Conférence « Machiavel, 1469 – 2019 »

AIL Sainte-Anne, 8 Avenue Illyssia (13008)

Mercredi 10 avril à 18 h 30.


Voici un des rares portraits de Machiavel. Comme toutes les représentations de l’auteur italien, il n’a pas été peint de son vivant. Santi di Tito ne l’a réalisé que 30 ans après son décès, le 28 juin 1527.

En effet, voici près de 500 ans que Machiavel a disparu, et l’on peut s’interroger sur les raisons qui poussent à s’intéresser encore à son œuvre.

Personnellement j’y vois au moins trois raisons.

La première réside dans la permanence de sa présence. Régulièrement, la une de revues, des évocations de Machiavel ou du Machiavélisme dans la presse, fait qu’il tient toujours le haut de l’affiche.

Les deux raisons suivantes tiennent à l’actualité.

L’une est anecdotique : notre président s’est dit être un lecteur averti de Machiavel.

La seconde est plus fondamentale. Nous parlons beaucoup actuellement de la crise de notre démocratie voire des démocraties occidentales. Or, Machiavel, nous le verrons, a écrit par temps de crise. Il en a cherché les causes, et les solutions. Il me paraît donc intéressant d’examiner sa réflexion sur ce point.

Pour cela, je voudrais évoquer trois points successifs.

Dans un premier temps je voudrais présenter les circonstances dans les quelles il a écrit (1), puis ses sources d’inspiration (2), pour enfin, essayer de comprendre sa pensée (3).

(1) Les circonstances

Machiavel est né à Florence le 3 mai 1469. Florence était alors plus qu’une grande ville. C’était une république.

Disons, plus précisément, qu’en 1469, elle avait la forme d’une république. L’examen des institutions florentines permet d’y découvrir un exécutif séparé du législatif, dont les membres sont, dans l’un et l’autre cas, élus pour de courtes périodes. Nous pouvons même évoquer une démocratie directe dans la mesure où, en cas de grave problème, la Balia peut se réunir, regroupant en une assemblée tous les citoyens de Florence.

Cela, c’est la forme. Au fond, la famille Médicis avait mis la main sur la ville. Et grâce à leurs ressources financières, et parfois au fil de l’épée, elle gouvernait d’une main de fer.

C’est dans ce cadre que Machiavel naît, le 3 mai 1469. En décembre de la même année, Laurent de Médicis succède à son père, Pierre. C’est lui qui sera, bien plus tard, surnommé « le Magnifique ».

Bien entendu, Florence se situe déjà, physiquement en Italie. Si ce n’est qu’alors, l’Italie n’existe pas politiquement.

Elle est divisée, pour simplifier, en trois parties. Au centre, nous trouvons les états pontificaux qui relient la mer Tyrrhénienne à l’Adriatique.

Au sud, un vaste territoire constitue le royaume de Naples et de Sicile.

Enfin, une quinzaine de principautés se partagent le nord. S’en détachent quelques unes, de part leur puissance. C’est le cas de Gênes et Venise, puissances marchandes ouvertes dotées de ports très actifs. C’est également le cas de Milan et Florence, villes riches d’un artisanat prospère, et d’activités financières développées pour la dernière en particulier.

Bien entendu, il n’y a pas d’entente cordiale entre ces différentes principautés, et nous pouvons dire que la division règne.

Cette division est d’autant plus gênante que la péninsule italienne est entourée de quatre puissants voisins.

La France. C’est un Etat uni autour d’un roi, ce que Machiavel ne cessera de louer. En raison d’alliances passées, elle dispose sur le territoire italien de droits qu’elle revendique : le duché de Milan et les terres du sud, royaume de Naples et de Sicile.

L’Espagne et l’empire germanique, continuation du Saint Empire Romain Germanique. Germanique, parce que ce sont les princes allemands qui élisent leur empereur, et Romain parce qu’il est couronné par le Pape, dans une tradition qui remonte à Charlemagne. Si je réunis ici ces deux entités, c’est parce que l’Espagne, qui revendique également la possession du royaume de Naples et de Sicile va bientôt se trouvait réunie à l’empire. Charles, duc de Bourgogne, du Brabant et de bien d’autres provinces, devient en 1516 roi d’une Espagne réunifiée. En 1519, il est élu empereur. Nous le connaissons sous le nom de Charles Quint, et nous en reparlerons.

Enfin, il ne faut pas oublier les Ottomans qui sont aux portes des territoires vénitiens, qu’ils commenceront à enlever au début du siècle suivant, mais cela c’est une autre histoire.

Venons en donc aux sources.

