Une expérience numineuse

par Elizabeth Bellhouse ©

À seize ans - lorsque je fus remise de la terrible expérience scolaire, et que j'eus vu et reconnu Bogdan contre un arrière-plan de pleyons de châtaigniers - alors que j'étais à cheval -, l'une des choses auxquelles j'ai fait référence dans le précédent chapitre se produisit. J'étais partie de la Quinta do Ribeiro do Baccho, dont le nom commémorait Dionysos : cette personnification de la Dualité qui provient d'une Unité si complète que l'intellect de l'homme ne peut la saisir. Dionysos qui n'eut l'occasion de ne produire que le Répit - ce contrepoids de l'Épuisement - avant qu'une humanité obtuse et dégénérée ne le reléguât dans l'Inconscient, son œuvre parmi les hommes à peine commencée. Moi qui ne me doutais pas du tout que Dionysos avait fouillé dans mon âme, j'étais en train de faire quelque chose que je faisais suprêmement bien : j'étais à cheval - comme toujours, seule - dans la plaine de l'Alentejo. Ce serait ce jour-là - en cet endroit et dans ces circonstances alors que j'étais en pleine forme, au mieux de mes capacités, et gaie - au point de ravissement - et profondément dans la limite du Tao - que je traverserais la frontière la plus reculée de l'intellect fini. Alors que j'étais en train de connaître la plénitude de mon soi de seize ans, survint une Expérience qui devait intensifier et colorer la Vie qui était en moi. J'étais sur le point de quitter la dualité (le duo-vers lui-même) et de pénétrer dans l'Unité. Tendue et alerte, Jane trottait, l'oreille gauche pointée avec intérêt en avant - son attention portait à la fois sur le terrain accidenté et sur tout ce qui nous entourait. Son oreille droite était dressée en arrière avec autant d'intérêt - elle était aussi vigilante à mon égard, moi qui étais le centre de son cœur. Sachant qu'elle prendrait grand soin de ne pas le heurter avec ses sabots, Pucky courait à côté d'elle en bondissant, jouissant de la rigoureuse forme athlétique de son propre corps et des senteurs capiteuses qu'il n'avait le loisir d'étudier, notre course ne lui permettant pas de s'arrêter un instant. C'était le printemps, le soleil était suffisamment chaud pour faire sortir l'âcre parfum des grands eucalyptus à 800 mètres sur la gauche. Des guêpiers aux nuances éclatantes étincelaient, en vol piqué, d'un azinhéria à un autre le long du cours d'eau voisin, tari. Au-dessus de nos têtes, bien que lancées en l'air en des salves extatiques, des alouettes montant en flèche - des paquets d'oiseaux voltigeant, poignants et minuscules - chantaient encore et encore. Le ciel était une cascade de chants d'alouettes.

Tout autour, s'étant métamorphosés à partir de chenilles gauches et disgracieuses, et ayant ensuite subi une complète dissolution pour devenir de splendides créatures ailées, des papillons de tailles, formes, et couleurs diverses, voltigeaient avec inconséquence de fleur en fleur, puis décrivaient des spirales les uns autour des autres, se heurtaient, se séparaient, et se laissaient glisser à nouveau.

A mesure que nous avancions, le clip-clop saccadé des sabots de Jane faisait se taire un instant les criquets. Avant qu'ils n'eussent repris leur chant nous étions passés. Jane, Pucky et moi avancions avec précaution et cependant rapidement, au centre d'une bulle, et accompagnés dans notre course par une bulle, hermétique au bruit des criquets.

Des lézards vert bronze, la tête haute, s'arrêtaient pour nous regarder fixement, et - perdant soudain courage - filaient se mettre à l'abri. Des fourmis à la mâchoire féroce filaient à toute allure avec leur butin, le long de leurs chemins méticuleusement balayés. Des cafards trottaient précipitamment deci-delà pour affaires de cafards.

La plaine de l'Alentejo palpitait de vie et resplendissait comme seuls les semi-déserts resplendissent lorsque tout va bien. Les bords du chemin charretier étaient pailletés de minuscules fleurs blanches, semblables à des étoiles, parmi lesquelles fleurissait de manière éparse de la scabieuse bleue. Ou bien un, deux, et parfois même trois petits iris mauves éphémères pour une tige, avaient miraculeusement surgi à travers le sol dur comme du béton. Parmi les vigoureux chaumes de blé il y avait les habituels lupins blancs-rosés et des nappes de chrysanthèmes dorés annuels. Et en moi s'éleva de nouveau, un irrésistible amour pour la Nature.

