu à ma demande, les élèves des autres classes déjà antérieurement sollicitées ont rechigné, ne comprenant pas que j'avais perdu mes cahiers du début d'année dans le sinistre de la conciergerie. Par la suite ces cahiers à Paris se sont révélés très utiles pour reconnaître mes anciens élèves de Yersin, quand ils ont repris contact avec moi. 

 

La joie ultime de ces dernières semaines de cours a été de conserver les classe de quatrième et de  seconde A, où j'ai retrouvé mes trois favorites, les trois grâces, que je trouvais des plus ravissante, mais qui étaient des élèves très moyennes en ce qui concernait leurs résultats scolaires. Dès que j'ai eu mon emploi du temps j'espérais les revoir notamment celle de la classe de seconde A, redoutant qu'elle soit partie pour Saigon comme certaines élèves pour des raisons de sécurité. En cours d’année scolaire avant le têt avec le vélo, il m'était arrivé de la croiser à la sortie du lycée, alors qu'elle n'avait pas encore trouvé un lambretta et qu'elle marchait à pied dans l'attente sans doute de pouvoir prendre place dans l'un d'en eux et de l'avoir interpellée pour m'entretenir avec elle ; mais après cette reprise des cours cela ne s’est jamais reproduit.

 

Comme le lycée avait été investi par les Viets et repris par les forces du gouvernement, on voyait des impacts de balles partout sur les murs extérieurs des bâtiments, mais également dans les classes, ce qui témoignait que la chasse aux Viets s’était produite partout. Il y avait notamment dans les classes des impacts sur les tableaux noirs, ce qui ne facilitait pas l’écriture à la craie au travers des impacts de balles.

 

Dès la rentrée, je notais une chose bizarre : c’est que l’ambiance n’était plus la même. Au début de la reprise des cours les élèves semblaient dans l’ensemble plus apathiques, comme traumatisés par les événements et surtout les petits bout-choux de cinquième qui semblaient avoir très peur de moi. Au début, j’ai mis cela sur le compte des bombardements et des familles qui pouvaient avoir subi des dommages matériels.

 

Mais pour les élèves de cinquièmes, qui ne me connaissaient pas, leur crainte allait jusqu’à raser les murs à mon approche. Je trouvais cela bizarre et quelque peu excessif sans parvenir à comprendre ce phénomène quelque peu insolite, car je n’avais pas une réputation de prof sévère, imposant la terreur dans ses classes pour raison de discipline, n'ayant au cours de ces deux années d'enseignement jamais collé le moindre élève. En outre, ces classes de cinquième étaient silencieuses et calmes, alors que je m’attendais à les voir plus agitées, en raison de leur âge comme mes camarades l’avaient été en mon temps.

 

Un soir alors que les élèves avaient quitté la salle de classe et que je finissais d’effacer le tableau, un garçon est revenu sur ses pas pour rester devant moi le nez dans ses souliers. Je lui demandais ce qu’il voulait, mais visiblement il ne savait pas comment s’y prendre. Il a même voulu repartir sans rien dire, mais je l’en ai empêché et il a fini par me poser la question qui lui brûlait la langue.

 

- Pourquoi êtes vous si méchant ?

 

Je ne m’attendais pas à une telle question de sa part.

 

- Méchant comment cela ? Je ne vous tire pas les oreilles, je ne donne jamais de colles, ni des coups de règles sur les doigts.

 

- Non ce n’est pas cela ! 

 

- C’est quoi alors ?

 

- On dit que vous êtes l’indicateur de l’attaque de Dalat et que vous êtes la cause de nos malheurs.

 

Je l’ai rassuré de mon mieux, mais il n'est reparti visiblement pas convaincu.

 

Aussi  dans les classes de cinquième et toutes les autres classes j’ai expliqué que je ne pouvais pas être un « indicateur » ne connaissant même pas le nom des rues de la ville et que si tel était le cas je serais déjà en prison. Par la suite l’atmosphère s’est détendue et tout est redevenu normal.