(2) Les sources

Comme bien des penseurs politiques, Machiavel fonde sa réflexion sur ses lectures et sur son expérience personnelle.

Ses lectures, nous les connaissons essentiellement par les références qu’il y fait. Certains chercheurs ont également fouillé les archives de la famille Machiavel, et notamment les carnets de note de Bernard, le père de Nicolas.

Pour résumer nous pouvons dire que Machiavel a lu la Bible, et surtout les auteurs classiques de l’époque : des grecs, Aristote, Platon, Polybe et des romains tels que Salluste, Cicéron et, surtout, Tite-Live, dont il commentera une partie de l’œuvre.

Son vécu est, comme nous l’avons dit, celui d’un florentin. Enfant puis jeune homme, il observe, avant de rentrer dans la vie active.

De sa jeunesse, nous pouvons retenir deux événements majeurs qu’il commentera longuement dans ses écrits : la conjuration des Pazzi et la brève théocratie mise en place par Savonarole.

Les Pazzi sont une riche famille de Florence. Ils aimeraient bien être à la place des Médicis, et envisagent en 1478 l’assassinat de Laurent de Médicis. Ils échouent, et la répression est terrible. Machiavel sera marqué par la violence de cette répression et par le déchaînement de la foule. Considérant le sort du vieux Jacob Pazzi, il comprendra que la roue tourne, pour les individus, comme pour les sociétés.

« Exemple vraiment saisissant de ce qu’est la fortune : un homme parvenu si haut dans la richesse et la faveur, précipité si bas et dans une telle ignominie » (Histoires, VIII-9, pp. 1350 et 1351).

C’est près de 20 ans plus tard qu’intervient Jérôme Savonarole. C’est un moine dominicain fanatique ; il en veut aux nobles comme aux Papes dont il dénonce la richesse et la vie licencieuse. En 1494, il profite d’une erreur de Pierre de Médicis, fils de Laurent, alors aux commandes de la république florentine, pour le renverser. Il obtient le soutien du peuple, d’une part en évitant le pillage de la ville par les troupes françaises qui ont commencé à envahir la péninsule, d’autre part en instaurant un conseil populaire regroupant tous les citoyens de plus de 30 ans, soit près de 2 600 personnes. C’est presque une démocratie directe, qui vire à la théocratie Son emprise sur les esprits se renforce avec le temps et atteint un sommet lorsque le 7 février 1497, il organise un bûcher des vanités sur la place de la Seigneurie. On y brûle meubles, bijoux, vêtements pris aux riches, mais aussi livres et tableaux. Les nobles en ont assez, le Pape aussi. Il l’excommunie et envoie l’inquisition s’occuper du cas… Savonarole, après avoir subi quelques tortures se retrouve à son tour sur le bûcher le 23 mai 1498.

Machiavel en retiendra deux leçons. La première est que, sans armes, même un « prophète » ne saurait triompher :

« Tous les prophètes bien armés furent vainqueurs et les désarmés déconfits » (Le Prince, VI, p. 305).

La seconde est que ceux-là mêmes qui ont acclamé Savonarole en 1494 ont applaudi sa mise à mort en 1498.

« Qu’on se garde d’exciter une sédition dans une ville en se flattant de pouvoir l’arrêter ou la diriger à sa volonté » (Histoires, III-10), car « la nature des peuples est changeante, et il est aisé de les persuader d’une chose, mais difficile de les garder en cette persuasion » (Le Prince, VI).

Lors de ces deux événements, Machiavel était observateur, plus ou moins conscient au demeurant puisque pour la conjuration des Pazzi il n’avait que 9 ans.

Par contre, avec la chute de Savonarole et le rétablissement de la république, il devient acteur.

En effet, en 1498, les Médicis et bien d’autres nobles sont toujours en exil. Les institutions florentines sont donc rétablies par et au profit des citoyens. Dans l’une des diapositives antérieures, nous avons examiné les institutions politiques de la cité. Voyons maintenant les institutions administratives.

L’administration est en quelque sorte divisée en trois « ministères » : La première chancellerie, en charge des affaires intérieures, la seconde chancellerie, qui s’occupe des relations extérieures et les Huit de la milice, en charge de la « Défense ».

En juin 1498 Machiavel est recruté pour assurer le secrétariat de la seconde chancellerie. En juillet, il est nommé secrétaire des dix, sans quitter ses anciennes fonctions. En 1506, il deviendra également secrétaire des huit (devenus neuf) de la milice… en plus et sans changement de traitement.

A la fin de sa vie, en 1526, il sera chargé, par les Médicis, des fortifications de la ville…

Si ces activités ne l’ont pas enrichi, il en tire au moins un surnom, celui de « secrétaire florentin ». Elles laissent supposer également qu’il était considéré comme compétent.

