Retour à Dalat

Soupconné par la CIA

 

 

Mon dernier séjour à Dalat s'est déroulé en avril et mai 1968, après une longue interruption des cours en raison des événements du têt 68. Grâce à des cours privés donnés à Saigon en mars, j'ai pu me payer un billet d'avion pour rejoindre mon poste au lycée Yersin. En principe, le car d'Air Vietnam de l'aéroport déposait les passagers au pied de la place Hoa Binh et je prévoyais de me rendre directement à pied au lycée.

 

Le consulat avait reçu des instructions du Ministère des Affaires Étrangères pour que seuls les enseignants célibataires soient affectés à Dalat pour finir l'année scolaire 67/68, excluant les femmes et les enfants. C'est ainsi que mon ami Berthier est revenu seul à Dalat, alors que sa femme et ses enfants se sont retrouvés au Cambodge à Pnom Penh, chez son ami Boulbey, ancien directeur de la plantation de la Dargna . 

 

Mais le consulat s'est bien gardé de me dire que la sécurité sud-vietnamienne et la CIA américaine me recherchaient pour être interrogé sur le fait que la villa des Thion et ma petite conciergerie, située à proximité de la caserne militaire du quartier Pasteur, avait servi pour les Viets de PC de commandement pour leur attaque de la ville. Cela je l'ignorais ne l'ayant appris que plus tard. En fait, me sachant à Banméthuot et les Thion à Saigon, les Viets avaient investi les deux habitations, pour y installer leur quartier général de commandement de l'attaque dans la nuit du têt. Il avait du virer ma tiba et le personnel domestiques des Thion, dont je n'ai jamais su ce qu'ils sont devenus et par la suite les forces sud-vietnamiennes ont repris lors d'un assaut les deux demeures. Quatorze Vietcongs ont trouvé la mort dans la seule petite conciergerie que j'occupais.

 

De ces événements, la sécurité vietnamienne et la CIA avaient conclu que j'étais un sympathisant VC et qu'en relation avec eux, j'avais favorisé l'attaque de Dalat, en acceptant l'occupation de ces deux maisons. Tout cela les responsables du Consulat de France à Saigon le savait, puisque les autorités du pays avaient lancé un avis de recherche sur ma personne. Cela explique aussi la raison de leur insistance pour vouloir me rapatrier en France, afin d'éviter à devoir démêler une affaire diplomatique gênante à propos de mes agissements.

 

Ils auraient pu au moins m'informer de ce grave problème et m'inviter à choisir entre le rapatriement, le retour à Dalat, ou une affectation à Saigon, mais au lieu de jouer cartes sur table, ils m'ont laissé repartir à Dalat et m'exposer aux suspicions de la CIA, avec laquelle il a fallu que je me débrouille seul. J'en ai toujours voulu par la suite au corps diplomatique français, dont je n'ai pas apprécié la politique à l'égard de ses ressortissants. Je n'ai pas voulu être rapatrié, car cela aurait été administrativement considéré comme un abandon de poste. J'avais déjà effectué mes 16 mois de service national et je ne devais plus rien envers l'armée française, mais sur le plan de ma mission éducative auprès du Ministère de l’Éducation Nationale, j'avais deux années d'enseignement à remplir et ce temps d’affectation n’était pas terminé. En acceptant un rapatriement en France, sans terminer mes obligations d'enseignement, mon contrat n'aurait pas été pleinement respecté de ma part et si par la suite je devais embraser une carrière de prof, un tel abandon de poste n'aurait pas manqué de faire tache dans mon dossier. Par ailleurs, je me savais apprécié par les élèves du lycée Yersin et je tenais à finir ma coopération avec eux, même si je ne savais pas trop comment m'y prendre, ayant tout perdu dans le sinistre de la conciergerie, n'ayant plus mes cours, ni le moindre document pour les refaire.

 

Si j'avais pu échapper aux recherches menées activement par la CIA depuis les événements du têt 68, c'est en raison de mes transports militaires, où les autorités n'ont jamais imaginés que je puisse les utiliser comme moyen de déplacement entre les villes du pays, car ces moyens sont exclusivement réservés aux soldats ou conseillers américains. Parvenant à me faire transporter par ce moyen insolite, alors que j’aurais du utiliser les transports aériens civils ou les transports routiers, il n'a pas été possible de suivre ma trace dans mes trajets entre Banméthuot, Nha Trang, Dalat et Saigon. Par contre, pour regagner Dalat, en utilisant un transport civil d'Air Vietnam, il a été facile de me faire repérer et dès mon arrivé à l'aéroport civil de Dalat, j'ai été surpris d'être interpellé et conduit dans les locaux de la CIA, pour y être interrogé sur les événements survenus dans mon habitation au quartier Pasteur.

 

J'ai été menotté comme un délinquant, embarqué dans un véhicule de la police militaire américaine et à l'approche de la ville de Dalat, mes yeux ont été bandés, pour que je ne repère pas la localisation de leur bâtiment et leurs bureaux.

