La drogue

En Guyane, les soutiers de la « blanche »

Le trafic de cocaïne vers la métropole, via des bataillons de jeunes « mules » qui ingèrent la drogue, a explosé depuis deux ans, aggravant l’insécurité du département.

LE MONDE | 08.04.2017 à 07h45 • Mis à jour le 08.04.2017 à 11h09 | Par Julia Pascual (Cayenne, Saint-Laurent-du-Maroni, envoyée spéciale)

A partir de 1,2 g de cocaïne dans l’organisme, les chances de survie sont nulles. C’est la dose mortelle. La jeune femme de 32 ans avait mille fois cette quantité de poudre blanche dans le corps : 1,2 kg réparti tout au long du tube digestif, dans 86 boulettes qu’elle avait ingérées une à une. Il a suffi que l’emballage d’une de ces boulettes se rompe, quelque part au-dessus de l’Atlantique, dans le vol Air France Cayenne-Orly du 12 février. La passagère est morte. Son fils de 3 ans a été récupéré par son père à l’arrivée en métropole. Les enquêteurs ont vite expliqué la surdose accidentelle par le fragile conditionnement des boulettes, fait de cellophane et de Scotch.

C’est la première fois qu’une « mule » guyanaise chargée de cocaïne décédait en plein vol. Le transport in corpore est devenu un tel business que le conditionnement des boulettes est quasi industrialisé. Il faut plusieurs coups de cutter pour fendre l’emballage. Les quantités charriées ont, elles aussi, suivi cette dynamique. Depuis deux ans, le phénomène des mules a littéralement explosé.

C’est l’un des sujets qui alimentent et compliquent la question sécuritaire en Guyane, bloquée depuis plusieurs semaines par un mouvement social d’une ampleur inédite. Le plan de 1 milliard d’euros annoncé par le gouvernement prévoit justement des renforts de gendarmes, des barrages mobiles sur les routes nationales, la construction d’une prison ou encore l’installation d’un échographe à l’aéroport Felix-Eboué, pour lutter contre le trafic de stupéfiants.

En 2014, 183 passeurs de cocaïne ont été arrêtés en Guyane, parmi lesquels 103 avaient directement ingéré la drogue. En 2015, ces chiffres ont presque doublé avant de connaître une croissance plus légère : en 2016, 371 passeurs ont été interpellés, dont 235 in corpore. Plus qu’une stagnation du trafic, ce ralentissement des prises traduit les limites de l’action des services répressifs. Car, avec ou sans échographe, au-delà de deux mules par vol, les douanes de l’aéroport de Cayenne sont paralysées.

Dans les locaux de la brigade des recherches de la gendarmerie de Saint-Laurent du Maroni, un enquêteur interroge une « mule » repentie.

« Certains ne savent même pas combien ils vont être payés »

La plupart des passeurs sont pourtant confondus avec une facilité déconcertante : « En trois questions, vous avez fait le tour, détaille Thierry Sabourin, le chef de la brigade des douanes de l’aéroport Felix-Eboué. Vous leur demandez ce qu’ils vont faire en métropole, qui a payé le billet d’avion. Parfois, la personne n’est même pas capable de vous dire où elle se rend. Certains ne savent même pas combien ils vont être payés. »

En général, après un test urinaire révélant des traces de cocaïne, la mule est envoyée à l’hôpital de Cayenne pour une radio. Et la police judiciaire prend le relais dans le cadre d’une garde à vue, le temps que tous les ovules de cocaïne soient expulsés, à l’aide de laxatifs. Les deux chambres carcérales de l’hôpital, qui accueillent également les détenus de la maison d’arrêt de Remire-Montjoly, sont elles aussi vite insuffisantes.

Face à une procédure lourde, c’est toute la chaîne pénale qui est engorgée. « L’an dernier, on a réalisé quinze mille heures de garde à vue à l’hôpital, alerte le commissaire Olivier Le Cardinal, directeur départemental de la sécurité publique. La police judiciaire était totalement saturée et ne pouvait plus faire les homicides et les vols à main armée. C’est la sécurité publique qui les récupérait. Du coup, elle ne pouvait pas gérer les cambriolages et les vols à l’arraché… »

Cette saturation fait partie de la stratégie des groupes criminels. Certains passeurs sont envoyés délibérément au casse-pipe, aux seules fins d’accaparer les autorités. D’après les estimations, forcément approximatives, à peine 20 % du trafic serait maîtrisé, si l’on met bout à bout les interpellations faites en Guyane, dans les aéroports et gares parisiennes ainsi que dans les autres lieux de passage et de livraison en métropole.