Ces fonctions vont être riches d’expériences et de leçons. Je n’en citerai que trois pour l’exemple.

En 1499, il part pour sa première mission diplomatique, négocier une alliance avec Catherine Sforza, duchesse de Forli. Après quinze jours de négociations ils arrivent à un accord, qui doit être entériné le lendemain. Au matin, la duchesse lui annonce qu’elle a changé d’avis. Elle se rallie à son cousin, duc de Milan. A le lire, Machiavel se dit furieux, et l’aurait fait savoir…

« Devant cette volte-face, je n’ai pu me retenir d’être fâché et de le montrer, et par mes gestes et par mes paroles » (Lettre du 24 juillet 1499, « Toutes les lettres… », Vol. I, p. 32).

Je pense qu’il est également honteux de son échec. Quoiqu’il en soit, il en tire une leçon évidente : en politique, les promesses n’engagent que ceux qui y croient.

« L’exemple du passé empêche qu’on s’arrête à la considération des traités qu’il vient de conclure » (Lettre du 14 décembre 1502…..).

« Il », c’est César Borgia, qu’il a l’occasion d’observer de très près pendant l’hiver 1502-1503, et qui confirme très vite les prévisions de notre auteur. Alors que Machiavel est retenu comme otage par le condottiere, il voit comment l’intéressé attire dans un piège ses anciens ennemis, avec lesquels il vient de pactiser. Cela se passe à Sinigaglia, dans les Marches. Il attire ses alliés dans la ville et les massacrent. Ne pouvant se payer sur les armées des seigneurs assassinés, les quelles ont réussi à s’enfuir, une partie des troupes de Borgia se retourne contre la population de la ville. Borgia attend un peu, puis réprime : il fait juger et exécuter sur la place publique une partie de ses propres soldats.

Machiavel retiendra de cette expérience que nombreux sont ceux qui s’attachent à l’apparence plus qu’au fond. Les alliés du duc se sont laissés piéger par diverses largesses qu’il leur a prodiguées, et la population de Sinigaglia acclame Borgia en tant que libérateur, alors même que c’est lui qui a introduit les armes dans la ville.

« Car l’universalité des hommes se repaît de l’apparence comme de la réalité ; souvent l’apparence les frappe plus que la réalité même » (Les Discours, I-25, p. 441).

Entre ces deux expériences, il avait également appris à se méfier des troupes mercenaires. En effet, courant 1500, alors que les troupes florentines assiègent Pise, les soldats embauchés par Florence abandonnent le siège pour trouver un meilleur emploi ailleurs.

« Les troupes mercenaires ne valent rien et sont fort dangereuses (…) car elles sont désunies, ambitieuses, sans discipline et déloyales » (Le Prince, XII, p. 325).

A partir de cette expérience, Machiavel ne cessera de plaider pour la constitution d’une milice citoyenne.

Il serait trop long ici de retracer ses missions diplomatiques à l’étranger comme ses actions internes à Florence ; je me contenterai donc de dire qu’il a beaucoup voyagé, et beaucoup écrit. Lettres à la Seigneuries, aux amis comme rapports administratifs nous informent sur son activité et sur l’évolution de sa pensée.

Nous allons donc essayer d’analyser celle-ci.

(3) Sa pensée

Je viens de dire « pensée », mais j’aurais pu tout aussi bien parler de « philosophie », tant il a approfondi, travaillé, façonné sa réflexion. Il est impossible de la présenter en quelques mots, et j’irai donc à l’essentiel une fois encore, quitte à revenir plus tard sur certains points avec vos questions.

Pour résumer, je dirai que de ses lectures et expériences, Machiavel a retenu deux éléments fondamentaux (a), qui l’ont conduit à choisir comme « meilleur régime » la République (b), tout en introduisant dans sa réflexion une dimension temporelle (c). C’est cette dernière dimension qui explique en grande partie la complexité de sa pensée.

(a) Deux éléments fondamentaux

Machiavel va s’appuier sur deux théories, la première est relative aux cycles, la seconde aux humeurs.

La THEORIE DES CYCLES est ancienne. C’est en quelque sorte le cycle de la vie. Tout naît, se développe puis dépérit. Il en va ainsi des individus comme des sociétés et des régimes politiques. C’est ainsi que l’anarchie primitive cède la place à la monarchie, laquelle est renversée par la république qui dégénère en anarchie… Les expressions diffèrent selon les auteurs, et leur époque, mais l’idée reste identique.

