La bouteille
Photo: Julie Boulé
Avertissement - Ce texte a été produit lors d’un atelier en 1992 ou 1993, et n’a pas été retouché depuis; il a seulement été tapé tel qu’il a été écrit.
La bouteille
Une charmante hôtesse nous avait accueillis au port d’embarcation. On avait au préalable passé un test, afin de bien vérifier notre insensibilité au mal de mer.
À cette fin, chacun avait embarqué dans une bulle transparente, sans aucune attache, et on lui avait fait descendre un canal au débit d’eau important. Une équipe était venue ensuite récupérer les bulles…et les gens à l’intérieur. Ceux qui n’avaient pas été malades étaient prêts pour le périple de la bouteille, qui aurait lieu une semaine plus tard. Ce type d’aventure était très couru à l’époque.
Après l’accueil de l’hôtesse, des mousses nous dirigeaient vers une énorme bouteille transparente, dans laquelle on pénétrait par le goulot. En effet, au cours du voyage, la bouteille ne supporterait pas une ouverture sur son flanc, c’est pourquoi il n’existe aucune autre porte que le goulot. À l’intérieur, tous doivent s’asseoir sur les bancs de plexiglas, et s’attacher avec des ceintures de plastique transparent. Le plancher, lui aussi, est transparent.
De l’extérieur, les gens qui nous observent voient une vingtaine de personnes qui semblent assises sur des chaises qui seraient submergées; ils ne voient de nous que le tronc.
De notre côté, on voit le fond marin sous nos pieds, et la mer qui s’étend jusqu’à l’horizon au niveau des yeux.
Les mousses installent ensuite dans le goulot quelque chose qui ressemble à un radeau pneumatique dégonflé. L’un des mousses introduit un boyau dans cette espèce de ballon, qui se met aussitôt à enfler, et à déborder de part et d’autre du goulot. Dans ce que l’on sait maintenant être le bouchon, qui est évidemment translucide comme le reste, on insère, à l’intérieur comme à l’extérieur de la bouteille, des barrures qui assurent un maintien solide.
Tous sont nerveux, et le deviennent davantage lorsqu’ils entendent l’hélicoptère qui s’approche.
Les mousses à l’extérieur de la bouteille fixent un harnais sur celle-ci, que l’hélicoptère prend à l’aide d’une pince.
Chacun retient son souffle. La bouteille se soulève soudain de l’eau.
Dans le silence, un premier vertige est éprouvé, les téméraires participants n’ayant pas de point de référence fixe, comme ils en auraient à l'intérieur d'un avion. Nous sommes dans les airs, dans le vide.
Nous passons à proximité d’un hélicoptère qui revient avec une autre bouteille. Nous regardons tous les passagers qu’elle contient. Nous voyons des gens excités, qui nous font signe de leur appréciation du voyage, d’autres qui rient de voir notre inquiétude, et quelques-uns qui n’ont aucune expression au visage.
La terre est bientôt loin, nous sommes au large, à quelques mille pieds d’altitude. Puis le cœur s’arrête. La pince s’est ouverte.
Notre pouls bat violemment, le cœur veut sortir de sa cage. Nous sommes en chute libre.
Un excédent de poids fixé au goulot fait entrer la bouteille dans l’eau par celui-ci. Nous sommes attachés, et voyons la mer face à nous s’approcher à une vitesse folle. Qu’avons-nous fait?
Le choc est moindre que nous le pensions. Nous comprenons pourquoi le bout effilé de la bouteille devait pénétrer en premier. Quelques-uns ont fermé les yeux. En les ouvrant, ils constatent qu’ils sont sous l’eau.
Nous croisons rapidement des bancs de poissons qui se défilent à notre passage. Puis, la vitesse diminue. On entend un bruit métallique, et on voit la masse fixée au goulot se détacher, de même qu’un ballon rouge qui monte en surface. Il s’agit d’une balise que l’hélicoptère prendra avec ses pinces pour récupérer le lest.
La bouteille s’immobilise, nous lassant voir quelques secondes la beauté du fond de la mer. Plusieurs laissent échapper des cris d’émerveillement, après avoir crié leur peur il y a quelques instants.
La bouteille remonte, goulot devant. La vitesse s’accroit, et nous sortons de l’eau en faisant un bond de plusieurs dizaines de pieds dans les airs.
Puis la bouteille replonge, et remonte, jusqu’à ce qu’elle s’immobilise.
L’hélicoptère revient nous chercher; nous ferons bientôt des grimaces aux peureux de la bouteille que nous croiserons au retour.