 

Je croyais être arrêté pour rendre compte de mes voyages clandestins en avions militaires et avoir pris illicitement la place de M. Grison un conseiller militaire. Je redoutais un jugement en cour martiale et je ne sais pas trop quelle peine pouvait m'être infligée, mais en temps de guerre, ce genre d'usurpation d'identité n’est pas de la rigolade, car si on est reconnu comme espion, c’est l’exécution pure et simple.

 

En fait, je me trompais complètement. Ils ne savaient rien de mes voyages clandestins et je fus abasourdi lors de mon interrogatoire d’être considéré comme l’indicateur de l’attaque de Dalat, responsable de leur incursion armée, en facilitant leur action dans cette ville.

 

Dans les locaux de la CIA s'est alors déroulé un sérieux bras de fer entre d’un côté, les agents américains convaincus de ma sensibilité communiste, sympathisant VC, dévoué à leur cause et de ma traîtrise envers leur cause anticommuniste et de l’autre ma personne, simple coopérant, innocent de toutes ces suspicions et accusations qu'ils proféraient sur mon compte.

 

Pour les agents de la CIA j'étais l'indicateur ayant fourni aux Viets, par mes fréquents contacts avec eux sur les plantations, non seulement les renseignements utiles aux forces VC, afin qu’ils puissent organiser leur raid sur la ville, mais surtout celui qui avait prêté sa villa pour qu’ils y installent, tout près de la caserne militaire sud-vietnamienne, leur quartier général de commandement, en leur laissant l’accès et le champ libre, afin qu’ils puissent en mon absence en prendre discrètement possession. Bref j’étais en grande partie responsable de cette l'attaque pour l’avoir favorisée et pour avoir facilité les choses, en combinant mon départ sur Banméthuot avec leur plan d'attaque, permettant ainsi à l’état major VC d’être aux premières loges pour prendre la ville. S'ils parvenaient à me confondre pour une telle traîtrise, je serai jugé et exécuté. De mon côté, je soutenais qu’il s’agissait là d’une pure coïncidence, que je ne savais rien de cette attaque et moins encore que ma villa fut le siège du commandement des VC, lors de leur attaque dans la nuit du têt.

 

Mais pour les agents américains, mon comportement au Vietnam depuis deux ans était des plus suspects. En effet, ils ne pouvaient pas imaginer et encore moins comprendre que je puisse aller, tous les week-ends et lors des périodes de congés, exposer systématiquement ma vie sur des lieux non sécurisés et prendre ainsi d'énormes risques uniquement pour faire une étude sur les plantations de thé et de café, cette étude pour eux n'étant qu'une couverture pour des activités secrètes avec les Viets.

 

De mon côté, je soutenais que ma seule raison de mes déplacements dans les zones d'insécurité était ma volonté de poursuivre et de faire progresser mes études universitaires, afin de ne pas perdre de temps du fait que les études étaient longues et qu'il ne fallait pas perdre deux ans obligatoires de coopération à la place du service militaire, sans compenser mon séjour au Vietnam par cette étude géographique, qui allait me faire gagner deux ans d'études supérieures par la présentation d'un DES et d'un doctorat.

 

"Mais pas au risque de votre vie" rétorquaient les agents américains. « Vous nous prenez pour des imbéciles : soit vous êtes un agent du deuxième bureau des renseignements généraux français, soit un journaliste qui cherche à s'infiltrer chez les VC, mais pas un étudiant menant une étude agricole sur des territoires exposés en permanence à la guerre et ses affrontements ». Et ils me citaient tous les incidents militaires que j’avais effectivement vécus lors de ma première année dans le territoire du Lam Dong, où systématiquement les rapports citaient ma présence et mon nom.

 

Ils soutenaient qu'à chaque attaque Viet sur les plantations du Lam Dong ma présence ne pouvait pas être une simple coïncidence et que j'en étais le maître d’œuvre, assurant à chaque fois le succès des opérations viets. Ainsi je découvrais que depuis le début de mes visites sur les plantations, j'étais sous haute surveillance de leur part. Ils avaient remarqué que depuis mon arrivée à Dalat, j'avais peu de contacts avec les autres profs, n'occupant mes loisirs que pour visiter les planteurs et que, curieusement même quand les Viets me choppaient, je n'en sortais miraculeusement. À leurs yeux j'étais un drôle de prisonnier vietcong. Ils ne pouvaient pas croire que je puisse m'en tirer aussi facilement dans des délais très courts, si je n'étais pas à leur service, non comme prisonnier ou otage, mais comme indicateur.

 

Ils avaient en mains le détail de tous mes passages et séjours sur les plantations et c’était hélas vrai que cela coïncidait parfois à des sévères échauffourées militaires. Enfin, ils ajoutaient que les planteurs avaient de contacts suivis avec les VC et que cela expliquait le choix judicieux de mon étude.