« Dans le commencement, ayant sans cesse le souvenir de l’ancienne tyrannie, on vit (les Romains), fidèles observateurs des lois qu’ils avaient établies, préférer le bien public à leur propre intérêt, administrer, protéger avec le plus grand soin et la république et les particuliers. Les enfants succédèrent à leurs pères ; ne connaissant pas les changements de la fortune, n’ayant pas éprouvé ses revers (…). Ils firent bientôt dégénérer le gouvernement des meilleurs en une tyrannie du petit nombre. Ces nouveaux tyrans éprouvèrent le sort du premier. Le peuple, dégoûté de leur gouvernement, fut aux ordres de quiconque voulut les attaquer (…). Le souvenir du prince et des maux qu’il avait causés était encore trop récent pour qu’on cherchât à le rétablir. Ainsi donc, quoiqu’on eût renversé l’oligarchie, on ne voulut pas retourner sous le gouvernement d’un seul. On se détermina pour le gouvernement populaire, et par là on empêcha l’autorité de tomber dans les mains d’un prince ou d’un petit nombre de grands. Tous les gouvernements, en commençant, ont quelque retenue ; aussi l’État populaire se maintenait-il pendant un temps qui ne fut jamais très long et qui durait ordinairement à peu près autant que la génération qui l’avait établi. On en vint bientôt à une espèce de licence où l’on blessait également le bien public et les particuliers… » (Les Discours, I-2, pp. 385-386).

La seconde théorie, THEORIE DES HUMEURS, a dominé dans la pensée médicale jusqu’au XVII° siècle. Elle veut que le corps humain soit parcouru par quatre humeurs : le sang, le flegme, la bile et l’atrabile1. La santé dépend donc du bon équilibre de ces humeurs. Machiavel transpose cette idée dans le domaine politique. Pour lui la société est parcourue de deux humeurs opposées : celle des dominants, qui veulent opprimer, et celle des dominés, qui veulent résister.

Certains verront dans cette approche les prémices de la lutte des classes de Marx. Nous pourrons en discuter.

Si cette dernière théorie pousse Machiavel à opter pour la république, la première lui fait introduire la dimension temporelle.

(b) Choix de la république

Par tradition familiale, Machiavel est un partisan de la liberté. Pour lui, seule la liberté, des nobles comme du peuple, peut fonder la grandeur d’un État. Mais la liberté dépend de la sécurité. Un bon gouvernement devra donc assurer l’une et l’autre. La difficulté tient dans le conflit permanent entre les deux humeurs, entre les nobles et le peuple. C’est pourquoi Machiavel va nous inviter à relire Tite-Live, en particulier l’histoire de la république romaine.

« Il faut toujours revenir à eux (les romains). Si on examine avec attention leurs institutions et leurs mœurs, on pourrait remarquer beaucoup de choses qu’il serait aisé de faire vivre dans une société qui ne serait pas tout à fait corrompue » (L’Art de la guerre, I-1, p. 729).

Machiavel ne craint pas en effet les disputes entre les différentes humeurs. C’est, pense-t-il, de ces débats que sortent les bonnes lois, si on en reste au stade des débats et que cette lutte des classes, pourrait-on dire, ne se transforme pas en guerre ouverte.

« Dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition » ; les bonnes lois, précise-t-il, « sont le fruit de ces agitations que la plupart condamnent si inconsidérément » (Les Discours, I-4, p. 390).

C’est pourquoi Machiavel pense qu’il faut mettre en place un régime fondé sur un partage du pouvoir et surtout sur une juste représentation des deux « humeurs ».

« Quand dans la même constitution vous réunissez un prince, des grands et la puissance du peuple, chacun des trois pouvoirs surveille les autres » (Les Discours, I-2, p. 388).

Le problème, car il y a toujours un problème, c’est que la roue tourne, les cycles s’imposent, et la république y est soumise, aussi équilibrée soit-elle à l’origine. C’est pourquoi, Machiavel introduit une notion de temporalité dans la réflexion.

(c) Une dimension temporelle

Cette approche temporelle est essentielle à la compréhension de sa pensée. En effet, puisque rien n’est stable, il y a des époques où la république n’existe pas, il faut la créer ; une fois créée, il faut prévenir les menaces, qui ne manqueront pas de venir.

Machiavel se réfère une fois encore à la pratique médicale :

« Il faut à un malade un régime différent de celui qui convient à un homme sain, et la même forme ne peut convenir à deux matières en tout très différentes » (Les Discours, I-18, p. 430).