Dans un effort instinctuel pour entrer davantage encore en symbiose avec la Beauté, l'Amour et la Joie, pivotant au niveau des genoux en un arc de cercle, je déportai mon poids en avant, tout en apostrophant Jane : "Fora !" (ALLEZ ! en route ! !).

Ravie - comme une danseuse s'accordant aux pas de son partenaire - elle adopta mon mouvement vers l'avant, changea la cadence à mi-course, allongea l'encolure et… sa crinière soyeuse s'éleva, s'envola comme le vent, avec Pucky (qui avait entendu mon "Fora") ventre à terre, une demi foulée en arrière.

Et en cette seconde, cela se produisit.

M'abandonnant à une Joie et un Amour extrêmes, je fus emportée dans un tourbillon ascendant par cette énergie toute particulière qui relie deux mondes : le monde terne du duo-vers, et le monde glorieux qui est éclairé par la lumière de l'Agneau.

Bien que toujours liée à lui par le Ravissement et l'Amour qu'il avait engendrés, mais perdant absolument toute conscience de tout ce que je viens de décrire, ma conscience émergea dans une dimension qui est l'Au-Delà de l'Être. Dans cette dimension il n'y a pas de formes, de couleur, de mouvement, de son. Elle se trouve au-delà de la dimension où "l'amour n'appelle que l'amour". N'y ayant absolument pas de soi, il n'y a et ne peut y avoir, aucun échange d'amour. Dans cette dimension l'aboutissement de l'Amour EST… L'ensemble de l'empathie totale et sans tache de l'Amour est une Paix et une Sérénité Absolues - la source de tout dynamisme : la réalisation du Potentiel divin Absolu : l'unique préfiguration de chacune de toutes les qualités divines dont le mental de l'homme ait connaissance.

Là le Divin est sans forme et abstrait : il est l'Amour total Absolu, Non-Inhibé, Sans Peur, Magnifiant, lui-même. L'Amour total Actif, Universellement Magnifiant imprègne tout et a fait valoir sa volonté dans tout. Il y a une Liberté métacosmique si totale qu'elle passe inaperçue. - Rien n'est remarqué. Il n'y a pas d'observateur pour remarquer quoi que ce soit… quant à cet Au-Delà de l'Être.

Il y avait là la seule, la transcendante, et l'unique racine de toute Perfection et de tout Accomplissement. C'est un état de Non-Existence antérieur à l'acte de création (et même bien plus éloigné que cela de la Création elle-même). Il a pour nom les Divines Ténèbres, mais ce n'est pas ainsi que je trouvai qu'il était. C'était un rose d'or aussi insubstantiel que la brume.

Parce que, lorsqu'on est entré en symbiose avec lui, on est entré dans un état d'existence que le mental et les émotions humaines ne peuvent contenir parce qu'en son sein ils n'existent pas, malgré son caractère bien vivant (et tout ce qui le concernait était plus vivant que la Vie - qui en découle) je ne peux vraiment guère le décrire. Il s'agit du royaume du divin : l'Expérience entière est la Divinité - rien d'autre. Il n'y a, qui soit efficace, rien de tel que la Différence. Dieu est si pleinement, et de manière si ininterrompue, qu'Il est chaque phénomène - mais les phénomènes n'existent pas - aucun n'existe, ou n'est, sinon Lui. Il est tellement Tout-Puissant, Sa présence est tellement dynamique, que rien ne peut exister ni n'existe effectivement en dehors de Lui. Il est partout et tout. Il n'y a pas ni ne peut y avoir d'êtres secondaires. Ni de processus secondaires. Rien n'existe qui puisse se mettre entre Dieu et les Infinités de Possibilités qui sont une partie de Son soi dynamique. Il n'y a ni ombre, ni ténèbres, ni même n'y a-t-il un précurseur de l'Autre. Il s'agit du véritable Univers.

"Tat tvam asi, tu es Cela. C'est là la vérité que les mystères anciens enseignèrent et que toutes les religions postérieures oublièrent" (Satprem).

Une expérience numineuse (suite 1)