la petite Le Phu mérite la célébrité


LE PHU

 

 

 

 

      En 1974 lors de notre séjour au Vietnam, mon épouse souhaita se rendre à Vung Tau au cap St Jacques, qui était la plage balnéaire des Saigonnais, où ma belle famille était propriétaire d’une maison très près de la plage.    

        

      Je n'aime pas la mer, ni la plage. Un tel séjour s'annonçait morose, alors que j'aurais préféré être à Dalat. Mais mes belles-sœurs se délectaient de ce séjour, bien qu'aucune ne sache nager, juste patauger les pieds dans les petites vagues et se baigner sur le sable au soleil. Pour moi que l'ennui. Je n'aime pas non plus les bains de soleil. Je passais mon temps à arpenter la plage d'un bout à l'autre pour mater les jolies femmes vietnamiennes en maillot, elles aussi dégustant un bain de soleil, une occasion de mieux percevoir, admirer et connaître la morphologie de leur corps. Je m'attardais sur les jeux des enfants dans le sable, sans oser m'y mettre avec eux. Le soir je regardais les pécheurs lancer leur filet de la plage pour de bien maigres petites prises. Je n'avais pas même la curiosité d'aller en ville. J'attendais le retour à Saigon, espérant que le hasard me permettrait de tomber au coin d'une rue sur d'anciens élèves de Yersin sans vraiment y croire.

 

      Un jour en matinée, alors que je marchais sur le sable de cette plage, pour gentiment et discrètement mater les jeunes filles vietnamiennes en bikini, au lieu de les voir dans leur jolies tuniques, j'entendis la chanson "Tous les garçons et les filles de mon âge" de Françoise Hardy, chantée a capella devant moi par deux jeunes filles me précédant de dos. Une surprise, qui en 74 me reportait douze ans plus tôt, rue de Colmar, où en Août je gardais seul la maison, pendant que ma famille était à Chambon en vacances, écoutant l’émission de radio « Salut les copains », qui, chaque soir, diffusait les succès des yéyés. Je n'en revenais pas que ces deux jeunettes vietnamiennes puissent chanter les paroles de ce super tube ; mais pas de doute elles étaient capables de chanter les couplets et pas seulement le refrain.

 

      Je marchais derrière elles et je m'en suis rapproché pour mieux entendre les paroles. Je ne peux pas expliquer combien cela me ravissait que deux fillettes, au Vietnam, en balade, qui n'étaient pas de la génération yéyé 1962 de Françoise Hardy, puissent prendre plaisir à chanter, au lieu de se baigner ou se dorer au soleil. En plus elles n'étaient pas en maillot de bain et visiblement se promenaient sur la plage.


      Mais la mémoire de ces deux jouvencelles leur fit soudain défaut et elles entreprirent des la la la en guise de paroles, ce qui me permit de prendre le relais et de poursuivre la chanson dont je me souvenais encore des paroles. Les jeunes filles se retournèrent et les paroles leur revenant nous avons chanté ensemble la fin de cette chanson.

 

      C'est ainsi que je fis connaissance de Le Phu, une vietnamienne de 17 ans, à la peau chocolatée, si hâlé qu’on pourrait croire qu’elle avait du sang hindou dans les veines. Elle avait les cheveux courts coiffés à la garçonne, portant à l’occidental une tenue vestimentaire simple. Sa famille habitait Saigon, mais passait ses vacances à la mer, dans une grande maison à proximité de la plage.

 

      À la fin de ce petit chœur de chansonnette, j'ai cru devoir les quitter car c'était l'heure du déjeuner et les miens n'appréciaient pas mes retards.  Mais Le Phu me fit les présentations de sa copine et d'elle même. Elle déclara sa joie de me rencontrer et elle me demanda comment je connaissais cette chanson. Je lui révélais que j'étais en France de la génération de Françoise Hardy ayant alors son belle âge d'ado à cette époque, comme également l'âge de la chanteuse. Elle trouva cela merveilleux et me pria de lui en dire plus sur ce temps yéyé en France. Je suis prof et bavard et prends toujours plaisir à informer. Sans me rendre compte, je suivais ces deux petites, qui elles retournaient au domicile de Le Phu.