Les moyens d’instaurer ou de restaurer un régime politique diffèrent donc des moyens utiles à son bon fonctionnement. De nombreux commentateurs de Machiavel estiment que le temps de la fondation correspond au Prince, quand le temps de la conservation correspondrait aux Discours sur la première décade de Tite-Livre, le « livre des républicains » selon Rousseau2. Un mot donc sur ces deux moments de l’histoire d’un État.

1°) L’instauration d’un nouveau régime

Pour Machiavel, l’instauration d’un nouveau régime, sa fondation ou refondation, ne peuvent dépendre du peuple, car « jamais la multitude ne s’accorde sur l’établissement d’une loi nouvelle tendant à changer la Constitution de l’État sans être fortement frappé par la nécessité de ce changement » (Les Discours, I-2, p. 383).

Or, cette prise de conscience arrive souvent trop tard. Pour Machiavel, la conduite des changements nécessaires ne peut donc être que le fait d’un homme seul, que nous appellerons « le prince », pour simplifier. L’objectif de l’ouvrage éponyme est donc d’appeler un chef à agir…

Le Prince est d’ailleurs écrit en 1513, alors que la péninsule est envahie de troupes françaises. Dans un dernier chapitre intitulé « Exhortation à prendre l’Italie et à la délivrer des barbares », Machiavel écrit « sans chef, sans ordre, battue, pillée, dépecée, courue des étrangers (…) demeurée sans vie, elle attend qui pourra être celui qui guérisse ses blessures et mette fin aux pillages de Lombardie, au rançonnement de Naples et Toscane, et la guérisse de ses plaies, qui déjà longtemps coulent en fistules. On voit comment elle prie Dieu qu’il lui envoie quelqu’un qui la rachète de ces cruautés et tyrannies barbares. On voit aussi comme elle est prête et disposée à suivre un drapeau, pourvu qu’il s’offre quelqu’un qui le veuille lever ».

Après avoir rappelé le passé glorieux de l’Italie et de ses héros, il ajoute à l’attention de son lecteur, Laurent de Médicis : « Si donc votre très illustre maison veut suivre ces excellents personnages qui furent rédempteurs à leur nation, il est nécessaire de se garnie en propres armes » (Le Prince, XXVI, p. 369).

Lui, le républicain en appelle à une famille de tendance monarchique.

Mais deux notions interviennent pour que l’entreprise de fondation réussisse, celles de virtù et de fortune.

La FORTUNE, c’est l’ensemble des éléments extérieurs à l’homme, éléments sur lesquels il n’a que peu de prise ; c’est en quelque sorte le hasard, la chance.

La VIRTÙ, est une qualité propre au « grand homme », faite de courage et de puissance, non seulement physique mais aussi intellectuelle (capacité de décision, autorité…). Elle lui permet, si ce n’est de dominer la fortune, de jouer avec elle pour qu’elle soit favorable à ses entreprises. Elle se distingue de la vertu chrétienne par le fait qu’elle ne comporte aucune part de religiosité, ni même de morale. Elle se distingue également de la vertu ordinaire en ce qu’elle est orientée vers un objectif unique : la conquête et la conservation du pouvoir.

C’est pourquoi Machiavel n’exclut pas le recours à la force. Il tire de la lecture de l’Histoire qu’aucune conquête ou révolution ne s’est faite paisiblement, et il en titre les leçons.

L’homme vertueux, au sens machiavélien, est donc celui qui saura saisir l’occasion. Machiavel consacre un très court texte à cette notion, le Capitolo de l’occasion. Il y dit combien les événements se suivent dans une course effrénée, et souligne que peu nombreux sont ceux qui savent y déceler l’occasion, l’opportunité, dont il faut se saisir pour engager favorablement son action. Celui qui ne sait l’attraper, nous dit-il, « ne garde que regret » (Capitolo de l’occasion, p. 81). L’occasion, « la minute propice » (Lettre à Pier Soderini de 1513, « Toutes les lettres… », Vol. II, p. 327), traverse en réalité toute son œuvre ; il l’évoque très tôt dans ses lettres officielles (Lettre à Antonio Gicomini du 04/07/1502, « Toutes les lettres… », Vol. II, p. 173), soulignant à maintes fois que les Romains, chez qui il trouve la source de son inspiration, « savaient voir l’occasion, et ils savaient la saisir » (De la manière de traiter les populations rebelles du Val di Chiana, « Toutes les lettres… », Vol. I, p. 330).

Une fois l’occasion saisie, il faut agir sans hésiter, et faire fasse à la nécessité, c’est à dire employer tous les moyens utiles, fussent-ils très violents, car

« Les hommes réussissent ou échouent suivant qu’ils savent ou non régler leur conduite sur les circonstances » (Les Discours, III-9, p. 640).