La Guyane, une « tête de pont »

A partir des années 1990, les Antilles sont devenues l’une des principales routes d’acheminement de la cocaïne vers l’Europe depuis les pays producteurs (Colombie, Pérou, Bolivie). Les quantités saisies au large de la Martinique, de la Guadeloupe ou de Saint-Martin, à bord des voiliers de plaisance et autres « go-fast » maritimes, feraient passer les mules de Guyane pour des fourmis. Mais ces fourmis sont en train d’inonder le marché français. In corpore, les quantités convoyées ne dépassent pas le kilo et demi par personne mais la cocaïne est aussi dissimulée dans des doubles fonds de valise, des semelles de chaussures, des pinces de crabe…

Il y a vraisemblablement une dizaine de mules dans chaque avion reliant Cayenne à Paris. Et chaque semaine, treize vols relient la métropole, où la cocaïne, recoupée plusieurs fois, se négocie autour de 60 euros le gramme. « Si vous faites le calcul, en fin d’année, c’est monstrueux », commente un policier de la brigade des stupéfiants de la police judiciaire parisienne.

Certaines projections évoquent plus de trois tonnes par an qui passeraient entre les mailles du filet. « Ça diffuse sur toute la France et jusqu’à des villes comme Montauban, Auch ou Reims. Même dans les cités de Toulouse, certains dealers se plaignent des Guyanais qui leur prennent des parts de marché. Aujourd’hui, la Guyane est une tête de pont, à tel point qu’on finit par achalander les Pays-Bas et ça, c’est nouveau. »

Aéroport de Cayenne Félix Eboué. La douane observe l'arrivée des passagers. Un chien spécialisé dans la recherche de stupéfiants circule parmi les voyageurs et renifle les bagages.

La cocaïne qui arrive en Guyane est d’aussi bonne qualité que celle que l’on trouve sur les îles françaises des Antilles – 70 % à 80 % de pureté – mais elle est près de deux fois moins chère, à environ 3 euros le gramme, car elle n’a pas souffert des frais de convoyage par bateau ou avion depuis le continent sud-américain. Le DOM est proche des Etats « entrepôts » tels que le Venezuela et il est frontalier avec le Suriname.

« Ils montent dans l’avion et hop ! »

C’est par cette ancienne colonie néerlandaise, souvent qualifiée de narco-Etat, que transiterait la drogue. La frontière entre les deux territoires, matérialisée par le fleuve Maroni, s’étend sur 520 kilomètres, dont une large partie, entourée de forêt équatoriale, est inaccessible par la route. A Saint-Laurent-du-Maroni, le point de passage officiel tenu par les douanes françaises fait figure de poste fantôme devant les incessants va-et-vient des pirogues en bois.

La Guyane a surtout l’avantage de fournir des contingents inépuisables de passeurs parmi ses quelque 250 000 habitants, constitués pour près de moitié de jeunes de moins de 20 ans. Le trafic de cocaïne prospère sur la misère sociale. La Guyane a beau accueillir la base de lancement d’Ariane 5 et son sous-sol receler des réserves d’or, le taux de chômage frôle les 22 % en moyenne et les 45 % chez les moins de 25 ans. Un logement sur six est indigne ; 10 % des adolescents de 16 ans ne sont pas scolarisés (contre 3,6 % en métropole). « Environ un tiers des élèves de sixième sont en situation d’illettrisme et ont de grosses difficultés pour parler le français », constate Dominique Biagi, professeur d’histoire-géographie dans une commune de l’Ouest guyanais.