 

      Brusquement sa copine nous quitta. Le Phu alors m'invita à entrer chez elle pour me présenter sa maman. Je ne pouvais pas refuser sèchement ; mais j'indiquais que je devais comme sa copine rentrer au domicile de la famille de ma femme sans tarder. Mais pour Le Phu une telle obligation ne la souciait guère. Elle me prit par la main et me tira dans sa chambre.

 

 

      Elle déballa toutes ses affaires, visiblement heureuse de tout me montrer, ses poupées, ses disques, ses livres, ses bijoux, ses vêtements occidentaux, comme ses tuniques. Mais je ne pouvais plus rester davantage. Je la remerciais et voulu prendre congé quand Le Phu lança :

 

- Je vais vous faire un gâteau ; je suis bonne cuisinière grâce à ma mère. Ce sera un gâteau Le Phu que pour vous. Revenez cet après-midi le déguster vers 15 heures tout sera prêt.

 

        Sur le chemin du retour, comment ne pas penser à cette gamine visiblement très heureuse de rencontrer un Français et de goûter sa compagnie. Je n'avais pas encore d'enfant et j'imaginais avoir plus tard une fille comme elle, enjouée, plein d'entrain, tout son charme résidant dans sa manière d'être. L'heure du déjeuner m’obligeait à rentrer le prendre avec les miens, mon épouse et ses sœurs. Je ne pensais pas pouvoir l'après-midi retourner chez cette jeune fille, plein d'enthousiasme à mon égard, déguster son gâteau que j'imaginais au chocolat, ce que je n'apprécie guère.

 

       Incroyable cette minette !! Je ne doutais pas que ma rencontre lui fasse plaisir, mais à ce point je n'en revenais pas. Home de retour je me suis pris une sérieuse remontrance de mon épouse pour mon retard. J'ai dis que j'avais rencontré une gamine vietnamienne chantant Françoise Hardy sur la page et qu'elle avait invité chez elle, ce qui m'a retardé. La vérité n'a pas plu ni à mes belles-sœurs, issues d'une famille très réservée. On a pris le repas et j'ai ensuite fais une sieste.

 

       Mon épouse est venue me réveiller, disant qu'une gamine me réclamait, lui ayant promis d'aller chez elle manger un gâteau.

 

- Mais ce doit être Le Phu !!  Gonflée la fille de venir me relancer ici ; elle a du me suivre. Je n'ai rien promis. T'occupe je vais le lui dire et la remettre en place.

 

      C'était mal connaître ce phénomène de minette et sous estimer sa détermination de ne plus me quitter. Rien à faire, promis ou pas, je devais goûter son gâteau, pas fait pour un autre que moi. J'ai carrément refusé de la suivre et elle repartie dépitée.

 

      Dans l’après-midi de ce même jour, j'ai gagné la plage et Le Phu m'attendait avec son gâteau dans une boite avec des couverts en plastique pour le déguster. Elle était seule. Elle m'a offert un sourire et j'avoue que j'en fus ému. J'admire les personnes qui font tout pour atteindre leur objectif et puis déguster son gâteau n'avait rien d'un délit. Elle en fut très contente et en plus il était excellent ce gâteau.

 

      Je n'ai jamais rencontré une jeune vietnamienne aussi espiègle et culottée et jamais vu une asiatique aussi entreprenante et aussi intrépide qu'elle. Elle parlait très bien le français et visiblement elle avait suivi une scolarité dans les établissements français de son pays. Elle était incroyablement bavarde et en peu de temps, je sus beaucoup de sa vie de jeune fille.


      Je fais grâce de toutes ses entreprises, car elle ne manquait pas d'imagination pour être en ma compagnie. Elle me donnait des rendez-vous loin sur cette plage aux extrémités sauvages, dans une petite crique isolée, où il n’y avait plus de baigneurs.