Et il est conscient de l’aspect amoral de son discours :

« Je sais bien, nous dit-il, que chacun confessera que ce serait chose louable qu’un Prince se trouvât ayant de toutes les susdites qualités celles qui sont tenues pour bonnes [libéralité, pitié, courage, opiniâtreté…] ; mais comme elles ne se peuvent toutes avoir, ni entièrement observer, à cause que la condition humaine ne le permet pas, il lui est nécessaire d’être assez sage pour qu’il sache éviter l’infamie de ces vices qui lui feraient perdre ses États ; et de ceux qui ne les lui feraient point perdre, qu’il s’en garde s’il lui est possible : mais s’il ne lui est pas possible, il peut avec moindre souci les laisser aller. » (Le Prince, XV, p. 335).

Toutefois, pour Machiavel, la force doit être fondatrice. Il y a, nous dit-il, deux types de « cruautés » selon que la force est « bien ou mal employée. On peut appeler bonne cette cruauté - si l’on peut dire y avoir du bien au mal -, (celle qui) s’exerce seulement une fois, par nécessité de sa sûreté, et puis ne se continue point, mais se convertit au profit des sujets le plus qu’on peut. La mauvaise est celle qui du commencement, encore qu’elle soit bien petite, croît avec le temps plutôt qu’elle ne s’abaisse » (Le Prince, VIII, p. 316). « On ne saurait dire, précise-t-il, que ce soit virtù que de tuer ses concitoyens, trahir ses amis, n’avoir point de foi, de pitié, de religion ». « Par ces moyens on peut conquérir quelque seigneurie, non pas honneur » (Le Prince, VIII, p. 314).

Dans ses Discours, Machiavel éclairera son propos en énonçant que « ce n’est pas la violence qui restaure, mais la violence qui ruine qu’il faut condamner » (Les Discours, I-9, pp. 405 – 406).

La violence n’est donc « bonne » que si elle permet de créer ou restaurer une République. Mais les armes seules sont insuffisantes.

En effet, si en l’absence de virtù la fortune peut permettre la conquête du pouvoir, elle ne suffit pas à sa conservation.

Il illustre ce constat en opposant François Sforza à César Borgia. Le premier acquit le duché de Milan « par l’excellence de ses talents et les moyens qui convenaient » ; il s’y maintint facilement. Le second reçut ses pouvoirs de son père, le pape Alexandre VI, et malgré ses qualités propres, les perdit : « Je veux produire deux exemples de notre souvenance sur ces deux manières de se faire Prince, par talent, ou par fortune : c'est de François Sforza et de César Borgia. Sforza, par l'excellence de ses talents et les moyens qui convenaient, de pauvre capitaine devint duc de Milan, et ce qu'il avait acquis par mille travaux, il le maintint facilement. D'autre part César Borgia, qu'on appelait communément duc de Valentinois, acquit ses États par le moyen de la fortune de son père ; aussi les perdit-il avec lui, nonobstant qu'il fît toutes les choses du monde et qu'il employât tout son esprit à agir comme tout homme doué et sage doit faire, pour bien prendre racine en ces États que les armes et la fortune d'autrui avaient donnés. Car un qui n'assied d'abord les fondements, il le pourrait, avec de grands talents, faire après ; encore se feront-ils à grand travail de l'architecte et péril de l'édifice » (Le Prince, VII, p. 307).

Utile à l’instauration du bon système politique, la virtù est nécessaire à la conservation. Et cette vertu devra irriguer le peuple dans son ensemble, et nous allons voir comment.

2°) La conservation

« Si les princes se montrent supérieurs pour créer des lois, donner une Constitution à un pays, établir une nouvelle forme de gouvernement, les peuples leur sont si supérieurs pour maintenir l’ordre établi, qu’ils ajoutent même à la gloire de leurs législateurs » (Les Discours, I-58, p. 505).

La permanence d’une organisation dépend avant tout de sa force. Rappelons nous que « tous les prophètes bien armés furent vainqueurs et les désarmés déconfits »

« Tous les arts que l'on ordonne en une cité pour le bien commun des hommes, toutes les institutions qu’on y fonde pour y faire régner la crainte de Dieu et des lois, ne serviraient à rien si l’on ne créait aussi des armes pour les défendre, lesquelles, si elles sont bien réglées, puissent sauvegarder ces institutions, même plus ou moins déréglées » (L’art de la guerre, préface, p. 723).