C’est dans cette zone que la majorité des mules sont recrutées, parmi les populations dites « Bushinengués » ou « Noirs marrons », des descendants d’esclaves fugitifs. Le profil type de la mule est un jeune homme d’une vingtaine d’années, en situation de précarité, sans antécédent judiciaire. « Ils vont ingérer la cocaïne au Suriname et prennent un taxi collectif pour Cayenne, montent dans l’avion et hop !, résume le commissaire Olivier Le Cardinal. Les hôtesses de l’air les repèrent à l’aller parce qu’ils ne mangent pas et n’ont pas de bagages en soute. Au retour, ils ont des casquettes du PSG et des baskets flambant neuves. »

13 % de mineurs parmi les mules interpellées

« L’argent facile part facilement, philosophe un homme de presque 40 ans qui dit avoir passé il y a moins d’un an 1,5 kg de cocaïne dans un double fond de valise, pour 12 000 euros. Je suis passé sans problème. A Paris, j’ai pris un taxi pour Montparnasse et j’ai tout livré à Niort. »

Marcel, lui, s’est fait attraper avant même de monter dans l’avion, à l’été 2016. Il avait avalé trente-deux ovules, pour un poids total de 426 g de cocaïne, et devait gagner 2 000 euros. A 17 ans, il est l’aîné d’une fratrie de quatre enfants et vit à Saint-Laurent-du-Maroni chez sa mère qui n’a pas de travail. Il désirait rejoindre un cousin installé en métropole, qui lui disait que la France, « ça déchire ». Un Surinamais lui aurait alors parlé d’un moyen facile de « trouver du pognon ». Dans un hôtel de l’autre côté du fleuve, Marcel a avalé les ovules, péniblement. « J’ai vomi deux fois. J’ai ravalé les boulettes. J’ai dit que je pouvais plus prendre mais le gars m’a menacé, il m’a dit d’essayer par-derrière. » Les ovules peuvent atteindre 50 g dans le rectum et 300 g dans le vagin.

Un homme, à qui on avait transmis sa photo, devait récupérer Marcel à Orly. Mais à l’aéroport Felix-Eboué, les douanes l’ont intercepté. Marcel est resté quatre mois en détention et attend désormais d’être jugé. Il sait que d’autres ont réussi. « Si un garçon est bien habillé, qu’il traîne avec les grands et porte une montre Diesel, c’est qu’il a fait la mule. » Il parle du phénomène comme d’une « malédiction ». « Quand tu es dedans, tu peux plus en sortir. Tu vas finir le pognon et tu vas vouloir refaire. » Parmi les 371 mules interpellées en 2016, près de 13 % étaient des mineurs.

« C’est juste un transport »

« C’est un suicide social », s’alarme Vanina Lanfranchi, directrice de l’association Atelier vidéo et multimédia, logée dans les anciens baraquements du bagne de Saint-Laurent-du-Maroni. Elle travaille à la réalisation d’un film de prévention. « Au sortir du collège, les jeunes ont trois options : le lycée général, un CAP ou un BEP, et mule. Et il y a une acceptation morale de cela au sein de la communauté bushinenguée. Après tout, ils ne sont pas consommateurs de drogue, c’est juste un transport. Des familles entières sont concernées. »

Ces dernières années, ceux qui étaient de simples intermédiaires ont gagné en autonomie. « Des Guyanais vont chercher la came au Suriname et l’écoulent via des frères et sœurs ou des parents qui vivent à Lille, Toulouse ou ailleurs », explique Philippe Jomier, chef de l’antenne de police judiciaire de Guyane. Les lieux d’installation des communautés guyanaises en métropole deviennent autant de points de deal.

Une récente affaire, soulevée par les gendarmes de la brigade de recherche de Saint-Laurent-du-Maroni, dévoile cette banalisation du trafic. L’enquête démarre en juin 2016 à partir du signalement d’une mère, étonnée que sa fille ait les moyens de s’acheter des sacs à main et des produits cosmétiques. Les militaires découvrent que celle-ci est en réalité payée pour aller recruter des mules dans un lycée, à raison de 500 euros par candidat au départ. Ils identifient un commanditaire, d’à peine 25 ans. « C’est un recruteur parmi tant d’autres, qui a monté son propre business, explique Cyril, le directeur d’enquête. A l’arrivée, j’ai recensé trente-quatre voyages faits par neuf mules, dont deux mineurs. Certaines ont fait huit voyages dans l’année. »