 

En plus, il possédait un rapport US de la police des frontières de 1959, qui faisait état de mon arrestation à un poste de douane américano-canadien dans l'Alberta, où il était mentionné que je voulais faire une étude sur les réserves indiennes et que l'on me suspectait déjà d'être communiste. En fait, j'avais été arrêté pour n'avoir pas d'argent en poche suffisant pour vivre un mois aux Stades et les autorités exigeaient pour un séjour d'un mois aux Etats-Unis d'avoir au moins 300 dollars en poche, ce qui m'a obligé à travailler trois semaines pour acquérir cet argent, avant de pouvoir passer la frontière et aller visiter les réserves indiennes du Montana. En 1959 l'Amérique était en plein délire McCarthy de persécution communiste et les Américains voyaient dans les visiteurs étrangers des suspects marxistes.

 

Bref, ce rapport n'arrangeait pas mes affaires et les agents disaient que je risquais gros : où je leur fournissais des renseignements sur l'état des forces vietcongs après l'attaque de février 68 et sur leur organisation ou ils me remettaient aux autorités sud-vietnamiennes comme traite et j'allais croupir dans leurs sinistres prisons.

 

Une fois encore j'étais mal barré, n'ayant rien à donner en renseignements pouvant leur convenir. Devant un tel harcèlement j'aurais pu céder à ces accusations comme beaucoup d'innocents avouent des délits ou crimes qu'ils n'ont pas commis. Mais j'étais sûr de ma bonne foi et depuis que je descendais sur les plantations, je redoutais quelque peu une telle arrestation et finalement ces accusations ne me sont pas tombées sur la tête, étant en fait comme préparé à une telle éventualité, ce qui m'a rendu combatif. Je leur ai fait part de mes aventures à Banméthuot ; mais ils ont rigolé disant que je cherchais à me disculper, qu'ils n'étaient pas dupe et que mon récit comportait des grosses invraisemblances, comme le fait d'avoir été transporté par les autorités militaires américaines. Impossible de les convaincre et je me voyais finir ma mission de coopérant en prison pour un long bail.

 

Cette arrestation et cet interrogatoire se sont déroulés un samedi et je devais reprendre les cours le lundi. Encore une fois, j'allais être porté disparu et, en manquant la reprise des cours, être considéré comme défaitiste sur mon poste d'enseignant. Il fallait trouver une solution pour convaincre ces agents suspicieux de ma bonne foi.

 

Je me suis souvenu qu'il existait un sérum de vérité, qui permettait de soumettre les gens à des tests de révélation et de voir s'ils mentaient et que ces tests étaient utilisés pour vérifier les dires des gens notamment dans les services d'espionnage. Comme j'étais innocent de leurs accusations et ne faisant que dire la vérité, je ne risquais rien à m'y risquer.

 

J'ai demandé aux agents s'ils avaient ce sérum à disposition, s'il était fiable et j'ai proposé de m'y soumettre. Ils sont restés stupéfaits de ma proposition, sachant que sous l'effet de ce sérum, je ne pouvais plus mentir et ne dire que la vérité. On m'a injecté par voie intraveineuse une substance identique à un léger anesthésiant, qui a pour effet de vous placer comme sous hypnose. C'est ainsi que si l'on parle à une personne dans la phase réveil qui suit l'opération ; on peut s'entretenir avec elle, alors qu'elle n'est pas encore réveillée, mais vous entend et répond à vos questions. Suite à une opération, ma propre mère m'a raconté les versions exactes de ma naissance et de sa rencontre avec mon père, car consciente elle racontait une version arrangée pour que la bienséance familiale soit respectée.

 

Mais pour subir ce test, j'ai posé une condition : c'est que mes "révélations" soient enregistrées sur magnéto pour avoir, en cas de mensonge de ma part, une preuve incontestable de mes aveux, qui les amèneraient à me jeter en prison. Ils m'ont fait signer une décharge de responsabilité, où il était précisé que ce test était fait à ma demande et qu'il ne m'avait pas été imposé de force.

 

J'ai donc ce jour-là subi un interrogatoire sous sérum de vérité. Après la piqûre, je me souviens de rien, pas même combien de temps cela a duré. À mon réveil personne. J'étais allongé sur un canapé. Puis on est venu me chercher pour me conduire auprès du chef de service.

 

- Bon je vous informe que vous êtes libre. On va vous reconduire sur la place Hoa Binh. Suite au test vous avez confirmé vos dires et je ne peux rien contre vous.

 

- C'est ce que je me tuais à vous dire, mais personne n'a voulu me croire.

 

- Bon allez rejoindre la voiture et n'en rajoutez pas !

 

Je me suis dirigé vers la porte et au moment de la refermer le chef ajouta :

 

- Monsieur Michaut, au cas où les services de renseignements français n'aurait pas l'intelligence de vous payer à la hauteur de votre mérite, en reconnaissant la qualité de votre silence, sachez que je vous engage tout de suite, car une personne, qui sous l'effet du sérum de vérité, parvient à maintenir une version fausse et mensongère, je dis chapeau, vous êtes très fort.

 

En fait, je n’avais aucun mérite particulier que celui d’avoir dit et maintenu la vérité, mais il continuait à ne pas croire à mon étude sur les plantations. À nouveau, on m'a bandé les yeux, placé dans une voiture et libéré place Hoa Binh.