Une expérience numineuse

(suite 2)

Le no man's land indistinct que j'ai tenté de décrire se situe entre ce que l'intellect peut vaguement affronter et ce qu'il ne peut pas. C'est, pourrait-on dire, une réalité qui ne consiste en rien d'autre que "Dieu par rapport à la vie humaine". (Non pas quelque chose d'abstrait : mais une puissance telle qu'elle est… toute-puissante). A la réflexion, je m'aperçois que ces circonstances aboutirent au fait que cet Etre infini (avec et en Qui je ne formais qu'Une) ne me traita ni en inférieure ni en enfant, mais en adulte à part entière, une adulte qui se tenait debout avec Ses pieds, et en Lui, sur le sol sur lequel Il se tenait.* Il n'y avait aucune marque d'indulgence. On ne m'offrait - "Il" ne m'offrait - rien. Qu'aurait-Il offert à quelqu'un qu'Il traitait comme - qui était - à tous égards, Son égale - Lui-même - parce qu'Une avec Lui ? Il était tout à fait évident qu'Il/Je/toute la création (tous ne faisaient qu'un) n'accepteraient (ou ne reconnaîtraient) que ce qui était divin en moi/Elle (la Création), et ne se satisferaient pas de moins.

À l'époque je ne réagis pas mentalement à quoi que ce fût de tout ceci - c'était simplement ainsi. C'était un fait, et en tant que fait était incontestable - et je n'exprimai pas de surprise, de stupeur, ni même de fausse humilité envers cela. C'était ainsi. Je devins ce que j'étais en train de vivre parce que j'étais si élevée spirituellement que je devins joyeusement une avec cette Possibilité ultime.

C'était une admission dans les hauteurs de la vie dont je n'avais pas imaginé un instant qu'elles existassent. Antérieurement à cette expérience, jamais ne m'avait effleurée la pensée que "j'"avais quelque chose que "Dieu" voulait véritablement au point d'en avoir besoin. "Je" "Le" ressentais comme jamais auparavant, de sorte que quelque chose de ce "Lui" - l'inexprimable - que "je" ressentais, passa dans mon être mortel. J'entrai, pourrait-on dire, en possession à la fois de l'Unité avec le Seul et l'Unique et d'une nouvelle conscience tacite née de l'expérience de l'Unité avec CE qui demeure en toutes choses.

Je me trouvais gagnée par l'émerveillement, la joie et l'extase de l'Unité Au-Delà de l'Être. Je ne faisais qu'une avec - étais partie intégrante de - Ce qui ne fait qu'un avec toutes choses, et qui n'est conscient que de la valeur divine infinie de toutes choses. Et qui se délecte de leurs infinités de valeur avec des infinités de délectation.

Cependant - chose incroyable, semblerait-il au simple mortel - le Défi pur, transcendant, stimulant, ne faisait qu'un avec la Compétence pour le relever !

Il n'est rien de plus que je puisse dire. Comment réussirais-je là où les saints, les auteurs des Veda, et les taoïstes sont réduits à quia ? Le mortel ne possède pas de technique par laquelle il puisse transmettre l'essence essentielle de l'Au-Delà de l'Être : l'Unité au sein de laquelle il n'y a ni sujet ni objet.

Être touché par Cela est être à jamais marqué au fer rouge par Sa marque. Dès lors, un feu inextinguible brûle au-dedans, qui rendra, si on le laisse, moins prompt à réagir et moins sensible aux demandes de ce monde, et plus conscient de l'inexprimable Compétence pour devenir partie intégrante de Ce qui ne fait qu'un avec la divinité de tout.

Dès lors, tout parle à chacun principalement de cette Bonté, universellement sustentatrice, et divine : cette stimulante harmonie qui fait une unité de toutes choses et de tous processus. Cela parle à chacun d'une Force inhérente à l'aboutissement de l'Amour actualisé, une force d'une telle envergure et d'une telle puissance que tout est considéré comme l'aboutissement de cet ardent désir qui s'élève dans le Cœur Divin, et crée la Nature et préserve le cosmos avec une attention infinie et infatigable pour son absolue divinité.

Jeune et ardente, comme je l'étais, je réagis à ce feu avec plus que de l'émerveillement et de la joie - je réagis avec un courage téméraire et toute la confiance dont je pusse disposer. L'expérience céleste était allée me chercher et je courais d'un pas léger, rapide, et impatient, pour l'embrasser - dans sa totalité.

C'est là le mieux que je puisse faire pour décrire l'indescriptible. Ce qui est "impalpable, incommensurable, et pourtant [de lui proviennent] des formes" Lao Tseu).

