A l'époque dont je vous parle, je me trouvais à Nîmes et l'heure du dîner approchait. Par je ne sais quel hasard, je pris une petite rue en face du Lycée Daudet et je poussai la porte d'un petit établissement de bonne mine. Le restaurant était vide. Au fond de la salle, brûlait un feu ouvert et des photographies d'art ornaient les murs crépis.

Soudain se dressa devant moi une sorte de statuette vivante, d'une fragilité tellement délicate qui aurait interdit à qui que ce soit de la toucher, s'il n'y avait pas eu ces yeux d'un noir si profond qu'on risquait de s'y noyer. Elle mesurait à peine 1,55m et lorsqu'elle s'avança pour m'indiquer une table, elle semblait flotter sur les dalles rouges avec une élégance bohémienne.

Je suppose qu'elle avait tout de suite remarqué mon enchantement, car elle prit largement le temps pour me guider à travers les plats de la carte, parmi lesquels je choisis des côtes d'agneau à la sauce Roquefort. C'est alors qu'elle me proposa d'essayer comme vin, un Vinsobres, un CDR de la Drôme. Le vin harmonisait parfaitement avec la viande d'agneau, mais encore plus avec la personnalité de cette créature de rêve et j'eus le courage de le lui dire et de l'inviter à le déguster avec moi. Ce qu'elle fit ...

On se mit à bavarder de mille et une choses, moi je lui racontai ma vie privée, elle resta elliptique sur la sienne, je la photographiai devant le feu ouvert et on passa un après-midi inoubliable. La bouteille de Vinsobres était restée sur la table et à mon départ, elle me demanda : "Tu veux que je t'enlève l'étiquette?", ce qu'elle fit.

J'étais tellement bouleversé par cette aventure que j'en parlais à tous mes copains et lorsque quelques mois après, nous devions guider un groupe à Nîmes, j'invitai mes collègues à dîner chez "la plus belle femme du monde". Mais quelle déception au moment de franchir la porte. Une géante aux cheveux roux trônait derrière le comptoir et nous cria : "Vous auriez dû réserver!!" J'osais tout de même m'informer sur ma belle bohémienne qui semblait avoir quitté l'établissement peu après notre tête-à-tête, sans laisser la moindre trace.

Tout ce que je garde d'elle sont une vieille photo et … la fameuse étiquette sur laquelle il y a la devise de Monseigneur de Suarès, évêque de Vaison en 1635 : "Vinsobres ou sobrevin, prenez-le sobrement!!"