Les mille talents d'Euridice Gusmao

Les milles talents d’Eurίdice Gusmão

(Roman, Édit. Le livre de poche, janvier 2018).

L’auteur :

Martha Batalha : Journaliste, éditrice et écrivaine brésilienne née en 1973 à Rio.

Etudes (littérature et journalisme) au Brésil puis aux Etats-Unis.

Premier roman (2016) :« La vie invisible d’Eurίdice Gusmão » (publié en Allemagne et en Norvège, avant sa sortie au Brésil).

Son second livre sorti en France (11/2018) : « Un château à Ipanema ».

L’intrigue :

La vie d’Eurίdice Gusmão, femme énergique, pleine de projets, mais étouffée par son mari, Antenor, qui la cantonne dans son rôle de « femme au foyer brésilienne » des années 1960.

En réalité ce n’est là qu’une trame sur laquelle l’auteure tisse un roman riche de nombreux personnages, à commencer par Guida, la sœur d’Eurίdice, qui épouse un pleutre, et connaît une vie de galère. Tout au long du roman, nous faisons connaissance, notamment, des parents d’Eurίdice et Guida, de leurs enfants, de leurs belles-familles, qui n’appartiennent pas à la même classe sociale. Nous rencontrons aussi Filomania, une prostituée magnifique, Zélia, la voisine médisante et bien d’autres personnages, l’histoire d’Eurίdice n’étant qu’un prétexte à décrire la société brésilienne.

Ce que j’ai aimé :

C’est un magnifique hommage aux femmes, et en particulier à toutes celles que l’on ignore, voire que l’on méprise après en avoir usé, si ce n’est abusé.

J’ai également été séduit par le style de l’ouvrage. Le récit semble déstructuré, puisque les portraits et les faits se succèdent sans chronologie particulière, pour aboutir à un tableau haut en couleurs et tout à fait cohérence. Loin de nous livrer une photo de la société en noir et blanc, l’auteure peint, touches après touches, les portraits de chaque individu, leur psychologie, leur environnement social et politique. Elle nous parle des relations humaines en général, et en particulier des relations de genre et des relations de pouvoir.

Et tout cela, en mélangeant gravité et humour.

Extraits

p. 19 s. (Euridice vient d’acheter un cahier pour y noter ses recettes de cuisine. Elle rencontre Zélia…)

Zélia, la voisine d'à côté. Zélia collectionnait les frustrations, la plus grande étant de ne pas être le Saint Esprit, qui voyait et savait tout. En vérité, elle était plus proche du Grand Méchant Loup que du Saint Esprit, parce qu'elle avait de grands yeux pour mieux voir, de grandes oreilles pour entendre et une très grande bouche qui dispensait aux voisines les principales nouvelles du quartier. Zélia avait également un cou de tortue, qui semblait s'allonger chaque fois qu'elle voyait passer devant chez elle une personne qui l'intéressait. Cette femme était plus curieuse qu'un ornithorynque, et si elle ne soulevait pas l'indignation de toute sa rue, c'était simplement parce que Zélia n'était qu'une commère parmi tant d'autres vivant à cette époque à cet endroit.

" Besoin de fournitures scolaires pour les enfants? "

Euridice plaqua le paquet contre sa poitrine, en un geste suspect, même pour elle. Elle ignorait si c'était sa poitrine ou le paquet qu'elle protégeait.

" Bonjour, ma chère. C'est un... cahier pour noter les dépenses de la famille. "

Dès le lendemain, toutes les habitantes de la rue se lamentèrent sur les difficultés financières d'Euridice et d'Antenor.


p. 73 s.

Il est un personnage très important qu'on n'a pas encore mentionné. Un personnage qui a pourtant joué un grand rôle dès l'enfance d'Euridice, et qui est l'un des grands responsables de sa situation actuelle. Nous voulons parler de ce Quelque Chose en Euridice Qui Ne Voulait pas Qu'Euridice Soit Euridice.

Le Quelque Chose en Euridice Qui Ne Voulait pas Qu'Euridice Soit Euridice la tourmenta dès l'école municipale Celestino Silva, à cette époque où elle croyait encore que le monde était bon. Bon et intéressant, avec tous ces chiffres, toutes ces lettres, et ces combinaisons infinies de chiffres et de lettres. Bien avant ses petites camarades, elle dompta lettres et mots, et dès le CE1 elle ne sortait de chez elle que bien informée, après avoir lu le dos du journal qui dissimulait le visage de son père. Ses progrès nourrissaient les espoirs de sa mère, dona Ana.

" Dans un rien de temps, cette petite pourra nous aider à l'épicerie. "

La maitresse d'Euridice, Clara, était plus douce que la plus douce des confitures de patate douce. Clara souriait quand ses élèves répondaient juste et souriait quand ils se trompaient : ainsi, tous voulaient avoir juste, et personne n'avait peur de se tromper. Jamais on ne la vit avec une autre jupe que sa jupe bleue, avec un autre chemisier que son chemisier blanc, et avec un autre visage que son visage souriant. Ses vêtements sentaient le savon de coco, elle sentait tout entière le savon de coco. Tous les jours après l'école, elle lavait son chemisier et l’étendait pour le faire sécher. Elle lavait également des chemisiers qui n'étaient pas les siens, que sa mère repassait et rendait aux grandes familles du quartier de Rio Comprido. Un jour froid et nuageux, Clara insista pour enfiler son uniforme encore un peu humide. Elle attrapa un rhume, puis la grippe. Elle mourut de pneumonie, et n'eût été tout le bien qu'elle avait fait à ses élèves durant ces trois années où elle enseigna, elle aurait quitté ce monde sans y laisser la moindre trace.

Elle fut remplacée par dona Josefa, dont les nouveaux élèves devaient se souvenir longtemps, à l'occasion de leurs cauchemars nocturnes. Aucun enseignant ne prépara aussi bien ses élèves à la vraie vie. Dona Josefa leur inculqua les principes de l'ironie et l'importance de la hiérarchie. Elle modela comme nulle autre des personnalités obsessionnelles compulsives, par la répétition de phrases qui emplissaient cahiers, après-midi et cauchemars cités ci-dessus. Je n'arriverai plus en retard à l'école, écrivait un élève une heure durant après le déjeuner, même si le lendemain il ne pouvait qu'arriver de nouveau en retard, parce que la file d'attente pour la salle de bains du taudis qu'il habitait était comparable à celle des toilettes de la gare Central do Brasil en fin d'après-midi et que, comme il n'était qu'un enfant, la dernière place lui revenait immanquablement.