Retrouvailles

Photo: Julie Boulé

Avertissement - Ce texte a été produit au début des années 90 mais je ne me souviens plus du contexte : était-ce lors d’un atelier? Ou bien l’un de mes rares textes de l’époque écrits spontanément suite à un flash? Quoiqu’il en soit, il n’a pas été retouché depuis; il a seulement été tapé tel qu’il a été écrit.

Retrouvailles

Il regardait par la fenêtre de son bureau, une cigarette à la main, tout en s’amusant à faire des ronds de fumée et à les regarder se trancher sur les lames du store ouvert.

C’était un signe, sa secrétaire le savait bien. C’est pourquoi, aussitôt après avoir ouvert la porte du bureau, elle la referma et retourna sur ses pas; il ne fallait pas le déranger. C’était, comme il a déjà été dit, un signe. Un signe d’intense réflexion. Ce qui arrive souvent chez un PDG.

Mais sa compagnie était loin, très loin de ses pensées.

Il y a deux jours il a fêté, un peu fort d’ailleurs, ses retrouvailles avec les finissants 1955-56 de la 12e année. Nostalgie, souvenirs étaient de la partie. Il rencontra Arlène, son 1er amour, et aussi ce petit minus, le souffre-douleur de l’époque, qui n’avait, mais alors là, pars du tout changé : il avait toujours l’air d’un minus. Mais l’âge apportant une supposée maturité, personne ne s’en prit à lui, bien que personne ne lui parlait. Il vint alors entamer la conversation avec le PDG.

- Salut, tu te souviens de moi?

- Oui, évidemment.

La remarque était peut-être un peu crue, mais il était trop tard pour revenir sur une réaction spontanée comme celle-ci.

- Vraiment, je crois que personne ne m’a oublié. Pourtant, on dirait que personne ne me connait.

Un PDG de notre connaissance se félicita alors d’avoir répondu « oui, évidemment », même si c’était sur un ton cru. Au moins il venait de sembler moins indifférent que les autres à l’égard du minus. D’ailleurs, il ne s’en était jamais pris directement à lui, et ne le trouvait pas particulièrement antipathique. C’était seulement l’image! Parler au minus! D’ailleurs, certains devaient les regarder en se disant « le malchanceux, il s’est trouvé tout un compagnon! ». Bah, de toute façon , on n’en a rien à foutre de ce qu’ils pensent tous, et il faut bien donner une chance à tous les minus. Il l’écouta donc.

- J’ai déménagé, dit-il, j’habite à Détroit, où je travaille comme designer automobile. Là-bas, personne ne me connaissait, et je m’y suis imposé. Personne là-bas ne savait que j’avais toute l’école sur le dos dans ma jeunesse. J’ai réussi et je suis fier de voir ici devant l’hôtel des modèles de voiture qui ont été dessinés de ma main.

- Félicitations, je suis bien content pour toi, sincèrement.

Et le PDG était réellement sincère et content de cette réussite de la part d’un - appelons-le maintenant un « supposé » - minus.

- Mais dis-moi maintenant, pourquoi justement l’école était-elle sur ton dos? Comment cela a-t-il débuté, et quand?

- À la maternelle. J’avais cinq ans, c’était la toute première journée. J’ai eu envie d’aller aux toilettes et, voyant les urinoirs que je ne connaissais pas et n’avais donc jamais utilisés, je me suis assis dessus pour faire pipi…

Ce dernier mot fit sursauter le PDG qui crût se rendre compte que le supposé minus était en train de revivre cet événement avec sa mentalité de l’époque. Sinon il aurait « pisser », comme un « vrai » homme…

- Depuis cette première journée d’école de ma vie, j’ai été la risée de tous les autres qui m’ont vu, puis, avec le temps, des jeunes qui ne savaient même pas pourquoi c’était de moi qu’ils riaient. Et ce, jusqu’à ce que je quitte la région. Je suis maintenant marié, j’ai deux filles et cent-cinquante mille US qui dorment dans une banque.

Vraiment, les jeunes sont méchants, pensa le PDG. Tout ça pour une histoire d’urinoirs.

- Tu devrais dire cela aux autres qui s’en prenaient à toi. Il y en a, ici. Je crois savoir que plusieurs sont du genre à ne pas avoir d’emploi et à ne pas en chercher …

- Non, non. Je ne peux pas!

- Pourquoi?

- Je ne peux pas te le dire, excuse-moi.

- Mais si tu leur disais, ce serait une forme de vengeance…

- Non. Moi je le sais, toi aussi, ça me suffit. Je ne veux rien risquer. Il faut que je parte. Je cherchais une personne à qui le dire, et je l’ai trouvée. Au revoir!

Hé ben, pensa le PDG, qu’est-ce qu’il a? Il mérite que les autres le sachent…

- Et puis? Qu’est-ce que le minus avait à dire?

C’était justement l’un des anciens bourreaux dont je parlais.

- Il a réussi. Il dessine des modèles de voitures. Il parait qu’il y en a ici devant qui sont de lui. Et tu peux le dire à tout le monde. Il est riche aussi. Dis-le.

Même sans cette recommandation, l’histoire aurait effectivement fait le tour de tous les anciens étudiants qui furent soit surpris, contents ou déçus. Certains semblaient mal le prendre; on peut deviner qui.

Le PDG était à sa fenêtre de bureau, une cigarette à la main, faisant des ronds de fumée.

Je journal du matin lui avait appris qu’un designer automobile travaillant aux États-Unis et de passage dans la région venait d’être retrouvé sans vie dans une chambre d’hôtel, le même que celui où ils avaient eu leurs retrouvailles.

Sur les murs de la chambre était écrit avec son sang : « Minus ».