Reprenant sa position exprimée dès 1506 dans son Rapport sur l’institution d’une milice, il plaide pour l’instauration d’une armée formée des citoyens florentins. Il craint que, quelque soit le régime politique, une armée permanente ne conduise soit à des guerres permanentes, puisqu’il faut occuper les soldats et les payer grâce aux prises sur l’ennemi, soit à des dépenses budgétaires lourdes et infinies (L’art de la guerre, I-4, p. 735).

Aussi propose-t-il la mise en place d’une armée populaire et milicienne. Ses membres, citoyens de la cité, seraient réunis pour l’entraînement et la participation aux éventuels conflits. Hors ces périodes, les soldats vaqueraient à leurs occupations et participeraient à la vie de la cité au travers de ses institutions.

En effet, rappelons-nous que Machiavel n’a rien contre les « disputes », les débats d’idées, nécessaires au progrès des lois, il ne craint pas les confrontations constructrices : « Dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition » ; les bonnes lois, précise-t-il, « sont le fruit de ces agitations que la plupart condamnent si inconsidérément » (Les Discours, I-4, p. 390).

Ce qu’il redoute, ce sont les luttes partisanes et destructrices.

Pour obtenir la liberté, il faut donc éviter que l’opposition inévitable des « deux humeurs » ne se transforme en une opposition sectaire, frontale. Elle doit être au contraire dynamique, créatrice. Pour cela toute domination exclusive doit être évitée, qui ne peut qu’entraîner une résistance qui se transforme nécessairement en volonté de révolte. « Je suis, pour ma part, de ceux qui désirent qu’aucun citoyen ne s’élève au-dessus des autres par sa puissance et son autorité (car) tous nos concitoyens, soit par ignorance, soit par corruption, sont prêts à vendre la république », nous dit Machiavel, par la bouche de Cosme de Médicis, avant d’inviter le lecteur à se défier des partis : « si tu aimes la liberté, ne redoute pas moins notre parti que le parti de nos ennemis » (Histoires, IV-27, p. 1158).

Quelques pages plus loin, Machiavel revient sur ce point, et se fait plus précis : « Parmi les nombreuses rivalités qui agitent les États républicains, les unes leur nuisent, les autres leur sont utiles. Les premières sont celles qui enfantent des partis et des partisans ; les secondes sont celles qui se prolongent sans prendre ce caractère. Le fondateur d’une république, ne pouvant donc y empêcher les rivalités, doit au moins les empêcher de devenir des factions. Il faut pour cela observer que les citoyens ont dans cette forme de gouvernement deux manières de se faire un nom et d’acquérir du crédit, ou par des moyens publics, ou par des moyens particuliers. On y arrive par des moyens publics, ou par des moyens officieux : en gagnant une bataille, en faisant la conquête d’une place, en s’acquittant d’une mission avec zèle et habileté, en donnant à la république des conseils sages et suivis d’un heureux succès. Le second moyen d’y arriver est de rendre service à l’un et à l’autre, de protéger de simples citoyens contre l’autorité des magistrats, de leur donner des secours d’argent, de les pousser à des honneurs qu’ils ne méritent pas, et de capter la faveur populaire par des largesses et des jeux publics. De là naissent les factions et l’esprit de parti. Autant la considération acquise par ces moyens-ci est préjudiciable, autant elle est utile lorsqu’elle est étrangère aux factions, parce qu’alors elle est fondé sur le bien public et non sur l’intérêt personnel. Certes, on ne peut empêcher de naître certaines haines, et des plus violentes, entre les grands citoyens d’un tel État ; mais faute de partisans qui les suivent, ils ne peuvent nuire à l’État ; ils sont au contraire obligés, pour triompher de leurs ennemis, de servir l’État, de travailler à sa grandeur, et tous s’observent les uns les autres afin que nul ne dépasse les limites de ses droits » (Histoires, VII-1, p. 1288).

Force est de constater que sa pensée est loin d’être manichéenne : rien n’est bon ou mauvais, et les questions politiques sont des questions ouvertes, dont la réponse ne saurait être binaire.

D’ailleurs, les partis politiques, comme tout groupement humain, sont eux-mêmes sujets à des conflits : la dynamique interne aux partis est de même nature que celle qui entraîne la société dans son ensemble. Elle porte son lot de concurrence, d’ambitions et de traîtrises : « A Florence, ce furent d’abord les nobles qui se divisèrent entre eux ; puis les nobles et le peuple ; et en dernier lieu le peuple et la populace ; il arriva même plusieurs fois que le parti vainqueur se divisa en deux nouveaux partis » (Histoires, Préface, p. 946).