 

      Ainsi à l’écart de la foule, elle me demanda de lui apprendre à nager et d’être son maître nageur. Elle a ôté ses vêtements ayant mis un maillot de bain une pièce, alors que je n’ai que mon slip pour entrer dans l’eau. Je devais la soutenir à la surface de l’eau sur le dos pour lui faire faire la planche, comme sur le ventre pour la brasse. Des moments délicats pour un homme, car elle s’exposait à une tentation animale des plus naturelle pouvant l’embrasser et la porter hors de l’eau, afin de flirter avec elle sur le sable. Je me demandais si elle en était consciente ou si elle était vraiment innocente d’une telle situation.

 

      Elle vivait avec sa mère, alors que son père était en France. Elle devait être métisse, mais je n’ai jamais osé lui demander plus de précisions sur sa parenté. Avec le recul, il se pourrait bien que sa mère fût une concubine de son père français, marié en France. Le père devait soutenir sa mère financièrement et envoyer des cadeaux à sa fille, ne souhaitant sans doute pas qu’elle vienne en France, comme le rêvait Le Phu.


      Un après-midi je lui ai proposé d'aller voir fort éloigné de la plage un cargo rouillé échoué visible de loin. Ce fut une balade de longue durée plus que je l'imaginais bien au-delà de la plage sans chemin de traverse pour rejoindre cette épave, en fait un cargo oublié. Le retour fut pénible pour Le Phu car visiblement elle n'était pas une pédestre et il fallu faire de haltes pour qu'elle se repose. Mais elle ne s'est pas plainte de ma proposition, gardant le sourire jusqu'à son domicile.

 

      Elle m'invitait aussi chez elle, où elle me préparait le thé avec un délicieux gâteau toujours confectionné à mon attention, car elle adorait faire la pâtisserie, alors qu'elle était maigre comme un haricot vert, pour ne pas dire plutôt décharnée.

 

      Le Phu fut une sacrée épreuve pour moi à elle tout seule. Que je sois marié à une autre vietnamienne, elle s'en foutait royalement, et si je manquais un rendez-vous, elle venait me chercher au domicile de ma belle famille sans le moindre complexe. Elle accaparait tout mon temps.


      Elle vivait dans le rêve d'aller un jour en France et s'imaginait qu'à son arrivée, je viendrais la chercher à l'aéroport pour que je m'occupe d'elle et de ses études universitaires. Chez elle, elle s'employait à me montrer son attachement à tout ce qui était français : ses livres, ses disques, ses vêtements ou ses cadeaux provenant de France.

 

     Elle n’hésitait pas à me donner des rendez-vous pour me faire visiter la ville de Vung Tau en taxi un après-midi et même de nuit n’hésitant pas à me donner des rendez-vous nocturnes sur la plage pour des balades au clair de lune ou des entretiens assis sur le sable sous un ciel étoilé. Je lui racontais comment les étoiles naissaient et mouraient, Je lui parlais du Big Bang et de l'expansion de l'Univers, de la diversité des formes de vie sur la terre. Elle m'écoutait sagement. J’avais alors 33 ans et elle 17. Mon épouse disait sans cesse qu’elle avait l’âge d’être ma fille, une nette réprobation de me voir, selon elle, jouer le joli cœur avec cette jeune fille.

 

      Pourtant je ne l’ai pas courtisée et encore moins tenté de flirter avec elle ; je redoutais de sa part un attachement, dont il aurait été difficile pour elle de se soustraire, tant Le Phu me paraissait être une jeune fille, qui n’avait pas froid aux yeux et très déterminée dans ses entreprises. Je suis sûr qu’elle remarquait l'intérêt que je lui portais, ne refusant pas ses propositions de se retrouver ensemble ; mais elle, n’a jamais eu la moindre attitude de fille allumeuse, sans doute en raison de son éducation vietnamienne. Elle n'a jamais dit le moindre mot ambiguë, ni eu un geste provocateur. Elle est restée à sa place, celle d'une jeune fille écoutant son professeur. Peut être cherchait-elle tout simplement à se faire une attache en France, en me considérant comme un père de substitution ou de complément, afin d’avoir une relation en métropole française. 