Les gendarmes découvrent à cette occasion qu’un chaman surinamais de 81 ans propose aux mules des bains purificateurs à base de plantes, réputés rendre la cocaïne invisible, dans un carbet de bois et de bâches niché dans un coin de forêt à la sortie de Saint-Laurent-du-Maroni, au bord d’un petit cours d’eau. « Le sorcier prenait 1 000 euros par bain, se souvient Cyril. Il était payé par le recruteur. Les jeunes le considéraient comme un guérisseur, presque un Dieu. » A l’exception de quelques « belles affaires » comme celle-ci, les services répressifs ont le sentiment d’être asphyxiés par un trafic impossible à juguler. Et qui s’ajoute à de nombreuses autres préoccupations.

image:

Département le plus meurtrier de France

Entre la lutte contre la délinquance, l’orpaillage illégal, l’immigration clandestine, la sécurisation du central spatial, « on jongle entre les problématiques et les mules viennent au milieu », observe le général Patrick Valentini, commandant de la gendarmerie de Guyane. L’actualité récente est venue le rappeler. La Guyane est le département le plus meurtrier de France avec 42 homicides en 2016 mais aussi plus de 2 300 vols avec violences.

Face au trafic de cocaïne, la réponse répressive montre en outre ses limites. Les mules représentent 40 % des personnes déférées en Guyane selon la procédure de comparution immédiate ou de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité avec déferrement. « Les mandats de dépôt sont quasi systématiques », dit le procureur de Cayenne, Eric Vaillant.

La maison d’arrêt affiche complet ; 90 % des femmes et 30 % des hommes qui y sont détenus sont des mules. Mais la masse des candidats au départ ne fléchit pas. Le procureur cherche un « cadre juridique » opérant. Depuis janvier, il a demandé à la police aux frontières de vérifier que les mineurs voyageant seuls avaient bien l’autorisation de leurs parents. Il requiert aussi des peines complémentaires d’interdiction de séjour à l’aéroport de Cayenne pour éviter les récidives. Il le reconnaît volontiers, « c’est un casse-tête ».

Côté prévention, les initiatives sont embryonnaires. Pour les membres de Trop Violans, un collectif qui participe actuellement au mouvement de contestation en Guyane, « l’Etat ne met pas les moyens ». De toute façon, balaye Pascal R., un enseignant spécialisé de la région de Saint-Laurent, « on n’a pas de message efficace à faire passer. Les jeunes n’ont rien à perdre. Heureusement qu’on n’a pas de recruteurs djihadistes parce que ce serait la même chose ! »

Aucune coopération entre la France et le Suriname

Quant à la lutte contre les réseaux, elle est balbutiante. Début 2017, une antenne de l’Office central pour la répression du trafic illicite a été créée à Cayenne. Composée de bientôt dix enquêteurs, elle doit soulager la police judiciaire et travailler à identifier les filières. « Mais le Suriname reste jusque-là une voie sans issue », concède Laurent, le chef de cette nouvelle antenne.

« On a des surnoms de patrons, des numéros de téléphone, des noms d’hôtel mais on ne peut rien faire », constate aussi un enquêteur de la brigade de recherche de Saint-Laurent. Aucune coopération judiciaire ou policière n’existe entre la France et le Suriname. Et rien ne semble présager d’une amélioration, compte tenu de l’implication des hautes sphères du pouvoir surinamais dans le narcotrafic.

Rose est bien loin de ces questions de pouvoir. Elle a 24 ans et ses ongles sont recouverts d’un vernis rose. Le même que la coque à l’effigie de Minnie qui décore un de ses trois téléphones portables. « Je n’avais pas besoin d’argent pour quelque chose de spécifique. Je suis une fille, j’aime la mode », dit-elle, quand on l’interroge sur ce qui l’a décidée à devenir passeuse.

Mère célibataire d’un enfant de 4 ans, elle ne vivait que des 700 euros mensuels de la CAF lorsqu’elle a commencé à faire la navette, entre la Guyane et la métropole, et jusqu’aux Pays-Bas. Elle ne dira pas combien de fois elle a réussi, avant d’être arrêtée. Aujourd’hui, elle est en liberté conditionnelle, après un an et demi en prison. Elle ne touche plus que 200 euros de la CAF.

Julia Pascual (Cayenne, Saint-Laurent-du-Maroni, envoyée spéciale)

Journaliste au M