Mais cette unité-avec-"Dieu" - avec, en d'autres termes, tout ce qui est - cette unité absolue, fulgurante, palpitante, imposant l'annihilation de soi, ne fut pas tout ce que je ressentis en ces instants. Ayant accédé à la "conscience éternellement complète", j'entrai automatiquement en possession de facultés supplémentaires : une sensibilisation, une empathie, une conscience supplémentaires à tous les niveaux d'être. En conséquence, je pénétrai dans deux séries de rapports totalement différents des simples rapports mortels, dans lesquels il se peut fort bien que ma Jane aux sabots prestes et au galop rapide, m'ait prise sous sa responsabilité. Ait inversé nos rôles. Avec un jugement consommé et une précision à la seconde près, ait pu se servir du mors qu'elle avait dans la bouche pour indiquer précisément le degré du changement de direction à venir, ou du changement de longueur de foulée, sur le chemin charretier accidenté et vacillant. Il se peut que les rênes aient transmis à mes doigts une diminution (ou un accroissement) de tension. Le signal était alors passé dans les bras et le tronc. J'étais superbement alerte et souple. Mon corps se tendait automatiquement pour s'accommoder aux changements de direction et de rythme du galop. Je n'étais pas en danger physique. Jane m'avait sous sa protection.

Ayant accédé à la "conscience éternellement complète", j'accédai aussi à des conditions qui confèrent une illumination intellectuelle dans laquelle l'inversion des rôles entre Jane et moi s'élargit pour se muer en une inversion des rôles entre la Nature et le genre humain. La conscience s'étant pleinement élargie, tout ce qui revêtait une importance fondamentale fut révélé.

Mais il y a une autre possibilité. Le mécanisme en est décrit dans Stalking the Wild Pendulum d'Itzhak Bentov (Dulton, New York). Je pense qu'il y a une bonne description du processus auquel je fais référence, qui est celle donnée à Gitta Mallasz le 31 décembre 1943 par son "ange" : « A la mort de chaque instant tu peux entrer dans l'éternité… Plus de malédiction, mais Bénédiction. Plus d'obscurité mais Lumière. Plus de tourments mais Joie. Cette petite brèche est la Délivrance… Chaque instant et l'instant de l'instant sont portes ». La conscience de chacun se glisse par cette porte « qui se présente à nous tous les dix mille millionièmes de millionième de seconde » (selon Itzhak Bentov), pour se trouver confrontée précisément à ce à quoi il est indispensable que nous accédions - même si (comme ce fut le cas pour moi à seize ans) l'on ignore absolument que l'on a besoin de ce que l'on trouve là. Bien sûr, si vous aimeriez savoir sur quoi porte la géométrie et, en passant par cette porte la plus étroite qui soit, trouver la clef de la pensée d'Euclide ; ou si vous êtes chimiste, spécialisé en chimie organique, désireux de connaître la forme du noyau benzénique et, à moitié endormi, vous glissez par cette minuscule ouverture qui se présente à vous - c'est ainsi que Bentov établit son 1015 Hz - vous savez ce que vous cherchez. Peut-être vous glissez-vous délibérément par cette ouverture comme - paraît-il - le fit Bogdan chaque fois qu'il rechercha le conseil de Marie. Mais à seize ans je fus, pour ainsi dire, happée de l'autre côté par un vent puissant : ma réponse à la beauté de la nature. Je ne songeais pas à accéder à quoi que ce fût d'autre que la Joie au moment même où - chevauchant Jane - je me jetai en avant pour changer son grand trot en un galop à bride abattue. Et ce fut à la Joie que j'accédai : une Joie Absolue : la joie extatique dont le ciel est le précipité.

Il est possible que, dans le mesurage conventionnel du temps, l'expérience entière n'ait duré qu'un dix mille millionième de millionième de seconde, et que par conséquent il n'y ait pas eu lieu pour Jane de s'occuper de moi. Je ne sais pas et n'ai aucun moyen de le savoir.

Si vous acceptez le modèle de Bentov, il n'y a aucune raison que l'Expérience que j'ai décrite et celle qui lui "fit suite", tout comme la Troisième Expérience, ne se soient pas toutes produites "en l'espace d'un dix mille millionième de millionième de seconde", quoique tout fût vraiment, vraiment différent, et transmît suffisamment de savoir pour changer le monde.

Si, dans la première Expérience, je pris conscience une fois pour toutes « qu'il n'y a pas d'existence en dehors de Dieu et que l'univers n'est rien sauf lui » (Ed-Darqawi) - que l'Altérité : l'espace et la forme, ainsi que le temps, et le processus (en tant que tel), n'a d'autre existence fondamentale que Dieu - dans la seconde j'entrai en contact avec la Manifestation de l'Infinie Qualité. Je fus prise dans la myriade de manifestations de Joie déferlante, créative : l'épanouissement du Ravissement. Car c'était le Paradis : le Jardin d'"Eden", dans lequel, à tous les niveaux, non seulement toute chose possède son individualité, mais est aussi la cristallisation de la myriade de potentialités inhérentes au Seul et Unique.

Une expérience numineuse (suite 3)