 

      Quand ma belle famille quitta Vung Tau, elle revint à Saigon écourtant ses vacances pour venir m'offrir chaque jour un gâteau au domicile de ma belle-famille, et mon épouse furieuse ne l'accueillait jamais avec le sourire et ne manquait pas de m'houspiller trouvant cette fille d’un culot incroyable. Mais rien ne pouvait enrayer la détermination de Le Phu.

 

      C'était vrai, Le Phu était une jeune fille gonflée comme on dit à la Villette, mais totalement inoffensive, ignorante des choses sexuelles. Elle se contentait d'être avec moi, un homme résolu à ne pas craquer idiotement. Je n’ai pas osé sortir avec elle à Saigon de peur de contrarier mon épouse déjà courroucée et ma belle famille outrée.

 

      Mais je dois reconnaître que Le Phu a ensoleillé mon séjour à Vung Tau, qui s'annonçait des plus ennuyeux.  Elle a été une reine de imprévu, de l'inattendu, de l'inaccoutumé. Elle avait un tempérament insolite pour une adolescente, une jeune fille hors du commun.

 

      Le Phu a ensuite correspondu avec moi jusqu'à la chute de Saigon. Dans une de ses lettres, toujours évoquant sa venue en France. Elle a écrit cette jolie intention : "Pour vous, je serais la plus Belle pour aller danser", une connotation évoquant la chanson de Sylvie Vartan. Puis avec la libération du Sud Vietnam et l'arrivée du nouveau régime, je n’ai plus reçu de réponses à mes lettres et j'ai perdu sa trace.


      Il m'est impossible de l'oublier et je regrette de ne pas l'avoir revue. Elle n'avait pas la nationalité française, uniquement vietnamienne, donc pas facile pour elle de sortir de son pays. Est-elle quelque part

au Vietnam ou en France ? En France elle avait mes coordonnées elle aurait pu me joindre. Elle s'est peut-être aussi mariée et devenue raisonnable, entièrement dévouée à son mari et enfants. Si elle est victime du nouveau régime je, la sais suffisamment débrouillarde pour s'en tirer à bon compte.


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PS: Si vous relisez ce récit il y a deux choses qui sont inattendues dans le comportement de cette gamine


Elle me rencontre me présente à sa mère et la surprise incroyable elle me prend par la main pour me conduire dans sa chambre voire ses trésors de France. Or une chambre de jeune fille est un lieu d'intimité personnelle. Je ne crois pas qu'une yersinne m'aurait montré sa chambre aussi spontanément.

mais pour Le Phu étant français j'appartiens immédiatement à ses intimités passionnelles que sont les trésors de France. Elle veut que j'en fasse partie ; c'est là une attitude exceptionnelle qui m'a beaucoup surpris


Mais il y a plus encore quand lors de notre correspondance entre Paris et Saigon arrivent les VC en avril 75. Le Phu rêvant un jour de venir en France m'écrit : quand j'arriverais à Paris  vous serez là à l'aéroport pour m'accueillir et me guider dans les études universitaires et elle ajoute :   Pour vous je serais la plus belle pour aller danser (allusion à la chanson de Sylvie Vartan). C'est là un cri du coeur spontané. Que faut-il y voir ? D'abord c'est poétique à souhait une délicieuse formulation : je serais seulement pour vous belle pour aller danser ; c'est là de sa part un merveilleux cadeau car danser, c'est la tenir dans mes bras, c'est une offrande de sa personne, alors comment ne pas en être ému à vie. Ce n'est plus seulement la Le Phu téméraire effrontée,culottée, mais une autre Le Phu plus secrète, une Le Phu sensible amicalement. Qui dit mieux ? Personne !