Un petit nombre veut cette liberté pour pouvoir commander aux autres. Ces derniers, précise-t-il, doivent être soit supprimés, soit nommés à des postes qui conviennent à leurs mérites, afin qu’ils satisfassent leur ambition tout en assurant la sécurité de tous (Les Discours, I-4, p. 390). Ainsi propose-t-il de promouvoir un dénommé Iacopo Salviati au poste de capitaine de l’armée florentine, pour mettre « à une épreuve bien définie sa virtù, son courage, son esprit de décision, son art de gouverner les gens » et, précise-t-il à la Seigneurie, « s’il y a lieu d’accroître son prestige, vous en êtes maîtres » (Proposition pour le choix du capitaine de l’infanterie et ordonnance florentines, « Toutes les lettres… », p.269).

Voilà donc l’idée de Machiavel : l’instauration d’un nouveau régime politique passe nécessairement par une phase spécifique, souvent violente ; une fois le régime instauré il lui faut adapter ses institutions pour assurer sa conservation. Lui-même souhaiterait voir un régime républicain à Florence, et mieux encore en Italie. Il appelle en effet à l’union de tous pour chasser les troupes étrangères ayant envahi la péninsule.

Alors, me direz-vous, quel est le rapport avec aujourd’hui ?

C’est sur ce point que je conclurai. En effet, outre la permanence des faits sociologiques décrits par Machiavel, telles que la lutte des humeurs qui se traduit par la permanence des conflits armés, nous pouvons remarquer des similitudes de situations. A titre d’illustrations j’évoquerai le fait que Machiavel déconseille d’exciter les foules de crainte d’être débordé. Deux exemples actuels lui donnent raison : en Angleterre des hommes politiques tels que Nigel Farage et Boris Johnson ont « excité les foules » contre l’Europe, à tel point qu’ils ont été dépassés par le vote en faveur du Brexit, vote devant lequel ils ont fuit leurs responsabilité ; de même, en France, une jeune femme a lancé le mouvement des gilets jaunes, en toute bonne foi… et vous connaissez la suite. Notons à cet égard que l’avertissement de Machiavel doit se lire dans deux sens : celui qui n’est pas au pouvoir doit éviter d’exciter la foule s’il n’est pas sûr de la contenir ; celui qui est au pouvoir doit adapter sa réaction dès que la foule commence à bouger… c’est ce que font très bien les tyrans, en tirant tout de suite sur leur peuple. Dans une démocratie, respectueuse des droits humains, il faut agir différemment, mais il faut agir immédiatement… sur ce point, nous avons vu que notre président n’a pas retenu la leçon du secrétaire florentin, tardant trop, me semble-t-il à réagir.

J’aurai pu aborder bien d’autres sujets, tels que le rapport de Machiavel à la religion, ou m’étendre sur la variété de ses écrits. J’ai voulu aller à l’essentiel. Et pour finir sur cet essentiel, je soulignerai un point crucial : pour Machiavel, même si l’usure du temps est irrésistible, il y a un moyen de prolonger la vie d’une république : le retour aux principes.

Ainsi nous dit-il, l’Eglise catholique « serait entièrement perdue si elle n’eût pas été ramenée à son principe par Saint François et Saint Dominique. Ceux-ci, par la pauvreté dont ils firent profession, et par l’exemple du Christ qu’ils prêchèrent, la ravivèrent dans les cœurs où elle était déjà éteinte » (Les Discours, III-1, p. 610)3. Bien entendu ce n’est là qu’une image, transposable universellement : les membres de toute institution humaine doivent se remettre en cause et examiner leur situation, leur comportement au regard des principes fondateurs. Ceci est valable pour une association, pour un couple ou une famille, c’est plus encore valable pour une République, fut-elle la 5ème du nom, ou pour une institution telle que l’Europe.

Le message de Machiavel est simple : si vous voulez sauver votre République, si vous voulez sauver l’Europe, revenez à leurs principes fondateurs pour y adapter les institutions en tenant compte de l’environnement nouveau, qu’il soit technique, avec le développement des réseaux sociaux par exemple, ou politique, avec un retour à la « guerre froide » notamment.

1 Respectivement produites par le cœur, le cerveau, le foie et la rate.

2 JJ Rousseau, considérait que Le Prince était « le livre des républicains », car en feignant de donner des leçons aux rois, Machiavel en donnait aux peuples (Le contrat social, III-6).

3. Saint Dominique (≈1170-1221) a fondé l’Ordre des frères prêcheurs (ordre des dominicains) et Saint François d'Assise (1182 –1226) est le fondateur de l'Ordre des frères mineurs (ordre franciscain).


André Lo Ré, membre de l'AIL et auteur de "Pour en finir avec le machiavélisme" - Les Presses du Midi , 2013